28 mars 1989 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, à la télévision italienne le 28 mars 1989, notamment sur les compétences du Président de la République, la construction européenne et son appartenance à un parti socialiste européen.
QUESTION.- Deux cents ans après la Révolution française, quel est le mot le plus valable de la devise "Liberté, Egalité, Fraternité" ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez ces trois mots ne sont pas plus séparables en 1989 qu'ils ne l'étaient deux cents ans plus tôt. Il y a encore de nouveaux champs de liberté à conquérir pour beaucoup d'hommes et de femmes en France et dans le monde. L'égalité est une recherche permanente. A tout moment se recréent des féodalités, les inégalités même s'accroissent entre les peuples et entre les individus, en dépit des efforts des pays démocratiques, cela reste à faire. Enfin la fraternité, la solidarité, c'est davantage une prise de position morale qui dépend des autres points, c'est-à-dire liberté, égalité, il ne peut pas y avoir de fraternité si l'on n'est pas libres et égaux. Voilà pourquoi je pense que votre question est une question disons un peu d'école. Dans la réalité le combat est le même après deux siècles.\
QUESTION.- On vous définit comme un monarque. En fait, vous vous considérez comment ?
- LE PRESIDENT.- Je suis un Président d'une République, d'une République démocratique et d'une démocratie qui s'exerce dans tous les domaines. Donc, le reste c'est du domaine de la polémique. J'exerce les pouvoirs que la Constitution me confère. Il est vrai que la constitution française donne au Président de la République, dans mon pays, plus de pouvoirs que dans la plupart des démocraties occidentales. Mais, j'ai veillé à ce que le gouvernement soit véritablement celui qui gouverne, ce n'était pas toujours le cas précédemment. A ce que le Parlement légifère, ce n'était pas non plus toujours le cas précédemment. J'ai décentralisé d'une façon considérable les institutions françaises, il y a maintenant des régions, des départements où les premiers magistrats exercent des pouvoirs infiniment plus importants que dans la période précédente. C'est autant de pouvoir enlevé au pouvoir central. Donc, cette remarque "monarque" a quelque chose de satirique, mais c'est vrai que j'entends aussi faire respecter les pouvoirs que la Constitution me donne.\
QUESTION.- Quelle est la place que vous donnez à la France en Europe ?
- LE PRESIDENT.- Je crois qu'elle doit avoir un rôle moteur. La France est l'un des pays qui se trouve à l'origine de la construction européenne, la géographie et son histoire lui montrent le chemin qui est le sien, elle se trouve maintenant pratiquement au centre géographique de la Communauté européenne. Elle est l'un des pays, l'un des trois pays qui se sont constitués en Etat et en Nation parmi les plus anciens de l'Europe. C'est dire que je suis très fier de son rôle historique, de son rôle politique. Mais il est évident que la France doit faire comme les autres, c'est-à-dire, entrant dans une Europe organique avec un marché unique et, je l'espère des pouvoirs politiques communs, personne ne doit chercher à prévaloir sur les autres. Il faut donc se débarrasser des sentiments de puissance qui compliqueraient considérablement la tâche des constructeurs de l'Europe.\
QUESTION.- Vous aussi, vous avez des scandales. Qui sont ceux que vous appelez les gangsters de la finance et les spéculateurs de la bourse ?
