8 mai 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion des fêtes de Jeanne d'Arc à Orléans, lundi 8 mai 1989.

Monsieur le maire et cher ami,
- mesdames,
- messieurs,
- C'est bien le jour de célébrer à Orléans le souvenir de deux grands moments de notre histoire, deux moments libérateurs, comme vous venez de le dire, monsieur le maire, qui, à plus d'un demi millénaire de distance, ont permis à la France de devenir ce qu'elle est : une nation libre et souveraine.
- Le 8 mai 1429 : la levée du siège d'Orléans remettait l'espoir au coeur d'un pays recru de guerres et de divisions.
- Le 8 mai 1945 : la France libérée retrouvait la maîtrise de son destin.
- Je me souviens qu'en 1947 déjà, jeune ministre alors d'un gouvernement de l'immédiat après-guerre, j'accompagnais le Président de la République, Vincent Auriol, aux fêtes par lesquelles votre ville n'a cessé d'honorer avec fidélité la mémoire de Jeanne d'Arc.
- Orléans portait encore les traces de la guerre toute proche. Et pour ceux qui avaient, quelques années plus tôt, pris le parti de refuser la défaite et l'ordre injuste qu'elle imposait, le message de Jeanne sonnait plus actuel que jamais.
- En 1982, vous l'avez rappelé monsieur le maire, avec d'aimables propos de bienvenue dont je vous remercie, je suis venu à nouveau assister aux cérémonies dont les Orléanais ont maintenu vivante la tradition. Et c'est une bonne chose qu'une tradition qui revit de générations en générations, quand elle s'enracine - comme c'est le cas ici - dans la mémoire collective. La commémoration de la victoire d'Orléans et de l'action de Jeanne magnifie en effet l'effort volontaire pour ne pas perdre le fil d'une histoire, notre histoire commune. Et affirme la conviction qu'il y a dans ce passé, interrogé avec le regard d'aujourd'hui, de quoi éclairer l'avenir.
- C'est donc, mesdames et messieurs, la troisième fois que vous devez me compter parmi vous, à l'occasion des fêtes de Jeanne d'Arc. Ce n'est pas un abonnement, mais cela s'est inscrit au travers d'une vie politique qui a duré quelque peu et m'a permis de voir ce qu'était la France du lendemain de la guerre, le redressement qui a suivi, et maintenant la plénitude à laquelle elle aspire.\
Songeons à ce début du quinzième siècle. La France épuisée, disloquée, occupée, semblait devoir tout subir sans que cela finît un jour. Les ravages périodiques de la peste noire redoublaient les destructions de la guerre qui s'étirait depuis plus de cent ans. Les trêves lâchaient sur les campagnes des bandes armées provisoirement inemployées et étaient aussi meurtrières que les batailles. Aux pillages s'ajoutait le poids croissant des charges, des misères, des impôts. A la crise économique et sociale, une crise politique et morale. Le Roi avait perdu l'esprit, on se partageait le royaume. L'Eglise elle-même se déchirait, annonçant l'époque des papes rivaux, et du clergé engagé dans les camps opposés.
- En l'espace d'un siècle, la population avait été décimée : de 20 millions d'habitants, il n'en restait que 10 millions. Nul pouvoir légitime ne semblait en mesure de s'affirmer. Armagnacs d'un côté, Bourguignons de l'autre, comme on les nommait. Et depuis la sanglante défaite d'Azincourt, l'avancée menaçante des troupes anglaises, Rouen puis Paris occupés.
- D'un trait féroce, un chroniqueur bourguignon de l'époque, Georges Chastellein, résumait la situation de la France d'alors dans son langage à lui, je le cite : "Sens dessus dessous, scabeau des pieds des hommes, foulure des Anglais, torche-pied des brigands". Voilà ce qu'était la France à l'époque. Et pour finir, Orléans, cité royale et porte de la France du sud, assiégée, prise depuis sept longs mois dans l'étau, sur le point de capituler. Orléans défaite, le pays tout entier risquait de basculer.
