11 avril 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la vocation européeenne de l'Ecole des Mines de Douai, son adaptation aux nouvelles technologies et le développement de la région Nord-Pas-de-Calais, Douai mardi 11 avril 1989.

Monsieur le Président,
- Nous sommes très honorés que vous soyez le parrain de notre promotion, veuillez, à ce titre, accepter l'emblème de l'Ecole des Mines de Douai en souvenir de cette manifestation.
- LE PRESIDENT.- Je vous remercie.
- Inutile de vous dire à quel point je suis sensible à votre accueil et quelle importance j'attache à ce qui n'est pas seulement une cérémonie. Nous y verrons tous une signification qui ira plus loin que les quelques quarts d'heure que nous passerons ensemble.
- Je suis naturellement très heureux de saluer une promotion de futurs ingénieurs qui se préparent à l'industrie, comme vous l'avez dit, monsieur le directeur, du siècle prochain, naturellement à l'industrie d'aujourd'hui mais en vue de s'adapter aux transformations industrielles incessantes £ une promotion tournée résolument vers l'Europe puisqu'elle achèvera précisément ses études à la fin de 1992, au moment où s'ouvrira le marché unique européen que nous préparons, bien entendu, dès maintenant et dont j'ai pris la responsabilité, avec les autres chefs d'Etat ou de gouvernement de l'Europe de la Communauté, en 1985 à Luxembourg. Ce n'était pas facile, croyez-moi. Et ce ne sera pas facile non plus, c'est une épreuve de courage, de volonté, et d'adaptation aux nécessités d'aujourd'hui.
- Je vous remercie de cette invitation, je ne sais pas exactement à qui je la dois, mais vous m'avez dit qu'il s'agissait d'un accord général entre celles et ceux qui y ont pris part. C'est une invitation qui m'a fait plaisir. Pourquoi l'ai-je choisie car il m'arrive d'en recevoir d'autres ? parce qu'elle avait cette signification que je soulignais tout à l'heure : il s'agit de jeunes gens qui travaillent et qui travaillent beaucoup pour se préparer à remplir une fonction sociale indispensable pour que la France se développe, qu'elle se maintienne dans un effort individuel et un effort collectif qui méritaient d'être soulignés. Si par ma présence j'ai pu contribuer à souligner le renom de l'école nationale supérieure de Douai et si je puis, aujourd'hui même, contribuer à valoriser l'idée que se font les Français du travail qui s'y accomplit, j'en serai très satisfait, car je sais, mesdemoiselles et messieurs, que vous avez beaucoup travaillé pour accéder à cette école, que les cent élèves-ingénieurs ont surmonté une épreuve difficile, ce concours rigoureux que vous signaliez, il y a un instant, monsieur le directeur, au terme d'une ou de deux années de classe préparatoire, de même que les cinquante trois stagiaires-ingénieurs, qui ont précisément rassemblé les éléments d'information et de connaissance qu'ils avaient réunis pendant leur période professionnelle, ont choisi de perfectionner leur formation, ce qui n'est sans doute pas très aisé lorsqu'il s'agit de briser le rythme d'une existence qui s'est déjà formée pour reprendre l'étude et assurément y réussir. C'est un effort humain de volonté qui vient s'ajouter à la qualité technique et intellectuelle de vos travaux.\
Vous bénéficiez d'une école, qui, je viens de l'entendre mais je le savais déjà, a su allier l'expérience de plus d'un siècle et la volonté de s'adapter aux besoins changeants de l'industrie et de la technologie. Comment pourrait-on tenir ce propos mieux qu'à Douai, qui se trouve dans une région qui a beaucoup souffert de l'évolution et qui a su, en même temps, s'imposer une discipline pour surmonter cette difficulté ? En effet, l'école est née de la mine, et la mine a été une des grandes richesses de cette région. Je me souviens de toutes les années douloureuses, pour avoir parcouru la région avec vous, certains d'entre-vous, mesdames et messieurs, non que cette période soit close, mais enfin, je vois bien, surtout par votre présence, avec quelle volonté vous vous apprêtez à passer désormais au siècle qui vient.