- LE PRESIDENT.- Les gangsters de la finance ont toujours existé. La démocratie économique et sociale consiste précisément à limiter leurs pouvoirs comme naguère on a limité les pouvoirs politiques des classes sociales dirigeantes du Roi ou de l'aristocratie. Mais les grandes finances ont toujours existé et ne se sont pas embarrassées de morale, ni des intérêts des classes dominées. Donc, aujourd'hui, cela se marque surtout par l'existence d'un certain nombre de féodalités généralement supra nationales. Mais plus encore, c'est à ce sujet que j'ai employé les expressions que vous relevez, l'espèce de primauté de l'argent qui spécule sur l'argent qui produit, qui produit et qui investit. Et c'est cette inversion du système capitaliste qui m'inquiète. Désormais celui qui produit, celui qui crée des entreprises est soumis aux puissances financières. L'entreprise qu'il a parfois passé sa vie à construire, peut lui échapper simplement sur un coup de bourse ou par l'arrivée sur le marché de gens extérieurs qui ne connaissent rien à la mécanique de l'entreprise, mais qui sont plus puissants par leur argent spéculatif. Cela c'est souvent du gangstérisme. On me dira c'est la loi d'une société avec du marché. En ce cas, le marché, il faut qu'on lui impose des règles morales et pratiques.\
QUESTION.- En tant que bon Français, comment jugez-vous de Gaulle aujourd'hui ? LE PRESIDENT.- Je laisserai les historiens s'exprimer à ma place. De Gaulle était d'abord l'homme du 18 juin 1940, et en ce sens, il a incarné la chance historique de la France, le courage, la Résistance, puis il est devenu un homme politique. Il est revenu au pouvoir en 1958 sur la base de choix politiques que je n'ai pas partagés. Mais je n'ai jamais nié ses qualités qui étaient très grandes au point que c'est un des hommes qui s'inscrit au premier rang de l'histoire de France.\
QUESTION.- Que pensez-vous de M. Gorbatchev ? LE PRESIDENT.- Gorbatchev, je l'ai rencontré pour la première fois au temps où M. Tchernenko était Premier Secrétaire du Parti communiste de l'Union soviétique. J'avais déjà remarqué une certaine originalité d'esprit, en particulier, je l'avais entendu critiquer les excès de centralisation du grand Plan, l'absence de liberté d'initiative. Je l'ai revu ensuite, lors des obsèques de M. Tchernenko, puis lors de la première visite d'Etat en France, en 1985. L'année suivante, j'ai fait une visite d'Etat en Union soviétique. Nous avons passé, chaque fois, au moins dix heures de conversation directe et personnelle. J'avais informé mes partenaires occidentaux que je voyais en cet homme et dans sa pensée politique la certitude d'un profond bouleversement soviétique. Je ne dis pas une rupture, je pense qu'il est attaché à une certaine tradition léniniste, mais faisant le saut des années vingt aux années quatre-vingt, c'est aussi à revenir sur un acquis historique dont certains aspects ont été déplorables pendant la période stalinienne notamment.
- Donc, je crois qu'il y a là une démarche sincère et conséquente pour réussir une expérience économique nouvelle, accroître les pouvoirs d'achat des Soviétiques, ce qui a entraîné une série de conséquences importantes pour qu'ils aient davantage d'initiatives, donc davantage de liberté et, à l'extérieur - il ne faut pas qu'il soit menacé par des crises pouvant conduire à des guerres - donc, une démarche favorable au désarmement et à la baisse des tensions. Tout cela, indiscutablement, est symbolisé, représenté par M. Gorbatchev qui met des équipes en place et sans perdre le nord. Il faut quand même que nous comptions sur le rôle important de cet homme et de cette équipe en Union soviétique. Rien ne sera pareil à la fin du siècle à ce que nous avons connu depuis trois quarts de siècle.\
QUESTION. Quelle différence y a-t-il entre un socialiste français et un socialiste italien ?
- LE PRESIDENT. Vous posez des questions... Je ne peux pas trancher ces problèmes. Nous avons des rapports tout à fait cordiaux. Nous appartenons à la même Internationale socialiste et nous avons en même temps des relations constantes. Quand je dis "nous", je réagis là en socialiste que je suis resté, mais je ne tiens plus la responsabilité du Parti socialiste en France, et je n'ais pas à fixer ses thèmes politiques et idéologiques.
