24 mai 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur les grands axes de travail du troisième sommet de la francophonie, sur la nécessité de défendre la langue française et sur l'importance de l'aide au développement dans les relations Nord-Sud, Dakar le 24 mai 1989.

Mesdames et messieurs,
- messieurs les Présidents,
- messieurs les chefs de délégation,
- Vous toutes et vous tous qui pendant ces quelques jours allez vous rencontrer soit dans le travail, soit pour les conversations amicales, vous êtes réunis afin de donner une signification très profonde à ce qu'est la francophonie. Lorsque nous nous sommes réunis à Québec, nous étions quarante et un. Vous l'avez noté, M. le Président Diouf, à Dakar nous sommes quarante quatre avec la venue de pays et de communautés qui croient dans l'avenir de la langue française même s'ils n'ont pas été nourris à cette forme de culture. Je veux moi aussi dire la bienvenue au Cameroun, au Cap Vert, à la Guinée Equatoriale puisqu'ils sont parmi nous.
- Ainsi va la vie. Depuis notre dernière réunion, nos pays ont connu leur lot de difficultés, d'heurs et de malheurs, d'accidents, d'incidents, d'événements sans importance mais aussi des satisfactions et des joies. C'est cela la vie du monde et la marche des peuples. Des amis nous ont quittés, des pouvoirs se sont transformés £ des programmes ont été mis en route notamment à Paris et à Québec. La résultats sont très utiles. On vient de le dire, les programmes ont été accomplis à 80 %, ce qui veut dire que 20 % d'autres sont encore en chemin. Il va falloir les préciser. Au travers de ces débats et ces actions, nos solidarités se sont affirmées.
- Au début de ce sommet qui, pour la première fois, se tient en terre d'Afrique, comment ne pas remercier pour leur accueil, pour la chaleur de leur amitié, ceux qui nous reçoivent et d'abord le Président Abdou Diouf, la ville de Dakar, le peuple sénégalais dans son ensemble. Et au sein de ce peuple, comment oublierai-je - vous ne l'avez pas fait - le Président Senghor qui, on le sait bien, a été le premier à souhaiter que les nouveaux Etats africains nés de la décolonisation puissent se regrouper dans une communauté francophone, ces pays là mais aussi ceux qui déjà avaient pris quelque avance sur l'histoire et qui employaient notre langue commune. Je voudrais rappeler la mémoire d'un homme comme le Président Diori Hamani qui vient de disparaître et de Boubou Hama qui au Niger militaient avec esprit d'entreprise et persévérence pour que le Français soit dans leur propre pays, le Niger, et dans tous les Etats voisins une langue de communication, de coopération et de développement. Ils ne sont pas les seuls bien entendu. On en trouve partout de ces pionniers. Mais il est assez remarquable que, nous trouvant à Dakar, nous soyons précisément dans la patrie de celui qui fut le fondateur.
- Eh bien depuis Québec, nous avons bien travaillé et très bien travaillé. Ceux auxquels avait été confié la tâche d'appliquer les décisions prises lors des deux sommets de Québec et de Paris ont fait ce qu'ils devaient faire et ils ont préparé ce sommet avec opiniâtreté et j'espère qu'on pourra dire avec réussite. Le témoin a été passé d'un pays à l'autre avant qu'il ne le soit à ceux du lendemain pour bien montrer que la francophonie est vivante et qu'elle est solidaire.\
Ce troisième sommet de la francophonie devrait être, comme vous l'avez souhaité, M. le Président du Sénégal, à la fois le sommet de la consolidation et celui de l'innovation. Car il nous fait recentrer nos actions sur quelques points forts, éviter l'émiettement de nos interventions, la dispersion de nos engagements financiers : on ne pourrait ainsi qu'affaiblir nos forces et réduire notre efficacité.
- Les réunions préparatoires ont défini et retenu quelques axes d'actions. Parmi les réflexions qui ont été menées, il en est qui sont essentielles. Je me permettrai d'en rappeler quelques-uns. En matière d'environnement, devrais-je souligner que mon pays souhaite qu'une politique cohérente engagée entre les pays dits du Nord et les pays dits du Sud soit enfin élaborée pour maîtriser l'évidente surexploitation des ressources naturelles et que soient réalisés les programmes qui permettent de mettre un terme à la désertification. Ceci noté parmi tant d'autres choses.
