16 mai 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République sur la nécessité d'une coopération internationale dans la lutte contre le Sida, Paris le mardi 16 mai 1989.

Avant de commencer nos travaux de cette séance de clôture, je tiens à vous dire à quel point je suis sensible de vous voir ici tous réunis autour d'une tâche fort importante et dans ce Palais de l'Elysée d'où doivent partir pour mon pays beaucoup de décisions difficiles à prendre, et par votre intermédiaire, en direction de bien d'autres pays, des conseils, des données scientifiques, des informations, une volonté qu'il convient d'exprimer contre un fléau moderne. Je sais que beaucoup de travail a été fait, à la fois par certains d'entre vous, rapporteurs ou dirigeants de groupes, par vous tous qui êtes là déjà forts de vos connaissances, de vos techniques, de vos recherches et de votre expérience. Maintenant, je voudrais donner la parole aux rapporteurs des trois groupes de travail. L'un dénommé "éthique et recherche" et c'est M. le Professeur Nathan Clumeck de Belgique £ l'autre "éthique et formation", c'est Mme Nancy Dickey des Etats-Unis d'Amérique £ le troisième sur "éthique et les données socio-économiques" rapporté par Sir Donald Acheson de Grande-Bretagne. Et c'est ensuite que M. le docteur Hiroshi Nakajima, Directeur général de l'Organisation Mondiale de la Santé pourrait développer les arguments de l'agence dont il a particulièrement la charge.
- Alors, si vous le voulez nous allons commencer dès maintenant, et je donne la parole tout de suite à M. le Professeur Nathan Clumeck.\
Monsieur le Directeur général,
- Madame et messieurs les Rapporteurs,
- Vous nous apportez ici le fruit de travaux antérieurs, de vos propres réflexions, de votre propre compétence et vous avez bien voulu en débattre entre vous, avec celles et ceux qui autour de ces tables ont participé à ces travaux. Cela n'a été possible que parce que vous l'avez bien voulu, parce que vous avez accepté la mission qui vous a été confiée, et elle ne vous a pas été confiée par hasard. Il s'agit maintenant d'unir et de rassembler celles et ceux qui à travers le monde sont en mesure de répondre à l'angoissante question posée aux habitants de la planète, à l'heure où nous vivons.
- J'avais pris l'initiative lors du Sommet de Venise au moins de juin 1987 de proposer aux chefs d'Etat et de gouvernement des Pays industrialisés de constituer un Comité international d'éthique sur le Sida, et j'avais reçu l'accord de tous. Je n'espérais pas cependant qu'en moins de deux années, il me serait donné de prendre part à la première réunion de ce Comité. Eh bien, mesdames et messieurs vous voici. Désormais beaucoup de choses vont dépendre de vous, de vos réflexions, de vos suggestions, de votre autorité, là où vous siégez, là où vous travaillez et particulièrement avec le relais déterminant de l'Organisation Mondiale de la Santé dont vous venez d'entendre M. le Directeur général. Quand vous parlez, impossible de ne pas vous entendre. Vous venez de le faire. Certains d'entre vous sont venus de loin, Etats-Unis, Canada, Japon. Les autres, des douze pays de la Communauté européenne. Ensemble, vous représentez donc quinze pays, en attendant que d'autres vous rejoignent, ce que bien entendu j'espère. Soyez donc tous remerciés pour une présence si précieuse. Soyez-le pour le travail que vous avez accompli et dont nous venons de prendre connaissance, de certains éléments grâce aux exposés des rapporteurs, ainsi que grâce à l'exposé que vient de prononcer M. Nakajima. Le temps de cette réunion est, je crois, particulièrement bien venu. On dira qu'avant de discuter d'éthique dont nous parlons, il est également indispensable de rappeler des faits scientifiques, vous l'avez fait et vous continuerez. Vous bénéficiez déjà, dès maintenant de nouvelles données constamment apportées sur l'évolution du SIDA. Données qui vous ont été présentées même ce matin, je crois, par M. Jonathan Mann, responsable du programme mondial sur cette maladie. Selon les estimations provenant des chercheurs qui ont contribué à l'élaboration du calcul Delphi, on dit qu'il y aura dans le monde plus de 18 millions de séropositifs, autant que l'on puisse prévoir, en l'an 2000, si aucun traitement n'est trouvé d'ici là. Il en sera trouvé ! Mais quelques 12 millions c'est déjà trop, beaucoup trop. Le nombre de malades sera le débat, nous en avons entendu les échos, mais il est estimé à 5 ou 6 millions d'êtres humains, et il est prouvé cliniquement que les séropositifs voient leur état de santé se détériorer d'autant plus lentement qu'ils se soignent plus tôt. On doit donc les inciter à ne pas se décourager, à accepter de se faire traiter rapidement avec les médicaments dont on dispose, actuellement disponibles dans l'attente et l'espoir de découvertes à venir, plus proches peut-être qu'on ne croit.\