- Vous me faites intervenir dans un domaine qui n'est plus exactement le mien. Ce sont des camarades de combat politique, d'idéologie qui est nécessaire. Il me semble qu'elles se rapprochent de plus en plus. Nous avons connu une expérience depuis 1971 qui a conduit le Parti socialiste français à être le premier Parti en France en pratiquant l'union de la gauche. Il se trouve que les Français nous en ont été reconnaissants puisqu'ils ont promu le Parti socialiste en tête des formations politiques de notre pays. Je ne dis pas que cela soit la démarche que doivent suivre les socialistes italiens parce qu'ils sont maîtres de leur choix, de leur tactique et de leur façon de faire et je connais bien Bettino Craxi avec lequel j'ai des relations d'amitié. Chacun est maître chez lui et doit suivre son expérience nationale mais je considère que pour l'essentiel ce sont des partis proches l'un de l'autre.\
QUESTION.- Est-ce que le mot "grandeur" existe encore dans votre vocabulaire politique ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Oui et non, parce qu'on doit être fier et responsable de son propre pays lorsqu'il a marqué sa place dans l'Histoire et cela fait 1000 ans d'une façon organisée, que la France joue un rôle éminent en Europe et dans le monde. 1000 ans c'est quand même un bail et il n'y a pas de grand événement auquel nous n'ayons été associés soit dans les luttes pour le pouvoir, les luttes de puissance, soit dans l'avènement des grandes idées modernes, précisément ce deuxième centenaire dont vous me parliez tout à l'heure. La France a encore beaucoup de choses à dire et à faire et de ce point de vue le sentiment de sa grandeur doit habiter notre esprit mais souvent la grandeur a été considérée comme une affirmation plus nationaliste que nationale, comme une sorte de reconnaissance, de qualité suprême qui ne serait pas partagée par d'autres. Ca, cela me déplait. On ne construira l'Europe que si chacun, tout en étant fier et assuré de sa propre histoire, entend désormais construire une autre histoire dans laquelle nous serons tous ensemble.\
QUESTION.- Parmi les politiciens que vous avez rencontrés, qui sont ceux qui vous ont impressionné le plus, soit en négatif, soit en positif ?
- LE PRESIDENT.- Parmi les hommes politiques que j'ai connus ? Je ne peux pas faire de classement, c'est impossible. Je pourrais vous citer quelques hommes que j'ai aimés ou admirés mais je ne vous dirai pas ceux qui ne me plaisent pas, ce serait désagréable. J'ai rencontré beaucoup d'hommes de première grandeur aussi bien Néhru, que Mao Tsé-Toung, plusieurs des grands dirigeants américains et en Europe les fondateurs de l'Europe : ils me paraissent être des hommes qui ont servi une grande idée, qui dépassait même peut-être leurs mérites mais ont incarné une grande idée d'avenir : Schuman, Monnet. J'ai été secrétaire d'Etat de Robert Schuman, j'ai donc beaucoup collaboré à ses travaux, j'ai été un ami très proche et membre du gouvernement de Pierre Mendès France. Je pourrais continuer la liste et puis il n'y a pas que la politique il y a aussi le domaine des idées, les philosophes, les écrivains, les artistes. C'est une question trop complexe que vous me posez là. Je n'établirai pas de palmarès.\
QUESTION.- Que peut faire le Président de la France et que ne peut-il pas faire ?
- LE PRESIDENT.- Je peux faire tout ce que la loi me permet. Bien entendu, si je dispose aussi du soutien de l'opinion publique mais je ne peux pas faire ce qui est contraire à la loi ou à la morale et d'autre part la loi dans une démocratie fait que nul n'est monarque. Au demeurant, je n'en ai pas spécialement envie. Je crois que cette façon de considérer les choses est due au fait que le Président de la République en France a de grands pouvoirs sur l'exécutif et peut-être aussi au fait que, étant élu pour la deuxième fois par le suffrage universel - c'est un fait jusqu'ici unique dans notre histoire républicaine - et que cela donne le sentiment que, élu pour quatorze ans, cela commence à ressembler aux anciennes monarchies, cela ce sont des éléments d'appréciation tout à fait extérieurs à la façon de présider ou à la façon de gouverner. Je ne peux pas faire ce que la loi m'interdirait et je n'y pense pas. Je crois qu'une société n'est civilisée que lorsqu'elle respecte ses lois, ses propres lois.\
QUESTION.- Vous êtes grand-père. Et si vos petits-enfants se consacraient à la politique seriez-vous heureux ?
- LE PRESIDENT.- Je n'insisterai dans aucun sens. J'ai déjà un fils qui est député et maire donc il fait de la politique. Je le vois souvent, nous nous entendons très bien, je lui donne quelques conseils. Je ne sais pas s'il les suit toujours, après tout chaque génération a ses besoins, ses aspirations et son style. Il est moins engagé dans la vie politique tout en étant lui-même socialiste, que je ne l'ai été. Il s'intéresserait très facilement à autre chose et j'apprécie assez ce détachement.