- Cette école a formé aux métiers de la métallurgie, de la mécanique, de la construction, elle s'est élargie aux nouveaux matériaux, au génie thermique et énergétique, enfin aux disciplines que vous avez évoquées tout à l'heure, monsieur le directeur. J'ai pu voir en passant dans deux laboratoires que vous disposez d'un enseignement concret, j'ai entendu également que vous incluez dans votre préparation l'élaboration d'un projet, projet industriel mené en liaison avec les entreprises, que vous conduisez des stages qui représentent au total, m'a-t-on dit, l'équivalent d'une année complète.\
Beaucoup de jeunes Français se posent des questions sur leurs futurs emplois. Vous-mêmes êtes parvenus à un stade, bien que jeunes, on me disait dix-huit ans, dix-neuf ans, bien entendu les stagiaires sont plus âgés, oui, vous avez la chance après avoir franchi les premiers obstacles d'avoir un débouché quasiment assuré puisque les offres sont nombreuses pour un début de carrière en bureau d'études, sur le chantier, en production. Mais n'oubliez pas que les fonctions commerciales sont également très importantes, que la vente exige de plus en plus de technicité, celle de l'ingénieur. Que de fois nous nous plaignons de voir tant de remarquables produits, qui sont le résultat d'une oeuvre très appliquée des entreprises, connaître un destin commercial fluctuant, parfois douteux, parfois manqué, parce qu'il n'y a pas de suivi ou parce que nous ne disposons pas sur le plan national encore d'équipes suffisantes pour commercialiser partout, partout dans le monde. Pensez aussi au service de l'Etat puisque certains d'entre vous seront les ingénieurs de l'industrie et des mines dont l'Etat a besoin pour ses activités de contrôle technique, de protection de l'environnement, j'ai vu que vous vous en souciez beaucoup à Douai, et de soutien au développement industriel.
- Vous êtes, avec les autres jeunes en formation dans toutes les disciplines, nos vrais atouts, les atouts de la France dans cette dure mais stimulante compétition économique que nous avons à affronter pour la gagner. Nous ne gagnerons pas partout à la fois, encore faut-il pour l'équilibre national et pour les progrès du pays, gagner suffisamment pour supporter et dominer les concurrences. Je ne fais pas partie des pessimistes, et vous avez, vous, l'âge de tous les optimismes. Je crois que la France peut être fière d'être le quatrième exportateur mondial en dépit de notre démographie insuffisante et des conséquences dommageables de deux guerres mondiales portées sur notre territoire £ nos entreprises sont reconnues dans de très nombreux domaines, en citer est un peu injuste, enfin dirai-je quand même l'énergie nucléaire, le ferroviaire, l'aéronautique, les télécommunications, les grands ouvrages de génie civil, que sais-je encore ? Et cependant, nous avons, il faut vous en convaincre, encore beaucoup à faire pour maintenir et même accroître notre position industrielle et commerciale, multiplier les pôles d'excellence technologique en Europe, dans le monde et chez nous.\
C'est l'occasion pour moi de rappeler, très brièvement, les grandes priorités que j'ai définies pour que la France réussisse dans un monde qui change vite. Et les pesanteurs conservatrices sont là, il faut les respecter, elles comptent aussi, la mémoire du passé est un des éléments de la conquête de l'avenir, mais il ne faut pas que cette pesanteur nous oblige à rester sur place. Alors, j'ai fixé des priorités, elles sont simples, faciles à dire, moins faciles à réaliser.
- D'abord la formation, la formation, matière première de l'économie française qui s'appelle tout simplement, le mot n'est pas de moi, la ressource humaine car nous voulons que les jeunes soient formés aux nouvelles technologies et qu'ils tirent de cette formation initiale une grande capacité renouvelée d'adaptation aux mutations. C'est pourquoi nous accomplissons un immense effort de rénovation de tout notre système d'éducation, il faut pour cela engager les dialogues nécessaires, faciliter les compréhensions, mais ne pas hésiter à choisir les voies de l'avenir.
- Et dans la formation supérieure, dite supérieure, ne négligeons pas la place des grandes écoles qui ont leur rôle propre à jouer. Elles sont très souvent considérées comme des objets étranges dans certains autres pays qui ont une filière plus exclusivement universitaire £ je me suis moi-même opposé à cette distinction excessive entre grandes écoles et voies spécifiquement universitaires, l'une et l'autre ont leur prix, mais nous ne négligeons pas ce que vous représentez, ici, où je vois une école qui travaille, qui avance, ce qui méritera quelques compliments, à la fois au directeur et au personnel, enseignants d'encadrement, qui vous permettent, mesdemoiselles et messieurs, d'avancer dans vos connaissances.\
J'ai dit formation, j'ajouterai la recherche. Ce n'est pas un hasard si le ministre de la recherche m'accompagne aujourd'hui, en même temps que M. le ministre de l'industrie. J'ai toujours voulu que la recherche fût un axe essentiel de la démarche nationale. On ne trouve pas toujours quand on cherche mais il est quand même difficile de trouver si on ne cherche pas. Mais je sais très bien que c'est arrivé... Je lisais récemment un ouvrage sur Descartes qui estimait, il l'a écrit lui-même, que le meilleur moment de ses conceptions, l'élaboration de ses conceptions, c'était pendant les longues heures qu'il consacrait au sommeil et au demi-sommeil, car il aimait se lever tard. Et réveillé par les effets de la nature, à six heures ou sept heures du matin, il ne lésinait pas pour atteindre midi dans une sorte de demi-connaissance où, dit-il "j'ai tout découvert de ce que j'ai découvert, le reste ne m'ayant pas servi à grand chose". Je sais bien que Newton avait quelques facultés d'attention, l'observation n'est pas négligeable. C'est par les moyens de recherche mis à la disposition de tout le monde, et tout spécialement de la jeunesse, que nous pénétrerons les secrets de la matière, que nous saurons la dominer et la domestiquer.
