2 juin 1989 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur les valeurs maîtresses de la Mutualité et leur place dans la construction européenne, Paris, vendredi 2 juin 1989.

Monsieur le Président,
- C'est la quatrième fois que je me trouve parmi vous £ en 1982, en 1985, en 1988 c'était dans différentes villes de France, Bordeaux, Lyon, Nice. Mais c'est la première fois que je suis vraiment chez vous, chez vous, dans cet immeuble que vous m'avez décrit, que l'on commence d'apercevoir et qui répond à plusieurs objectifs. C'est le mariage de la pierre, du verre, du métal qui, à travers cet immeuble, ces couloirs et ces cours illustrent vos propres valeurs, la solidarité, heureux équilibre entre des forces diverses, entre des intérêts divers. Le choix de votre logo - comme dit le vocabulaire de la publicité - une ruche est tout aussi symbolique et marque bien ce que vous avez entendu faire.
- Vous avez dit l'essentiel dans la première partie de votre exposé en rappelant les raisons d'être de la Mutualité. Pourquoi êtes-vous assemblés ? Parce que vous avez voulu associer vos efforts afin de réaliser le grand oeuvre de solidarité nationale dont nous avons tous tant besoin et qu'a symbolisé, à votre demande, le sculpteur César, avec ces deux mains unies, entrelacées. C'est la raison d'être de votre action à laquelle vous vous consacrez depuis longtemps déjà, vous et des milliers d'autres, afin d'animer le corps de 25 millions de mutualistes en France. C'est donc une formidable troupe, un immense réseau comme il en est peu, comme il en est peut-être pas d'autre, dont vous avez la première responsabilité.
- J'ai toujours considéré, je ne suis pas le seul ici, que ce mouvement mutualiste a été, continue d'être une chance pour la France. D'abord il a fallu conquérir la démocratie et les droits politiques, sociaux, économiques qu'elle implique. C'est lutte a duré plus d'un siècle, elle ne cesse pas. Mais, enfin, c'est devenu une grande personne que la Mutualité. C'est devenu une institution qui compte, à la fois laboratoire et mouvement d'opinion. Quand on vous rencontre, quand on vient vous voir, comme aujourd'hui, on sait à qui on s'adresse. On s'adresse à un très grand nombre de Français qui ont choisi, vous l'avez précisé, plutôt que de s'assurer, plutôt que de demander les secours d'autrui, de vivre par eux-mêmes l'entreprise immense d'une solidarité agissante.
- Cette oeuvre est parfois menacée. Il est nécessaire que nous en ayons bien conscience et vous, mesdames et messieurs, qui êtes venus comme moi-même à l'invitation des dirigeants de la Mutualité française, vous avez toujours su être vigilants pour assurer l'avenir social et civique de la France.\
Vous avez beaucoup parlé de l'Europe, monsieur le Président, elle est en train de se faire, lentement peut-être. Après tout, moins d'un demi siècle, beaucoup moins d'un demi siècle, pour parvenir au point où nous en sommes, ce n'est pas si mal si l'on songe qu'il a fallu pour les premières nations d'Europe - la nôtre en particulier - près d'un millier d'années pour être assurées de préserver leur unité, d'être capables de résister aux forces centrifuges, de trouver un langage commun. Nous avons quelques voisins qui ont connu une évolution semblable, peu d'entre eux sont aussi anciens que nous. Chacun des douze pays d'Europe est un Etat spécifique avec une histoire particulière. Chacun apporte sa réalité culturelle, sa façon de penser et sa façon d'être, ses moyens, les plus riches comme les plus pauvres. Il faut assembler tout cela. Je pense que l'on ne ferait rien sans la nécessité. La nécessité de rassembler les membres épars de l'Europe pour créer, constituer une force nouvelle capable de supporter la concurrence des grands ensembles à travers le monde et des plus grandes puissances. Cela a longtemps habité l'esprit de quelques-uns, ces éternels missionnaires que l'on retrouve au coeur de toutes les sociétés £ les prévoyants - ceux qui pourraient s'appeler les voyants - qui pressentent l'avenir à quelques siècles de distance. Mais la nécessité, après ces deux guerres mondiales, est apparue de façon si évidente que l'intérêt de chacun de nos peuples est parfaitement dessiné dans cette perspective.
- L'Europe ne va pas naître le 31 décembre 1992, elle existe déjà. Nous n'allons pas voir surgir soudain une avalanche de concurrences. Ces concurrences existent déjà. Elles ne vont pas changer de nature, simplement de degré. A l'intérieur des douze pays, des règles communes sont nécessaires. Elles viendront souvent suppléer une absence de règles dont nous souffrons davantage, et nous permettrons en même temps d'examiner en commun, à 320 millions d'habitants, la manière de se comporter par rapport aux autres grands pôles d'attraction, qui aujourd'hui sont les animateurs de la société humaine.