- Car ce qui manquait le plus, c'était précisément cette volonté qui, lorsque l'histoire hésite, emporte la décision.\
Et voilà que Jeanne vint, qui exhorta à travers son roi, - car il n'aurait su alors en être autrement - le pays à se ressaisir. Passant outre la France telle qu'elle était, elle en appela à la France qui devait être. Et dit, haut et clair que vaincre, c'était d'abord croire en la victoire.
- Fille de la frontière et d'un peuple de paysans qui subissaient en premier le poids de la guerre, fille assurée de sa foi, si jeune et taraudée par l'urgence, fille de rien pour les uns, hardie porteuse d'espoir pour les autres, elle se mit à l'ouvrage. Dérangeante, scandaleuse même, pour les stratèges accoutumés aux défaites, pour les courtisans tout à leurs intrigues, pour les docteurs de la loi intraitables sur le dogme et dociles à l'occupant.
- Elle était, comme le dira un écrivain contemporain, Joseph Delteil, "cet atome d'air pur qui mettait en débandade les microbes du calcul".
- Les uns et les autres finirent par avoir raison d'elle. Mais durant les quinze mois qui séparent l'arrivée à Chinon de la capture de Compiègne, elle aura, avec quelques vaillants compagnons et la ferveur populaire, dissipé la désespérance du pays et inversé le cours des choses. A Orléans, avant même les premiers faits d'armes, sa foi communicative "déssassiègea" les esprits. Et l'enlèvement des bastilles de Saint-Loup, des Augustins, des Tourelles, témoigna d'une telle combativité retrouvée que le jour de la bataille décisive, après un long face à face des deux armées, les troupes anglaises se replièrent sans combattre. C'est l'éclaircie de ces premières victoires, répercutée par la rumeur, qui commença de désserrer l'étreinte. Je cite encore Joseph Delteil : "Le coeur, dit-il, se remit à battre dans la belle poitrine du pays". Puis le sacre de Reims conféra au dauphin la légitimité sans laquelle il n'était pas, pour Jeanne, de pouvoir fondé à s'exercer.
- Plus tard, après de premiers revers militaires, viendront la reconquête définitive du pays et la réconciliation nationale, la deuxième naissance de la France.
- Jeanne donna l'impulsion et le souverain qu'elle épaula put de la sorte affermir le pays, le réorganiser, lui donner ses structures et finalement, avec l'ordonnance d'Orléans, jeter les bases - en 1439 - d'une première armée permanente.\
Voilà pour le temps passé, mais aussi pour le temps qui dure. Du lointain combat de Jeanne, de cette "folie plus sage que la sagesse", bien d'autres choses nous touchent qu'elle incarna à en mourir. Son refus de la défaite, c'est le refus d'une paix consacrant l'injustice, puisque fondée sur la domination d'un peuple par un autre. Le devoir de résistance qu'elle paya de sa vie, nous en retrouvons l'écho, entre elle et nous, si souvent depuis lors : dans la déclaration de 1789, qui reconnaît le droit fondamental des hommes à lutter contre la tyrannie, dans l'acte du 18 juin 1940, dans la victoire du 8 mai 1945.
- Et cette victoire d'Orléans, en 1429, était déjà celle d'un peuple debout, qui savait pourquoi il se battait. Avec en face, comme plus tard à Valmy, une armée de conquête formée de mercenaires soudain moins assurée de son combat. Car les batailles, je le répète, se gagnent à force de conviction. C'est cela sans doute que Péguy, parlant de Jeanne, appelait "inventer des soldats".