- Je répèterai ce que j'ai dit à Casablanca, lors de la Conférence des Chefs d'Etat d'Afrique et de France, en décembre dernier. Par exemple, l'Observatoire du Sahel, nous allons le mettre en place. On a perdu un peu de temps. Il faut qu'un lieu privilégié permette de suivre les évolutions climatiques, coordonne les observations collectées dans tous les pays aujourd'hui frappés par cette sécheresse afin d'élaborer des projets d'aménagement et les actions qui bénéficieront à nous tous.
- A l'occasion de ces sommets nous ne saurions résoudre, comme par enchantement, la multiplicité des problèmes qui se posent. Qui se posent à qui ? A nous, communauté francophone. Notre devoir est de compléter ou d'appuyer les actions bilatérales ou multilatérales qui permettent aux pays du Sud de surmonter les crises qu'ils traversent.
- Comme il était demandé tout à l'heure, nous devons favoriser chaque fois que les Etats intéressés le souhaitent, une politique d'éducation, de formation qui s'attachera à l'amélioration de l'enseignement du français lui-même dans nos écoles, au renforcement de la coopération entre les centres régionaux implantés en Afrique, à la formation des personnels de l'éducation, à l'amélioration des matériels pédagogiques.\
Autre chapitre, la coopération scientifique et technique. Nous y avions accordé une attention très particulière dès le sommet de Paris. Elle devra se poursuivre, grâce, notamment, à l'université des réseaux d'expression française qui diffuse revues et livres scientifiques, programmes de recherches, manuels d'économie, de droit, de gestion, de science politique, d'histoire, de géographie de médecine, que sais-je ... Elle ne se contente pas d'éditer des livres, mais elle met aussi en place des centres serveurs s'appuyant sur les technologies du vidéodisque et du vidéotexte très utiles, vous le savez bien, dans tous les domaines de la recherche. C'est-à-dire que nous devons compléter par un bon équipement technique les moyens humains considérables dont nous disposons, adossé à une culture historique qui touche au fond même des civilisations d'aujourd'hui.
- S'agissant de la recherche, nous avons pu constater, il y a quelques semaines, à quel point la communauté française avait été blessée lorsqu'elle avait appris que les Annales de l'Institut Pasteur seraient désormais publiées en anglais. Je ne fais le procès de personne - je veux bien essayer de comprendre les raisons qui ont présidé à cette décision - mais elle a été prise sans aucune consultation préalable. Il faut trouver une solution on ne peut pas s'en tenir là. Les protestations ont été nombreuses. Cela m'a fait plaisir qu'elles viennent d'abord de pays étrangers à la France qui ont eu le réflexe encore plus rapide que les autorités françaises... Et Dieu sait l'attachement que je porte à la défense de notre langue et le soin que j'y met - il faut apaiser notre communauté scientifique -. Je rappelerai ce qu'à dit notre Académie nationale de médecine, par la voix de son Secrétaire général, le Professeur André Lemaire, qui a proposé que "dans le cadre d'un certain plurilinguisme, soient créés, à titre d'essai, des périodiques comportant à la fois des communications de résultats de recherches originaux et des publications de synthèse... Ces périodiques de haut niveau scientifique, auraient pour originalité d'accueillir des communications dans la langue nationale du chercheur, chaque article ayant une représentation en français avec un résumé substantiel dans d'autres langues, notamment dans la langue anglaise". Voilà une suggestion qui me paraît raisonnable et juste. Il ne serait pas concevable que l'expression de la recherche, l'expression de l'esprit émanant de la France elle-même puisse connaître d'autres véhicules, d'autres porteurs que notre langue. Nous devons nous-mêmes donner l'exemple. Je procéderai aux représentations nécessaires - c'est déjà fait - pour que nous puissions nous engager dans cette voix.\
Nous allons parler nous-mêmes pendant ces deux jours de la langue française, des langues et des cultures nationales, car dans la communauté que nous formons, chacun doit pouvoir se sentir à l'aise avec ses propres racines, ses richesses de langage et de culture, son histoire. La communication audiovisuelle, la coopération judiciaire et juridique sont également à l'ordre du jour. Je m'en réjouis car ce sont des domaines dans lesquels notre langue convient particulièrement. Elle est très adaptée pour définir le droit. Si l'on veut bien se reporter aux siècles derniers - plusieurs siècles derrière nous - la langue française a été en réalité un instrument puissant dans la définition des droits. Mais alors qu'en février 1986, à Paris, la réunion du premier sommet pouvait apparaître comme un pari incertain, nous savons aujourd'hui que la francophonie incarne une réalité politique et diplomatique puissante. Je vous demande, mesdames et messieurs, de tout faire pour maintenir l'élan, pour que la coopération francophone soit plus forte encore demain qu'aujourd'hui. C'est un atout supplémentaire pour chacun de nos pays. Vous êtes là, vous en êtes convaincus. Encore faut-il que le contenu de nos travaux justifie cette espérance.