- De ce point de vue, j'ai vu tout à l'heure des équipements originaux pour étudier la résistance des matériaux, des moyens pour analyser les polluants atmosphériques. Je crois qu'une bonne liaison entre l'enseignement et la recherche ainsi qu'une volonté de transférer la technologie vers les entreprises est de bonne méthode.
- Et puis, je vous en prie, mettons fin à ce débat permanent et sans grande signification entre la recherche théorique et la recherche appliquée. Elles se renforcent l'une l'autre £ je me souviens d'avoir demandé au Collège de France de me fournir des pistes pour transformer notre enseignement et notre enseignement supérieur : c'était le point sur lequel insistaient les membres du Collège de France, de bien montrer qu'il n'y avait pas de hiérarchie de valeur entre ces deux méthodes.\
Le troisième point, c'est celui qui touche à l'investissement car afin de moderniser, de renforcer notre base industrielle, de la rendre plus productive, des investissements importants sont toujours nécessaires, facilités par l'amélioration de notre situation financière en général, et de la situation financière actuelle des entreprises. Ceux d'entre vous qui choisissent la spécialisation en robotique par exemple, un exemple parmi d'autres, savent que l'automatisation permettra de reconquérir certains secteurs qui ont été la cible de pays à bas coût de main d'oeuvre. A partir de là, il faut bien savoir qu'il s'agit aussi de rechercher la qualité. La qualité est toujours indispensable, si on veut qu'une vaste clientèle s'intéresse à nos productions. Il faut donc améliorer de façon permanente les processus industriels. C'est maintenant un point clef de la compétition. Elle ne se fait pas seulement par les prix. Voilà pourquoi il faut engager des actions de qualité. On m'a dit, et je le souligne, que cela est fait dans de nombreux secteurs, ici même, notamment dans la section de métrologie.\
Quatrième point : la création d'entreprise. Et j'ai vu ici les réalisations de deux jeunes industriels. Vous avez choisi pour votre promotion le nom d'"Eurêka". Une référence philosophique, scientifique, un engagement vers la découverte. J'espère aussi que c'est une évocation du programme Eurêka, dont j'ai pris naguère l'initiative et qui est devenu un grand succès européen. L'idée était de coordonner, de stimuler en Europe la coopération sur des projets de haute technologie, axés sur les marchés industriels de l'avenir et l'on s'adressait aux entreprises elles-mêmes, pour qu'elles passent entre elles des contrats que les puissances publiques se contentent d'aider. On a mis disons quelques crédits à la base pour que cela démarre, et nous demandions aux entreprises de développer librement leurs recherches. Dix-huit pays prennent part à Eurêka actuellement. Dix-huit pays européens, les douze de la Communauté et six autres qui ont voulu s'y joindre. Et nous avons des demandes multiples qui viennent des autres pays, en Europe, comme l'Union soviétique et puis à l'extérieur, le Japon, le Canada, l'Argentine etc... Vous avez donc choisi un nom dont la signification va s'élargir. Pour l'instant il y a déjà deux cents projets qui impliquent environ huit cents entreprises. On a évalué à environ trente-trois milliards de francs leurs budgets. Et, ils vont à l'essentiel sur le plan mécanique, optique, biologique, que sais-je... Je citerai quelques exemples de réussite, et en premier la mise au point d'un système européen de télévision à haute définition. On en discute beaucoup aujourd'hui. Il a permis en deux ans de développer une norme compétitive face aux différentes poussées extérieures et notamment aux poussées japonaises. Imaginez que ce moyen culturel puissant qu'est l'audiovisuel pourrait ne se développer que sur la base des images américaines et des techniques japonaises ! Eh bien, plusieurs entreprises et plusieurs pays ont fait des expériences, d'abord à Brighton en Angleterre, ensuite à Paris, avec des développements en Allemagne ou en Italie. J'en ai saisi M. Gorbatchev et d'ailleurs une expérience de ce type lui sera présentée lorsque ce dernier viendra en France au début du mois de juillet. Une démonstration a déjà été faite à Moscou ces derniers jours. Je voudrais que toute l'Europe pût participer à cette extraordinaire aventure qui sera porteuse de toutes nos cultures. Sans quoi, croyez-vous qu'il y aura beaucoup de souci du côté de la Californie, pour laquelle j'ai la plus grande estime, pour perpétuer les modes de culture européens, pour le gaélique de l'Irlande, pour le flamand de la Belgique ou des Pays-Bas, pour le danois, et puis il faut peut-être aller plus loin, pour l'allemand, pour le français, pour l'italien, pour nos langues à nous. D'autres grandes initiatives technologiques ont aussi été mises au point, je mentionnerai le projet "Famos" sur l'assemblage automatique robotisé, "Eurotrac" sur le suivi de la pollution atmosphérique, "Prometheus" sur une assistance à la conduite automobile.
