4 juin 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à la télévision tunisienne, sur les relations franco-tunisiennes et la politique de l'immigration, Paris, dimanche 4 juin 1989.

QUESTION.- Monsieur le Président, la Tunisie et la France entretiennent des relations qualifiées de part et d'autre d'excellentes. Au cours de ces deux dernières années, l'on s'est soucié d'apurer le contentieux datant de l'ère coloniale dans le but de transcender les contingences pour situer les relations bilatérales dans une dynamique nouvelle. Quelle appréciation faites-vous, monsieur le Président, des relations tuniso-françaises à la veille de votre visite d'Etat en Tunisie ? Quelle est votre ambition pour ces relations ?
- LE PRESIDENT.- Vous avez raison de dire que ces relations sont excellentes. On le constate de jour en jour. Le contentieux de la période coloniale est pratiquement achevé. J'espère que s'il l'est sur le plan matériel, il l'est vraiment sur le plan psychologique. En tout cas nous sommes tout à fait d'accord pour en effacer les dernières séquelles. Du côté tunisien, j'étais très heureux de voir que les problèmes posés par les avoirs français par exemple les problèmes immobiliers avaient été réglés d'une façon volontaire et amicale par le gouvernement tunisien et sous l'influence du Président Ben Ali. Du côté français, nous sommes disponibles pour entreprendre tout ce qui paraîtra utile aux dirigeants de votre pays.
- Donc, les relations sont très bonnes, c'est la confiance qui règne. Ce n'est pas d'aujourd'hui, nos deux pays sont intimement associés depuis déjà longtemps. Mais à mesure que le temps passe, je pourrais dire que cela se renforce parce que ce sont vraiement des relations de pays souverain à pays souverain dans le respect mutuel. Qu'est-ce j'attends de cette visite ? Eh bien, d'aborder des éléments subjectifs, psychologiques, peut-être sentimentaux, en même temps que l'affirmation solennelle devant votre peuple de quelques principes de base qui gouvernent l'amitié entre la Tunisie et la France. J'aurai aussi l'occasion, bien entendu, de saluer dans son pays le Président Ben Ali qui m'a fait l'honneur de venir déjà en France, ce qui permettra de renforcer aussi une relation personnelle.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la France célèbre cette année le Bicentenaire de la Révolution française dont les principes et valeurs ont inspiré les défenseurs des droits de l'homme dans le monde. Depuis le 7 novembre 1987 et sous l'égide du Président Ben Ali, la Tunisie fait de la défense des droits de l'homme, de l'état de droit et de la sauvegarde des libertés publiques un credo, une ligne de conduite. Quel sentiment éprouvez-vous, monsieur le Président, de voir l'espace de liberté et de respect des droits de l'homme s'entendre et gagner du terrain ? LE PRESIDENT.- Je ne peux que m'en réjouir. Quel pays peut s'estimer indemne des atteintes aux droits de l'homme dont mon propre pays, la France ? Il faut constamment y veiller. Il faut défendre le droit, le droit des personnes en particulier. Après tout, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ce sont des termes que je n'ai pas inventés, qui ont signifié depuis deux siècles le principal message de la France dans le monde. Quand je vois un pays comme la Tunisie élargir ses espaces - c'est votre propre expression - je pense que c'est bon pour nous que d'aller comme cela de pair, disons vers la même direction, de partager les mêmes idéaux. C'est vrai, j'ai constaté que telle était la situation en Tunisie. Continuons.\
QUESTION.- Vous rendez au Président Ben Ali, monsieur le Président, une visite d'Etat, en réponse à celle qu'il a faite en France en septembre dernier. Depuis lors, les experts des deux pays se sont penchés sur les divers dossiers de la coopération bilatérale dont certains ont été réglés à l'occasion de la session de la Haute Commission mixte qui s'est tenue dernièrement à Tunis. Que devrions-nous attendre de cette visite en terme d'actions concrètes ?
- LE PRESIDENT.- Les visites d'Etat sont vraiment ce que l'on pourrait appeler le sommet du type des relations diplomatiques. Je mêle assez peu les problèmes commerciaux, je n'y suis pas indifférent et d'autre part je suis accompagné de ministres qui feront leur travail. Je tiens beaucoup à ce que nous soyons maintenant en mesure de disposer d'un bon appareil technique pour la télévision. C'est un problème de la langue, de la culture, de la communion des cultures, la vôtre et la nôtre. Je suis en mesure de vous confirmer que les émissions d'Antenne 2 vont pouvoir atteindre la Tunisie. Pendant mon voyage, je pense que certaines images seront transmises par satellite. Telecom se met à la disposition pour assurer cette transmission. Cela, c'est un élément important.