- Je vous l'ai dit, M. le Président Diouf, c'est avec un grand plaisir que nous nous trouvons chez vous, les hôtes de ce peuple sénégalais dont vous êtes le digne représentant. Cela fait déjà bien des années que nous avons commencé notre dialogue. Nous n'avons guère eu de peine à trouver le diapason. J'ai toujours reconnu dans un Chef d'Etat comme vous - c'est le cas aussi de bien des Chefs d'Etat qui se trouvent parmi nous - une reconnaissance subtile de notre langue, la richesse d'un vocabulaire qui puise son inspiration dans une très grande connaissance de notre langue française mais aussi une saveur et une force dans les cultures dont vous êtes vous-même directement l'héritier. Ce raisonnement, on pourrait le tenir à l'égard del 'ensemble des personnes qui se trouvent ici rassemblées car vous êtes, nous sommes nous-mêmes français, comme l'expression d'une synthèse. Il n'y a pas si longtemps qu'en France tout le monde parle le Français, enfin le Français tel qu'on le connaît. Le 19ème siècle voyait une profusion de langues ou de dialectes particuliers. L'école laïque, l'école du peuple a permis de rassembler les connaissances et de donner un instrument de communication aisé à quiconque se reconnaît dans son pays, la France, à condition bien entendu que la langue française ainsi unifiée n'étouffe les autres formes qui l'avaient précédée, qui avaient compté dans son évolution. Je tiendrai le même raisonnement pour l'ensemble des langues qui expriment l'âme des peuples associés aujourd'hui dans la francophonie. C'est presque une répétition, je le fais volontairement : nous nous enrichissons mutuellement quand nous sommes ensemble et nous devenons pauvres quand nous sommes séparés.\
Enfin, chers amis, vous l'avez déjà dit, cette réunion là en 1989 a une signification particulière puisqu'elle est celle du bicentenaire de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l'homme. Je ne saurais trop souscrire à ce qui vient d'être dit par M. le Premier ministre Mulroney dont les accents m'ont touchés. Il a parlé de la dette mais dans le cadre qu'il a lui-même dessiné, d'une plus grande justice dans le monde, d'une meilleure approche des problèmes qui se posent.
- Le problème de la dette, c'est le problème du développement ou plus exactement du sous-développement. Les deux tiers de l'humanité vivent comme cela, dans l'incertitude, dans le déséquilibre, à la merci de n'importe quel accident, de n'importe quelle humeur du temps, du climat, les colères de la terre ou du ciel, sans oublier, bien entendu les humeurs ou les incertitudes humaines.
- Je parle au nom de la France, pays qui appartient au peit groupe des pays les plus riches, ce terme ne pouvant pas être ressenti encore malheureusement de la même façon par tous les Français car nous avons, nous aussi, notre lot d'inégalités auquel il faut remédier avec énergie et constance £ mais enfin c'est un pays plus riche et dont la responsabilité doit s'affirmer comme celle du Canada. Nous n'avons pas manqué de nous retrouver, vous et moi, au cours des réunions internationales du même côté chaque fois qu'il s'est agi de dire que le développement est une mission fondamentale de tous les hommes responsables sur la terre.
- J'aurai l'occasion, lorsque j'interviendrai un peu plus tard dans le cours de nos travaux, d'approfondir le sujet et le cas échéant d'émettre quelques propositions nouvelles.\
`Suite sur les propositions concernant la dette des pays en voie de développement` Il m'est arrivé d'en faire à deux reprises depuis un an. L'une - c'était à Toronto lors du dernier sommet des pays industrialisés - où j'ai proposé à mes six autres partenaires trois sortes de réponses à la question posée, avec une préférence pour la liquidation du tiers de la dette des pays les plus pauvres, position qui a été aussitôt adoptée par la France et qui a été validée par les pays qui se réunissaient au sein de ce que l'on appelle le club de Paris. Nous avons pu déjà marquer beaucoup plus qu'une intention. Nous avons déjà mis en application, dans un certain nombre de cas, cette disposition.