- Quant à mes petits-enfants, j'en ai trois, ils sont trop petits pour avoir exprimé un sentiment dans ce domaine : deux filles de 11 ans et 8 ans, un garçon de 5 ans mais je ne leur donnerai pas ce conseil et je ne leur donnerai pas non plus le conseil contraire. Que chacun vive selon ses goûts. La politique n'est qu'un aspect de l'action, il y a tant d'autres manières de s'exprimer et d'agir. Alors, ils feront comme ils voudront.\
- LE PRESIDENT.- Vous savez ces trois mots ne sont pas plus séparables en 1989 qu'ils ne l'étaient deux cents ans plus tôt. Il y a encore de nouveaux champs de liberté à conquérir pour beaucoup d'hommes et de femmes en France et dans le monde. L'égalité est une recherche permanente. A tout moment se recréent des féodalités, les inégalités même s'accroissent entre les peuples et entre les individus, en dépit des efforts des pays démocratiques, cela reste à faire. Enfin la fraternité, la solidarité, c'est davantage une prise de position morale qui dépend des autres points, c'est-à-dire liberté, égalité, il ne peut pas y avoir de fraternité si l'on n'est pas libres et égaux. Voilà pourquoi je pense que votre question est une question disons un peu d'école. Dans la réalité le combat est le même après deux siècles.\
QUESTION.- On vous définit comme un monarque. En fait, vous vous considérez comment ?
- LE PRESIDENT.- Je suis un Président d'une République, d'une République démocratique et d'une démocratie qui s'exerce dans tous les domaines. Donc, le reste c'est du domaine de la polémique. J'exerce les pouvoirs que la Constitution me confère. Il est vrai que la constitution française donne au Président de la République, dans mon pays, plus de pouvoirs que dans la plupart des démocraties occidentales. Mais, j'ai veillé à ce que le gouvernement soit véritablement celui qui gouverne, ce n'était pas toujours le cas précédemment. A ce que le Parlement légifère, ce n'était pas non plus toujours le cas précédemment. J'ai décentralisé d'une façon considérable les institutions françaises, il y a maintenant des régions, des départements où les premiers magistrats exercent des pouvoirs infiniment plus importants que dans la période précédente. C'est autant de pouvoir enlevé au pouvoir central. Donc, cette remarque "monarque" a quelque chose de satirique, mais c'est vrai que j'entends aussi faire respecter les pouvoirs que la Constitution me donne.\
QUESTION.- Quelle est la place que vous donnez à la France en Europe ?
- LE PRESIDENT.- Je crois qu'elle doit avoir un rôle moteur. La France est l'un des pays qui se trouve à l'origine de la construction européenne, la géographie et son histoire lui montrent le chemin qui est le sien, elle se trouve maintenant pratiquement au centre géographique de la Communauté européenne. Elle est l'un des pays, l'un des trois pays qui se sont constitués en Etat et en Nation parmi les plus anciens de l'Europe. C'est dire que je suis très fier de son rôle historique, de son rôle politique. Mais il est évident que la France doit faire comme les autres, c'est-à-dire, entrant dans une Europe organique avec un marché unique et, je l'espère des pouvoirs politiques communs, personne ne doit chercher à prévaloir sur les autres. Il faut donc se débarrasser des sentiments de puissance qui compliqueraient considérablement la tâche des constructeurs de l'Europe.\
QUESTION.- Vous aussi, vous avez des scandales. Qui sont ceux que vous appelez les gangsters de la finance et les spéculateurs de la bourse ?