- De même, nous avons prévu la création d'un Institut pour les Sciences appliquées et pour la Technologie qui serait créé en Tunisie et pour lequel la France s'efforcera d'amener ses plus hautes technologies, ses plus grands savants et ses plus grands experts pour créer une émulation entre nous et peut-être aussi intéresser la jeunesse. Beaucoup de projets de ce genre sont à l'heure actuelle à l'étude, si vous voulez m'en parler, je suis à votre disposition.\
QUESTION.- Une des questions qui seront sans doute examinées lors votre prochaine visite en Tunisie, monsieur le Président, la situation de la colonie tunisienne en France. Pas plus tard qu'hier en Savoie d'ailleurs vous avez soutenu la loi Joxe qui introduit des améliorations dans le statut de l'immigré et qui fait l'objet d'un débat - comme on le sait - toujours passionné à l'Assemblée nationale française. Quelle autre mesure, monsieur le Président devant la montée de menaces à caractère parfois raciste, comptez-vous faire prendre ?
- LE PRESIDENT.- On ne peut pas dire qu'il y ait une montée. Les attentats de caractère raciste, leur cruauté et leur brutalité a de quoi nous indigner et même nous révolter. Je vois une sorte de mouvement d'opinion en France qui accepte de plus en plus la présence de ces étrangers qui viennent chercher un travail sur notre sol, avec notre consentement au demeurant. Donc, ils contribuent au développement de l'économie française. Mon raisonnement est simple dans ce domaine. Il n'est pas possible d'accepter l'immigration clandestine. Nos frontières ne peuvent pas être poreuses. Je demande donc la sévérité pour que ne soit pas admise et perpétuée la présence sur notre sol d'immigrés clandestins. Ceci est le premier principe.\
`Suite sur l'immigration` Le deuxième principe, c'est que quiconque se trouve en France dans le cadre de nos lois doit se voir appliquer le droit, toujours, quel que soit son titre, permis de séjour, contrat de travail. La patrie des Droits de l'Homme doit toujours les respecter et s'il doit y avoir expulsion d'une personne qui avait reçu l'autorisation de venir mais qui se serait mal conduite par exemple, ce qui arrive - ce n'est pas systématique mais ça arrive parfois - il faut que ce soient toutes les garanties du droit donc avec un recours possible, pour pouvoir s'expliquer et que ce ne soit pas simplement administratif, expéditif, sans donner à celui qui est victime de cette décision le moyen d'assurer sa défense.
- Et lorsqu'il s'agit de personnes qui sont sur notre sol, qui sont quand même entrées sur notre sol en dépit de nos lois, il faut respecter ces personnes malgré tout. Et donc, même si cela est beaucoup plus rapide, si les procédures sont beaucoup plus simples, ce qui est légitime, et d'une certaine manière plus brutales, il faut quand même que ces personnes soient entendues. Voilà exactement ce que je souhaite, le respect du droit.
- Ceux qui viennent ont le droit d'être traités comme ils doivent l'être par un pays civilisé. Pour le reste, admettez qu'il est tout à fait normal que la France pour l'équilibre de son marché du travail, pour la défense aussi de ses productions, puisse exercer un certain choix, ou un droit à examen pour la présence de toute personne sur notre sol qui ne serait pas de notre pays.
- Pour ceux qui sont installés en France depuis longtemps, je ne veux pas que la moindre péccadille soit prétexte à campagne et à expulsion. Donc, nous avons accru le nombre de catégories de personnes non expulsables car après tout, elles vivent dans notre pays, elles sont soumises à nos lois. S'il doit y avoir sanction, qu'elle soit appliquée dans le cadre de nos lois comme on le ferait à l'égard d'un Français en même temps que leurs droits, le droit au travail, le droit au logement, doivent être les mêmes. Voilà au fond la philosophie de la politique gouvernementale. Je crois qu'elle est saine.
- Puis, nous en parlons comme cela parce que le débat s'est porté sur ces problèmes, difficultés peut-être de cohabitation entre gens d'une origine différente mais toujours à propos d'événements délictueux ou criminels. Comme je l'ai dit hier en Savoie, quand on parle étranger pourquoi est-ce que l'on parle délinquance ? Cela arrive mais enfin cela arrive aussi qu'il y ait beaucoup de Français qui commentent des délits. Cessons d'être obsédés, débarrassons-nous de ces dernières traces, formes de racisme venues de loin et qui sont toujours malsaines.\
QUESTION.- Monsieur le Président la France suit de près les efforts engagés pour l'édification du grand Maghreb. Vos entretiens à Tunis avec le Président Ben Ali, un des principaux artisans de cette entreprise d'ailleurs, porteront sans doute aussi sur les rapports de la France et de l'Europe avec cet ensemble régional en construction. Voulez-vous nous préciser monsieur le Président vos idées sur ces rapports futurs ?