On le sait grâce aux travaux des chercheurs, chercheurs Français, chercheurs américains, chercheurs de tous pays engagés dans cette bataille pour sauvegarder l'espèce humaine, le virus du SIDA est isolé. Et tous les malades, vous avez dit si justement qu'ils ont droit à notre concours, sans que jamais intervienne, je ne sais quelle notion d'exclusion ou de compassion qui ne serait pas placée sur le terrain qu'il faut. Si le virus du SIDA a été isolé, en revanche, vous le savez bien, les problèmes de la prévention, vaccins, sérums, des traitements, médicaments, ne sont pas vraiment résolus. Et devant les ravages d'une telle épidémie, comment ne pas encourager, par tous les moyens à notre disposition, le développement de la recherche et de la thérapie. Disant cela, je pense, car chacun doit agir là ou il se trouve, notamment aux crédits que tout Etat doit consacrer à ce sujet. Certes, le SIDA est une maladie coûteuse pour des sociétés qui sont confrontées à bien d'autres problèmes de santé. Malnutrition, cancer, paludisme, enfin j'en passe. Et il n'y aura pas de bons comportements éthiques vis-à-vis du SIDA sans que la science et la médecine progressent. Et celles-ci ne progresseront qu'au prix d'un considérable effort de recherche alimenté par la puissance publique, notamment, pas seulement par elle, par toutes les bonnes volontés qui se déclareront. Vous venez de réfléchir, on l'a constaté sur les thèmes éthique et recherche, éthique et information, éthique et aspects socio-économiques. Mais à cause de la façon dont cette maladie se transmet, la manière d'informer et de sensibiliser nos concitoyens reste très délicate. Comme le montrent vos débats, il est difficile, très difficile de trouver le juste équilibre entre le droit, le devoir de l'individu et celui de la collectivité. Tout pays démocratique se sent tellement plus responsable qu'un autre puisqu'à la fois il doit répondre au malheur des hommes et préserver leur plus profonde identité.
- Vos discussions, vos propositions nous permettront - j'en suis sûr - d'adopter des politiques responsables à l'égard de ce mal, à condition évidemment qu'elles soient mises en application, celles auxquelles s'applique l'organisation mondiale de la santé sur les droits des malades du SIDA et séropositifs, sur les moyens d'informer, d'éduquer le public dans son ensemble, terme bien vague et pourtant que l'on comprend très aisément jusqu'à ce qui peut paraître comme des détails matériels et qui ne le sont pas : les adaptations, les procédures d'assurance, les règlements sanitaires, que sais-je ... J'ai dit, chacun là où il se trouve, c'est la définition même de la responsabilité de l'action. Aussi, me ferai-je de nouveau le porte-parole de vos travaux, au prochain sommet des chefs d'Etat et de gouvernement que je présiderai à Paris les 14 et 15 juillet prochains. Je resterai donc informé au plus près possible, non seulement de vos délibérations mais aussi des conclusions qui resteront à tirer au cours des deux mois qui viennent afin que nous soyons tous informés au plus juste de ce qu'il conviendra de demander aux pays ainsi réunis.\
Vous savez mieux que personne que le SIDA est apparu officiellement depuis peu de temps, il y a une dizaine d'années, que son apparition brutale et sa très rapide propagation soulignent, faut-il le dire une fois de plus, la fragilité, l'extrême fragilité de l'espèce humaine à une époque où cependant elle croit avoir maîtrisé les grandes fléaux et où nos peuples sont plus que jamais désireux de voir assurées santé et sécurité.
- Malgré les avancées considérables accomplies par la science et la médecine, tous les dangers auxquels l'homme doit faire face ne seront pas conjurés. En tout cas ils ne seront compris qu'après une longue patience et sans doute un combat permanent à travers les générations et les générations qui exigeront une disponibilité, une ténacité d'intelligence et une information hors de pair. N'est-ce pas vrai de bien d'autres domaines. Comment conjurer le danger lorsque nous assistons à notre époque au déferlement de tant de violence, tant d'attaques contre la liberté et la dignité de l'homme, tant d'atteintes à l'équilibre de la planète elle-même et de ses éléments naturels, ceux qui nous font vivre.
- Bref imposer les règles de la raison et de la science et de l'éthique dans le bouleversement des passions, dans les luttes de pouvoir face au mépris de l'individu et de l'homme montre bien à quel point science et morale se rejoignent.
- Il faut toujours aussi dire sur un plan pratique que l'accès aux soins, c'est bien un droit essentiel de la personne humaine. La charte des droits de l'homme, les chartes qui se complètent l'une l'autre, devraient me semble-t-il le souligner encore plus clairement, voilà pourquoi un Comité comme celui-ci sans prétendre à se substituer aux organisations qualifiées qui font fort bien ce qu'elles entreprennent devraient permettre que l'on étende de plus en plus à tous les pays frappés par cette épidémie et les autres, une réflexion approfondie. Voilà pourquoi, mesdames et messieurs, j'attends - je me permets de dire j'attends puisque je préside aujourd'hui votre séance - beaucoup de vous.\
La responsabilité des conduites à tenir vis-à-vis du SIDA ou d'autres maladies incombe bien sûr aux hommes politiques, mais aussi aux chercheurs, aux médecins, aux gestionnaires de la protection sociale. Je ne ferai pas d'énumération, disons très simplement quiconque a perçu ce danger se sent intimement responsable de ce qui arrive aux autres même s'il n'a reçu aucune délégation de personne.