- LE PRESIDENT.- Les gangsters de la finance ont toujours existé. La démocratie économique et sociale consiste précisément à limiter leurs pouvoirs comme naguère on a limité les pouvoirs politiques des classes sociales dirigeantes du Roi ou de l'aristocratie. Mais les grandes finances ont toujours existé et ne se sont pas embarrassées de morale, ni des intérêts des classes dominées. Donc, aujourd'hui, cela se marque surtout par l'existence d'un certain nombre de féodalités généralement supra nationales. Mais plus encore, c'est à ce sujet que j'ai employé les expressions que vous relevez, l'espèce de primauté de l'argent qui spécule sur l'argent qui produit, qui produit et qui investit. Et c'est cette inversion du système capitaliste qui m'inquiète. Désormais celui qui produit, celui qui crée des entreprises est soumis aux puissances financières. L'entreprise qu'il a parfois passé sa vie à construire, peut lui échapper simplement sur un coup de bourse ou par l'arrivée sur le marché de gens extérieurs qui ne connaissent rien à la mécanique de l'entreprise, mais qui sont plus puissants par leur argent spéculatif. Cela c'est souvent du gangstérisme. On me dira c'est la loi d'une société avec du marché. En ce cas, le marché, il faut qu'on lui impose des règles morales et pratiques.\
QUESTION.- En tant que bon Français, comment jugez-vous de Gaulle aujourd'hui ? LE PRESIDENT.- Je laisserai les historiens s'exprimer à ma place. De Gaulle était d'abord l'homme du 18 juin 1940, et en ce sens, il a incarné la chance historique de la France, le courage, la Résistance, puis il est devenu un homme politique. Il est revenu au pouvoir en 1958 sur la base de choix politiques que je n'ai pas partagés. Mais je n'ai jamais nié ses qualités qui étaient très grandes au point que c'est un des hommes qui s'inscrit au premier rang de l'histoire de France.\
QUESTION.- Que pensez-vous de M. Gorbatchev ? LE PRESIDENT.- Gorbatchev, je l'ai rencontré pour la première fois au temps où M. Tchernenko était Premier Secrétaire du Parti communiste de l'Union soviétique. J'avais déjà remarqué une certaine originalité d'esprit, en particulier, je l'avais entendu critiquer les excès de centralisation du grand Plan, l'absence de liberté d'initiative. Je l'ai revu ensuite, lors des obsèques de M. Tchernenko, puis lors de la première visite d'Etat en France, en 1985. L'année suivante, j'ai fait une visite d'Etat en Union soviétique. Nous avons passé, chaque fois, au moins dix heures de conversation directe et personnelle. J'avais informé mes partenaires occidentaux que je voyais en cet homme et dans sa pensée politique la certitude d'un profond bouleversement soviétique. Je ne dis pas une rupture, je pense qu'il est attaché à une certaine tradition léniniste, mais faisant le saut des années vingt aux années quatre-vingt, c'est aussi à revenir sur un acquis historique dont certains aspects ont été déplorables pendant la période stalinienne notamment.
- Donc, je crois qu'il y a là une démarche sincère et conséquente pour réussir une expérience économique nouvelle, accroître les pouvoirs d'achat des Soviétiques, ce qui a entraîné une série de conséquences importantes pour qu'ils aient davantage d'initiatives, donc davantage de liberté et, à l'extérieur - il ne faut pas qu'il soit menacé par des crises pouvant conduire à des guerres - donc, une démarche favorable au désarmement et à la baisse des tensions. Tout cela, indiscutablement, est symbolisé, représenté par M. Gorbatchev qui met des équipes en place et sans perdre le nord. Il faut quand même que nous comptions sur le rôle important de cet homme et de cette équipe en Union soviétique. Rien ne sera pareil à la fin du siècle à ce que nous avons connu depuis trois quarts de siècle.\
QUESTION. Quelle différence y a-t-il entre un socialiste français et un socialiste italien ?
- LE PRESIDENT. Vous posez des questions... Je ne peux pas trancher ces problèmes. Nous avons des rapports tout à fait cordiaux. Nous appartenons à la même Internationale socialiste et nous avons en même temps des relations constantes. Quand je dis "nous", je réagis là en socialiste que je suis resté, mais je ne tiens plus la responsabilité du Parti socialiste en France, et je n'ais pas à fixer ses thèmes politiques et idéologiques.
- Vous me faites intervenir dans un domaine qui n'est plus exactement le mien. Ce sont des camarades de combat politique, d'idéologie qui est nécessaire. Il me semble qu'elles se rapprochent de plus en plus. Nous avons connu une expérience depuis 1971 qui a conduit le Parti socialiste français à être le premier Parti en France en pratiquant l'union de la gauche. Il se trouve que les Français nous en ont été reconnaissants puisqu'ils ont promu le Parti socialiste en tête des formations politiques de notre pays. Je ne dis pas que cela soit la démarche que doivent suivre les socialistes italiens parce qu'ils sont maîtres de leur choix, de leur tactique et de leur façon de faire et je connais bien Bettino Craxi avec lequel j'ai des relations d'amitié. Chacun est maître chez lui et doit suivre son expérience nationale mais je considère que pour l'essentiel ce sont des partis proches l'un de l'autre.\
QUESTION.- Est-ce que le mot "grandeur" existe encore dans votre vocabulaire politique ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Oui et non, parce qu'on doit être fier et responsable de son propre pays lorsqu'il a marqué sa place dans l'Histoire et cela fait 1000 ans d'une façon organisée, que la France joue un rôle éminent en Europe et dans le monde. 1000 ans c'est quand même un bail et il n'y a pas de grand événement auquel nous n'ayons été associés soit dans les luttes pour le pouvoir, les luttes de puissance, soit dans l'avènement des grandes idées modernes, précisément ce deuxième centenaire dont vous me parliez tout à l'heure. La France a encore beaucoup de choses à dire et à faire et de ce point de vue le sentiment de sa grandeur doit habiter notre esprit mais souvent la grandeur a été considérée comme une affirmation plus nationaliste que nationale, comme une sorte de reconnaissance, de qualité suprême qui ne serait pas partagée par d'autres. Ca, cela me déplait. On ne construira l'Europe que si chacun, tout en étant fier et assuré de sa propre histoire, entend désormais construire une autre histoire dans laquelle nous serons tous ensemble.\
QUESTION.- Parmi les politiciens que vous avez rencontrés, qui sont ceux qui vous ont impressionné le plus, soit en négatif, soit en positif ?