- D'autres grandes initiatives encore seront prises. Messieurs Fauroux et Curien, précisément parmi vous aujourd'hui, y réfléchissent actuellement : cela pourra se situer dans le cadre d'Eurêka ou de programmes communautaires, ou de programmes seulement nationaux.\
Voilà, je vais en terminer. Je veux simplement avant de vous quitter, souligner que rien de cela n'eût été possible sans un effort humain et collectif remarquable. Je ne voudrais pas oublier de citer avec la ville de Douai, avec le département, la région Nord-Pas-de-Calais : elle a beaucoup de mérite, et je suis heureux de saluer en cette circonstance ses élus de toutes origines. Elle a beaucoup de mérite, car elle a connu de grands doutes, elle a traversé de grandes crises. Région puissante, elle a été frappée de plein fouet par la mutation technologique. Il lui fallait imaginer de nouveaux domaines où se développer, elle l'a fait, elle le fait. Et disposer d'une grande école comme celle-ci dans cette région même, où sans doute les élèves viennent - m'a-t-on dit - de toute la France, et même d'ailleurs, de quelques pays étrangers. Mais, tout de même, le Nord-Pas-de-Calais lui fournit la moitié des élèves et la moitié des débouchés. Voilà un signe d'espoir et je m'en réjouis avec vous. Puis, la construction de l'Europe va donner à cette région un poids nouveau dans les coopérations transnationales qui vont s'établir. J'étais venu à Lille il n'y a pas si longtemps avec Mme Thatcher pour célébrer le Transmanche, le tunnel sous la Manche, qui modifie considérablement l'économie non seulement de la région, mais de l'ensemble des structures qui au nord, au sud ou à l'est vont se trouver déboucher désormais sur votre région. Mais, on peut parler aussi du développement de l'usine Renault de Douai, de la future usine d'aluminium à Dunkerque, de l'usine commune Peugeot - Fiat pour les véhicules utilitaires légers dans le Valenciennois, etc... Voilà un élément de présence dans la compétition dont je félicite les élus en même temps assurément que les chefs d'entreprises ou les techniciens qui en ont été les artisans.
- Voilà, il faut que états, régions, fonds européens, petites et moyennes entreprises, enfin il faut que tout le monde s'y mette, sans quoi on n'y arrivera pas, et vous, vous êtes là, vous les élèves, les futurs ingénieurs, vous êtes là pour assurer sous peu d'années une relève indispensable. Et puis il faudra que vous apportiez ce que vous êtes, quelque chose en plus, profitant du fruit de l'expérience et des connaissances acquises avant vous, il faut que vous alliez encore un peu plus loin dans la maîtrise que j'indiquais il y a un moment. Voilà je sais que chacun ici tient également à contribuer à la recherche, c'est une région qui va porter son effort annuel de trente-deux millions de francs en 1988 à soixante-quatre millions pour 1990 : si tout le monde faisait cela, la France se porterait mieux.
- Enfin, j'ai assez dit, je n'ai pas voulu venir parmi vous et m'en tenir à quelques propos de pure courtoisie ou de purs remerciements. A partir de Douai c'est un appel que j'adresse à la nation tout entière, un appel au travail, à l'effort, à la connaissance, à l'esprit de recherche, un appel pour que toutes les Françaises et tous les Français se sentent mieux accordés ensemble parce qu'appliqués à une tâche commune qui vaut la peine et qui perpétuera le message de la France à travers le temps qui vient. Je vous remercie.\