- LE PRESIDENT.- Ils sont à construire. C'est une initiative récente que celle qui vient de réussir sur l'unité du Maghreb, dont je me réjouis. J'ai eu l'occasion d'en parler au Président Chadli au cours d'un voyage récent à Alger et nous allons bien entendu en parler lors du voyage prochain à Tunis. C'est une bonne initiative, c'est très important pour nous tous qu'il y ait une forme d'unité entre ces pays mais je ne pense pas que le renforcement de la Communauté européenne puisse modifier en quoi que ce soit ce rapport, sinon pour l'améliorer.
- Il y déjà d'ailleurs, avec le Maroc, avec la Tunisie, avec quelques autres pays, il y a déjà des accords entre la Communauté européenne et différents pays extérieurs à l'Europe. Il faut continuer, il faut les renforcer. On ne peut pas confondre les choses, on ne peut pas élargir indéfiniment, d'ailleurs on ne nous le demande pas. Je crois vraiment qu'il faut admettre que l'Europe a besoin de s'unifier, l'Europe des douze. Mais elle a le devoir, non seulement de ne pas rompre, mais de renforcer ses liens avec toute une série de pays qui se comportent en pays amis, dont l'économie a besoin de maintenir un flux entre eux et l'Europe. L'Europe ne doit pas se refermer sur elle-même, elle doit rester une Europe ouverte.
- QUESTION.- L'unité de l'Europe ne peut pas se faire au détriment des intérêts des ... LE PRESIDENT.- Elle ne se fera pas au détriment, comme vous dites, des liens commerciaux traditionnels, qui, dans certains cas, existent depuis des siècles.\
QUESTION.- La France, monsieur le Président, oeuvre plus que jamais à jouer un rôle positif sur la scène internationale pour y faire régner davantage de paix, de justice et de droits. L'accueil que vous avez réservé à M. Yasser Arafat a été très apprécié dans les pays arabes, mais que pourrait faire encore la France pour que l'Europe suive son exemple, d'autant plus qu'on sait que dans moins d'un mois la France va présider l'Europe.
- LE PRESIDENT.- A ce propos, j'aurais dû vous dire, à l'occasion de votre dernière question, que j'ai l'intention d'établir un lien officiel quand je présiderai la Communauté européenne, à partir du 1er juillet, avec le Président en exercice de l'Union du Maghreb. Ce qui permettrait justement de ramasser l'ensemble des questions que nous n'avons pu qu'ébaucher au cours de cet entretien. Pour le reste, que puis-je vous dire ? J'ai bien reçu M. Yasser Arafat. C'était conforme à la politique que j'avais dessinée depuis plusieurs années, dès lors que le Conseil national palestinien d'Alger avait pris un certain nombre de dispositions qui l'ont rapproché des décisions des Nations unies. Je l'ai fait, je pense que j'ai eu raison de le faire. La France a de grandes amitiés dans le monde arabe, et d'autre part, les Palestiniens sans patrie, cela n'est pas acceptable pour un pays comme le nôtre. Je l'avais dit partout où je suis allé, aussi bien au Caire qu'à Jérusalem, aussi bien à Rabat qu'à Tunis où je suis déjà venu. Il n'y a donc pas de doute sur la direction de la France, la reconnaissance de deux entités, Israël, qui a besoin de bénéficier de frontières sûres et reconnues, et les Palestiniens, qui ont besoin de disposer d'une patrie pour y bâtir les structures de leur choix. Cela posera bien des problèmes. Quand le moment sera venu, on en discutera.\
QUESTION.- Monsieur le Président, le monde change, le monde bouge. Les événements qui secouent certains grands pays augurent-ils, selon vous, d'un changement capital et significatif au niveau des idées et des politiques dans cette fin de siècle agitée ?
- LE PRESIDENT.- Il faut s'adapter. Nous sommes là, les responsables politiques ont pour mission d'assurer les meilleures traditions de leur passé et de préparer les lois de l'avenir. C'est leur raison d'être. Ca bouge beaucoup : eh bien ! Ayons beaucoup d'idées, soyons souples et disponibles, ayons de la fermeté sur les grands axes de notre action. C'est la vie même. S'il n'y avait pas la vie, si cela ne bougeait pas, ce serait désastreux ! L'humanité a besoin de mouvement, pas n'importe quoi, pas d'une façon déraisonnable, mais elle a besoin de s'adapter aux grands changements qui sont des changements techniques, technologiques, et automatiquement vous savez, il y a toujours un parallèle entre les mouvements des idées et les mouvements des techniques. Et je ne voudrais pas terminer cet entretien sans avoir dit la joie que j'ai de retrouver le peuple tunisien, qui me fait l'honneur de me recevoir. J'adresse au Président Ben Ali et à son gouvernement mes souhaits de réussite et je leur exprime ma satisfaction de pouvoir les rencontrer dans quelques jours.\