- Et, on rencontre tout de suite des problèmes pratiques. Vous les avez cités, je n'aurais pas le mauvais goût de recommencer. Vous l'avez excellement dit. C'est vrai que pour l'année 1989 il y a des urgences : c'est l'Europe économique et monétaire, c'est l'Europe sociale, c'est l'Europe de l'environnement et - on n'oubliera pas l'Europe de la technologie, mais elle a été décidée bien auparavant - c'est un début d'Europe culturelle au travers des grands moyens audiovisuels. Voilà les quatre urgences auxquelles il faut répondre. Quand on sera arrivé au bout de cela, non sans peine, on sera loin du compte. Il y aura des multiples domaines, des multiples secteurs dans lesquels il faudra que l'Europe prenne l'habitude de se former, dans laquelle les citoyens de l'Europe devront s'habituer à vivre et à travailler. Mais, comme on dit, expression bien banale, mais très bien comprise de tout le monde, il faut commencer par le commencement, pour savoir où aller. On ne va pas s'arrêter là. Comment imaginer que cette construction économique, structurelle et administrative dans les domaines que je viens d'énumérer auxquels s'ajoutent quelques autres déjà lancés depuis longtemps, pourrait exister sans une volonté politique commune ? Et que cette entité politique qu'il convient de définir et qui reste à définir pourrait également substiter sans qu'elle soit en mesure d'assurer à elle-même ses moyens de survie, et particulièrement ses moyens de défense ?.\
Le chantier est immense. Nous n'en serons que les artisans d'un moment. Encore faut-il savoir que, parce que ce sera long, nous sommes pressés. C'est parce que l'oeuvre sera lente qu'il ne faut pas perdre un instant. Mais, j'ai bien l'intention assurément d'y consacrer la présidence qui m'est dévolue comme Président de la République française, à mon tour de rôle. Ce sont des lois d'ailleurs simples, presque un peu trop simples, puisque c'est l'ordre alphabétique qui détermine ces Présidences qui changent tous les six mois. Il est certain que ce système aussi devra être modifié, parce qu'une certaine stabilité dans la vision et dans la direction, d'une affaire aussi colossale que celle de l'Europe exige de l'application, de la persévérance, exige du temps. Mais enfin, c'est la règle aujourd'hui. J'ai constamment gardé une relation étroite avec le Premier ministre espagnol `Félipe Gonzalez` qui assume cette fonction depuis le 1er janvier de cette année. Je recevrai le relais de ses mains, le 1er juillet prochain, et jusqu'à la fin du mois de décembre je m'efforcerai avec le concours des autres, avec votre concours, mesdames et messieurs, de faire avancer, de réaliser une construction un peu plus harmonieuse et un peu plus logique.\
Il ne faut pas avoir peur de construire. Dans une maison comme celle-ci, nous voyons déjà au delà des fondations, les premiers mouvements, la première réalité. Vous avez osé, ce n'était pas si simple. Vous m'avez dit tout à l'heure le nombre de mètres carrés - je ne sais pas combien - vous avez eu l'ambition de bâtir et de construire. Et il est certain que pour ceux qui ont connu les étapes précédentes de la mutualité, ce n'est pas un point d'achèvement, mais c'est une étape d'une importance considérable.
- Il en va de même de toutes choses et je voudrais vraiment que vous sachiez à quel point dans mon esprit, la notion de solidarité, qui vous inspire, rejoint totalement l'enseignement de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, l'inspiration des fondateurs d'il y a deux siècles, qui s'inscrit exactement dans le mouvement d'une époque où les droits et les libertés politiques avaient été perçus et clairement définis, mais non pas les libertés collectives, ni les libertés sociales.
- Il a fallu pour cela la rude expérience du 19ème siècle, l'arrivée sur la scène du monde, de ce que l'on a appelé le prolétariat, des millions et des millions de femmes, d'hommes et d'enfants livrés aux hasard des rapports de force dont ils ne disposaient pas eux-mêmes. Il voyaient bien les bâtiments publics porteurs des trois mots fameux et symboliques : liberté, égalité et fraternité, mais pouvaient-ils véritablement penser qu'ils étaient libres, qu'ils étaient égaux et que l'on se comportait à leur égard de façon fraternelle ? C'est une lutte qui, par le hasard et l'ironie de l'histoire, en raison du développement de la société industrielle, a suivi de peu les événements de 1789. Combien de progrès ont été accomplis, il serait fou de le nier. Mais nous en sommes encore là. A tout moment, il convient de parfaire ce que notre société a commencé de fonder, de créer, parce que les sociétés sont riches de contradictions, parce que les intérêts sont faits pour être contradictoires, parce que les hommes sont des hommes. Il faudra toujours des associations et des institutions qui veillent au grain, qui soient là pour témoigner et pour agir et dire aux autres quel chemin prendre, pour rappeler aussi quelques principes de morale, de psychologie et de pratique politique et sociale.
- Je crois que c'est la mission même qui nous incombe, monsieur le président, et vous mesdames et messieurs, membres de la Mutualité française. Nous sommes venus auprès de vous à la fois pour en recueillir le témoignage, pour mieux en apprendre les leçons, pour nous sentir également fortement épaulés par un mouvement qui vient des profondeurs.
- Je forme des voeux pour vous tous qui êtes à l'origine de cet immeuble, de cette maison où vous rassemblerez vos forces en toutes circonstances, monsieur le président, mesdames et messieurs, les voeux que mes propres convictions me conduisent à concevoir, les voeux de l'amitié aussi, de la longue route menée en commun. Tels sont les voeux que j'exprime au nom de la République française pour la Mutualité, l'une des forces vives, donc vivantes, des forces réelles autour desquelles se forme un pays.
- Je vous remercie de votre invitation, je vous salue. J'espère qu'il m'arrivera de revenir vous voir, si vous m'invitiez une cinquième fois.\