- Je suis allé également devant les Nations unies où j'ai demandé que le problèmes fût examiné dans son ampleur. La proposition de Toronto - c'était chez vous - n'était qu'une propositon appliquée à un domaine particulier. Mais les problème du développement exigent une vue d'ensemble et quelques idées de synthèse car, après tout, si l'endettement n'est qu'une conséquence de l'appauvrissement de pays qui n'ont jamais eu leur chance pour un véritable développement, nous nous enfermons dans une logique infernale. Sait-on que, dans le développement des relations entre les pays riches et les pays plus pauvres, malgré les milliards de dollars ou de francs dépensés sous forme d'aides bilatérales ou multilatérales, en dépit de ces aides considérables, le flux monétaire, le flux économique entre les pays du Nord et du Sud, s'est finalement déroulé au bénéfice des pays du Nord. C'est-à-dire qu'il y a eu plus de milliards qui sont venus du Sud vers le Nord, que le Nord vers le Sud : c'est ce que j'appelais au cours d'une récente conférence de presse à Paris, une forme de néo-colonialisme des échanges.
- Il faut en finir avec cela, sans quoi nous nous mentons à nous-mêmes. Car, indépendemment de la valeur humaine qui n'est pas négligeable, les richesses naturelles du sol et du sous-sol de la plupart des pays sur la planète sont très différemment appréciées si elles relèvent d'un pays pauvre ou faible ou moins évolué techniquement, elles sont sous-évaluées, elles sont à la disposition de quelques places financières, donc de la spéculation. Si ces matières premières sont à la disposition d'un pays déjà plus fort ou plus riche, alors elles sont souvent surévaluées, puisqu'une sorte de loi impérieuse fait qu'elles peuvent s'imposer à l'ensemble des pays consommateurs. Il faut changer les termes de l'échange si l'on veut que le progrès soit général.
- Je ne dis pas cela dans un mouvement de bons sentiments qui, après tout, serait louable. Il n'est pas absent de mon esprit, bien entendu, que nous avons un devoir de justice à l'égard de milliards d'êtres humains qui vivent dans la peine. Mais cela va plus loin : c'est dans notre intérêt à nous pays industriellement avancés. C'est dans notre intérêt. Nous voyons bien comment nous sommes aujourd'hui essouflés dans le cadre des échanges entre nous avec des concurrences qui s'affirment sur la base de technologies disons d'égales valeurs. Au fond, on continue de se livrer une sorte de guerre commerciale qui ruine nos efforts eux-mêmes, tandis que nous ignorerions - je le répète - plus de deux milliards de consommateurs qui peuvent être des producteurs et qui prendront part ainsi aux grands mouvements des échanges dans le monde.\
Je vais en terminer, pour l'instant. Ma conclusion vantera les liens qui nous unissent. Je les ressens profondément : je me souviens d'avoir connu certains d'entre vous, messieurs - n'est-ce pas cher Président Houphouët-Boigny - il y a, pardonnez-moi, plus de quarante ans ! Et nous étions déjà engagés, chacun à sa façon, dans une lutte pour des idées qui nous paraissent aujourd'hui très aisément développées, sans provoquer de protestations, quelques fois simplement quelques sourires narquois. C'était une lutte pour la vie. Et cette lutte a été gagnée. Cela fait longtemps que ce langage est tenu. Ce n'est pas parce que d'immenses progrès ont été accomplis qu'il faut s'arrêter là. Eh bien, je veux célébrer les liens qui nous unissent.
- Plusieurs d'entre nous se sont affrontés pacifiquement - oui ! ... tout juste pacifiquement ... - ou peuvent être tentés de le faire. Ils doivent savoir que le dialogue, l'arbitrage ou la médiation existent et qu'il existe des institutions pour cela £ que ce dialogue doit primer la querelle. Ce sera rendre un immense service chacun à son pays, mais aussi à la cause universelle dont nous sommes en ce jour les artisans.
- Le temps est un grand guérisseur, mais enfin il faut l'aider. Nous qui avons mis nos cultures en commun, qui cherchons à partager ce qu'il y a de meilleur en nous, ne laissons passer aucune occasion de sceller de nouveaux accords, d'approfondir notre démarche, si en ce jour, à Dakar, nous devions oublier un instant que "tous les hommes naissent libres et égaux en droits", nous aurions manqué à notre mission. Nous sommes précisément là pour faire la démonstration que nous y croyons.\