- Parce que c'est la responsabilité de tous, il n'y a de bonnes préventions et de bons dépistages, précoces en tout cas, sans un concours très général. Qui peut se croire indemne et qui peut croire que la société à laquelle il tient, depuis la plus petite cellule : sa famille, le cercle de ses amis, la nation à laquelle il appartient, qui peut penser que lui-même, les siens et ceux qui lui sont chers seront indemnes.
- Contrairement à la fumée d'une seule cigarette, et il y a longtemps que je m'en suis dégagé - je vous parle très librement - ce n'est pas un encouragement, si l'on ne veut pas de la deuxième cigarette, il vaut mieux pas commencer par la première, c'est un conseil que je glisse au passage, ensuite c'est une lutte qui n'est pas aussi facile. Enfin, disons que la fumée d'une seule cigarette, malgré les dommages de l'abus, n'entraîne pas le cancer du poumon. L'absorption d'un verre d'alcool n'est pas à recommander et ne déclenche pas automatiquement une cirrhose du foie, disons que si la raison continue de nous gouverner, nous pouvons nous mettre à l'abri de ce genre de risques.
- Et là, une seule relation, comme vous dites, vous avez le langage que je n'ai pas, le seul langage qui permet de dire une relation à risques - on croit comprendre ce que vous voulez dire - une relation à risques, un échange, un simple échange de seringues et voilà que soudain cela peut suffire à transmettre le virus.
- C'est une donnée presque mécanique qui effraye. Je songe aussi à la responsabilité des éducateurs, à la responsabilité des journalistes, enfin de ceux qui informent, de ceux qui enseignent, notamment ceux qui enseignent les plus jeunes et qui doivent apprendre à se préserver eux-mêmes et dans les domaines que je viens de citer comme dans quelques autres. Je crois vraiment qu'il est important - vous en avez parlé tout à l'heure - d'éviter toute quête imprudente d'effet médiatique, illusoire et donc dangereuse car seule la vérité prouvée dans une telle affaire doit être proclamée.\
Puis le SIDA est aussi l'affaire où l'on doit imaginer de nouveaux mécanismes permettant à la fois à la société de prévenir et de soigner. Eh bien, monsieur le Directeur général vous cherchez à les mettre en place. Conseillez-nous ! Nous avons nous-mêmes autour de nous à la tête de chaque Etat, de chaque gouvernement des bonnes volontés innombrables, des associations qualifiées dont beaucoup sont représentées ici, consultez-les. Restez à l'affut, aux aguets. Nous avons de notre côté en France mis en place deux comités : le comité national d'éthique présidé par le Professeur Jean Bernard qui vous a accueilli ce matin. La mission de ce Comité est de réfléchir et de proposer les mesures et les procédures qui feront progresser l'état sanitaire du pays mais aussi de favoriser la recherche dans le respect de la personne humaine.
- Le Comité national sur le SIDA est présidé par le Professeur Françoise Héritier-Augé, qui se trouve parmi nous et qui a la tâche de proposer tout ce qui permettra de combattre cette maladie. Alors, je l'ai dit à l'instant, il existe des agences, des associations très remarquablement représentées ici dans cette salle qui vont considérablement nous aider, nous informer et dans vos pays toutes initiatives comparables ont été prises. Votre Comité international d'éthique sur le SIDA qui vient de commencer aujourd'hui sa mission doit aussi concevoir sa tâche à l'échelle de la planète. Chaque mot a son sens et celui d'éthique en a plus que les autres. On ne peut plus se passer désormais d'une conception éthique, encore est-ce très difficile si l'on ne veut pas imposer sa propre idéologie ou sa propre morale. Enfin, il faut tenir compte des autres et rechercher le point commun entre les intelligences et les croyances. Le seul mot d'éthique montre bien que si nous voulons que la société s'organise d'abord pour combattre un mal, prévenir un danger, elle doit aussi contrôler elle-même tout ceux qui risquent d'être tentés d'abuser, de dominer, d'exploiter et finalement d'ignorer que la recherche de chacun c'est bien celle de l'homme.
- Cela nous conduira, mesdames et messieurs, ce sont mes derniers mots, à être très humbles en même temps que réalistes mais aussi cela nous contraindra à être déterminés.
- J'exprime l'espoir en votre nom que cette maladie sera, comme d'autres, combattue et vaincue mais nous sommes dans les premières veillées du combat et vous en êtes les soldats. Mes voeux vous accompagnent. Aidez-nous. Cette bataille-là, c'est l'une de ces grandes batailles qu'à travers les siècles les hommes doivent livrer (qui n'a en mémoire les échos des grandes épidémies du Moyen-âge dans nos pays). Combien d'autres aujourd'hui, dans des pays plus lointains, dans des pays qui n'ont pas à leur disposition les moyens de lutte qui sont les nôtres doivent aussi lutter. Le devoir est clairement tracé. Au fond c'est très simple, on dire le dernier mot "soyons présents".\