- LE PRESIDENT.- Parmi les hommes politiques que j'ai connus ? Je ne peux pas faire de classement, c'est impossible. Je pourrais vous citer quelques hommes que j'ai aimés ou admirés mais je ne vous dirai pas ceux qui ne me plaisent pas, ce serait désagréable. J'ai rencontré beaucoup d'hommes de première grandeur aussi bien Néhru, que Mao Tsé-Toung, plusieurs des grands dirigeants américains et en Europe les fondateurs de l'Europe : ils me paraissent être des hommes qui ont servi une grande idée, qui dépassait même peut-être leurs mérites mais ont incarné une grande idée d'avenir : Schuman, Monnet. J'ai été secrétaire d'Etat de Robert Schuman, j'ai donc beaucoup collaboré à ses travaux, j'ai été un ami très proche et membre du gouvernement de Pierre Mendès France. Je pourrais continuer la liste et puis il n'y a pas que la politique il y a aussi le domaine des idées, les philosophes, les écrivains, les artistes. C'est une question trop complexe que vous me posez là. Je n'établirai pas de palmarès.\
QUESTION.- Que peut faire le Président de la France et que ne peut-il pas faire ?
- LE PRESIDENT.- Je peux faire tout ce que la loi me permet. Bien entendu, si je dispose aussi du soutien de l'opinion publique mais je ne peux pas faire ce qui est contraire à la loi ou à la morale et d'autre part la loi dans une démocratie fait que nul n'est monarque. Au demeurant, je n'en ai pas spécialement envie. Je crois que cette façon de considérer les choses est due au fait que le Président de la République en France a de grands pouvoirs sur l'exécutif et peut-être aussi au fait que, étant élu pour la deuxième fois par le suffrage universel - c'est un fait jusqu'ici unique dans notre histoire républicaine - et que cela donne le sentiment que, élu pour quatorze ans, cela commence à ressembler aux anciennes monarchies, cela ce sont des éléments d'appréciation tout à fait extérieurs à la façon de présider ou à la façon de gouverner. Je ne peux pas faire ce que la loi m'interdirait et je n'y pense pas. Je crois qu'une société n'est civilisée que lorsqu'elle respecte ses lois, ses propres lois.\
QUESTION.- Vous êtes grand-père. Et si vos petits-enfants se consacraient à la politique seriez-vous heureux ?
- LE PRESIDENT.- Je n'insisterai dans aucun sens. J'ai déjà un fils qui est député et maire donc il fait de la politique. Je le vois souvent, nous nous entendons très bien, je lui donne quelques conseils. Je ne sais pas s'il les suit toujours, après tout chaque génération a ses besoins, ses aspirations et son style. Il est moins engagé dans la vie politique tout en étant lui-même socialiste, que je ne l'ai été. Il s'intéresserait très facilement à autre chose et j'apprécie assez ce détachement.
- Quant à mes petits-enfants, j'en ai trois, ils sont trop petits pour avoir exprimé un sentiment dans ce domaine : deux filles de 11 ans et 8 ans, un garçon de 5 ans mais je ne leur donnerai pas ce conseil et je ne leur donnerai pas non plus le conseil contraire. Que chacun vive selon ses goûts. La politique n'est qu'un aspect de l'action, il y a tant d'autres manières de s'exprimer et d'agir. Alors, ils feront comme ils voudront.\