- Oui, Jeanne nous touche, car tout entière tendue dans sa lutte contre l'occupant, elle ne se laisse jamais aller à la haine de l'étranger. L'Anglais n'est pas son ennemi, ou plutôt il ne l'est que dans la stricte mesure où il prétend imposer sa domination à la France. Jeanne nous touche, parce qu'en un temps où la femme est dépouillée de tout droit, elle revendique celui, inouï, de combattre contre les hommes et avec eux, sans renoncer à ce qu'elle est. Christine de Pisan, féministe et poète de cette époque, patriote avant la lettre, qui avait quitté Paris à l'arrivée des Anglais, ne s'y est pas trompée : l'une des premières, elle célébra Jeanne avec enthousiasme.
- Dans le terrible procès qui conduira Jeanne d'Arc au bûcher, le tribunal masculin formulera cet obsédant reproche, je cite : "Oublieuse de la décence et des convenances de son sexe, prenant sans rougir l'habit inconvenant et la condition des gens de guerre". Jeanne, femme libre, ne peut être que sorcière ou ribaude. Aux rigueurs de l'emprisonnement s'ajouteront les humiliations de la promiscuité avec une garde d'hommes qui l'épie et l'insulte. Imaginons, mesdames et messieurs, ce que furent les souffrances de cette jeune fille abandonnée de tous, sinon de sa foi qui l'avait conduite jusque-là.
- Et ce procès lui-même dont les minutes détaillées permettent de suivre toutes les étapes, tous les pièges, n'est-il pas au fond l'archétype du procès totalitaire ? Brandissant contre Jeanne le sempiternel alibi des justices asservies : il faut, disait-on déjà, "supprimer le membre pourri qui pourrait gagner tous les autres".
- Jeanne nous touche, parce qu'elle est celle qui rassemble à l'heure des plus grands dangers et sans doute y parvient-elle d'autant mieux qu'elle ne veut rien pour elle et tout pour le pays.\
Je concluerai en vous disant que Jeanne fait la guerre parce qu'il faut au droit la force de se faire respecter et combat la force qui n'a pas le droit pour elle. Elle incarne crânement la générosité et le courage de bousculer bien des idées reçues. On ne saurait lui faire l'affront de tenir en son nom un discours de haine et de facile mépris de l'autre. C'est le contraire de son message.
- Oui, Jeanne a de fortes croyances qui l'affranchissent des conformismes, des fanatismes d'un camp. Ceux qui lui ressemblent s'exposent, de tout temps, plus que les autres. Et aussi ceux qui, capables de résister, s'efforcent de rester ouverts au dialogue, de ménager des pistes de paix honorables. Ceux-là, l'actualité nous le rappelle en ce jour même, tombent souvent les premiers. Plus tard, mais c'est trop tard, on s'aperçoit combien ils manquent.
- Jeanne a pris sa part, plus que sa part, dans la longue histoire qui nous a faits tels que nous sommes et tels que je vous vois ici rassemblés, à l'image d'une France que je voudrais plus unie mais demeurant riche de sa diversité, ne craignant pas et même appelant le choc des idées mais capables de se retrouver au coude-à-coude quand il le faut.
- Comme jadis au XVème siècle, soyons donc fidèles aux grandes leçons de notre histoire, à la leçon de volonté que Jeanne nous a laissée en commun héritage. Ce refus de laisser les événements ou le seul jeu de la force dicter leur loi, sachons les mettre en oeuvre, à l'heure où de nouveau de grands choix nous attendent : choix politique, dans le vrai sens du terme, à l'heure où l'Europe s'ouvre et se fait £ choix de société, politiques et moraux, à l'heure où il convient d'avoir le regard ouvert sur l'extérieur, de mieux comprendre les courants profonds qui partagent le monde.
- Et la France, toujours là, est en mesure plus que jamais de dire ce qu'elle pense, ce qu'elle peut, ce qu'elle fait en s'attachant à épouser les voies de la vérité, de la liberté, des droits de l'homme. Bref, tout ce qui fut enseigné à partir d'Orléans par une petite fille qui déjà voulait faire la France.
- Vive la République !
- Vive la France !
- Vive Orléans, mesdames et messieurs !
- Vive les grands souvenirs de l'histoire qui nous rassemblent aujourd'hui !\