16 mars 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la Révolution française et l'Europe du XVIIIème siècle, Paris le 16 mars 1989.

Monsieur le secrétaire général,
- Mesdames et messieurs,
- Je tiens d'abord à vous remercier pour vos fortes et bonnes paroles. Sans rien masquer du chemin encore à parcourir, vous avez justement évoqué cet ensemble de valeurs communes qui font le lien entre les Européens d'aujourd'hui. A mon tour de vous dire que la France est doublement honorée. Pour la troisième fois nous accueillons une grande exposition artistique du Conseil de l'Europe. Et pour la première fois, l'Europe s'associe collectivement à la célébration en France de l'anniversaire de notre Révolution. Cela nous permet ainsi de mieux la situer dans son véritable contexte qui ne fut ni étroitement parisien, ni strictement national, mais bien déjà, dans une large part, européen.
- Grâce à la coopération très généreuse des Etats membres du Conseil de l'Europe, l'art en apporte ici le témoignage. On va pouvoir, comme nous venons de le faire en parcourant cette belle exposition, prendre la mesure des influences réciproques dont sont tissés l'avant et l'après 1989.
- Aller - comme le disait Diderot - à l'âme par l'entremise des yeux. Et nous devons, à cet égard, beaucoup à M. le Commissaire général, M. Gaborit, à ses multiples collaborateurs comme aux représentants des différentes collections étrangères que j'ai eu le plaisir de saluer au travers de ces salles.\
Vous le savez, fondatrice, la Révolution française est aussi héritière des courants de pensée qui ont traversé l'Europe de l'époque, fécondée par l'expérience d'autres pays. Moments paroxystiques d'une évolution généralement très diverse, les révolutions tombent rarement du ciel. Je ne m'aventurerai pas ici dans une vaste explication des causes qui ont conduit, il y a deux cents ans, la France à bouleverser avec une rare vigueur l'ordre des choses qui prévalait jusqu'alors. Chacun a là-dessus son idée. Les historiens en débattent encore.
- Mais quelques mots du mouvement des idées et des hommes pour rappeler à quel point il est déjà présent dans l'Europe d'avant la Révolution. Ces mots là, au travers des célébrations de l'année en cours, ils seront dits par les uns, par les autres au point que l'on pourra en faire le bilan dans quelques mois. Paris accueille le genevois Rousseau, Potsdam ouvre ses portes à Voltaire, Diderot fait le voyage de Saint-Pétersbourg. Musiciens, peintres, architectes répondent à travers l'Europe à l'invitation des Etats, des souverains ou des mécènes. Le progrès scientifique et technique, si bien représenté dans cette exposition, résulte des efforts convergents des savants de l'Europe. Des Français, Maupertuis et Lagrange partent à Berlin président l'Académie réorganisée par Frédéric II.
- Voyages, correspondances, échanges, confrontations multiples dessinent un véritable espace culturel européen. On en parle encore aujourd'hui comme s'il s'agissait de le créer. Sans doute faut-il l'organiser. Mais on voit à quel point nous pourrions déjà tirer les leçons de ce que l'on savait faire il y a deux siècles. En ville, salons, cafés, gazettes amplifiaient l'écho des idées nouvelles. C'est dans ce contexte que des hommes comme Diderot et Kant rêvent, les premiers, d'une confédération des Etats européens. C'est de ce terreau qu'émergent, fortifiées aussi par l'expérience américaine, les grandes idées dont la Révolution française a fait son étendard. Les idées - à elles seules - ne mènent pas le monde. Pour que les choses bougent, il faut aussi les circonstances, l'économique et le social y ont leur part, la volonté aussi individuelle et collective des hommes. Mais si les révolutionnaires de 1789 voulurent d'emblée que leur message fût universel, c'est qu'ils savaient la France membre d'un corps plus ample et leurs aspirations partagées par tant d'autres pays, d'autres peuples dans l'Europe entière.\
L'Europe créative et inventive du XVIIIème siècle nous remet en mémoire le cheminement, bien plus ancien encore, qui nous a fait tels que nous sommes, abreuvés aux mêmes sources, confrontés aux mêmes choix. L'Europe a su se déprendre des absolutismes d'antan, comme elle l'a fait des dictatures modernes ou de la plupart d'entre elles. Elle est aujourd'hui, peut-on dire en simplifiant les choses, en paix avec elle-même. Les conditions y sont réunies d'un épanouissement culturel, solidaire, en raison de l'évolution des temps et de moyens de communication sans précédent. Ce que nous aurons fait de cette chance, il nous faudra en rendre compte aux jeunes européens qui demain prendront la relève.
- Cette exposition, l'effort accompli pour la réussir, pour rassembler des oeuvres, souvent passionnantes et complémentaires, tout cela montre bien qu'en associant les efforts des spécialistes, des experts, des politiques et demain d'un grand et vaste public, l'on peut dans les leçons de l'histoire tirer quelques enseignements pour l'avenir. Nous célébrons 1789, mais aussi ce qui s'en est suivi. Ce grand moment qui a réalisé la bascule de l'histoire de notre pays. On peut le dire une grande rupture dans l'histoire des idées, même si le terme de rupture est excessif en raison même de la lente maturation des idées. Eh bien l'Europe aujourd'hui se propose à nous. Elle exige la même attention, beaucoup d'imagination, beaucoup de persévérence. C'est aussi une grande idée. Ce sera une grande révolution si nous réussissons. C'est pourquoi je concluerai en vous disant que nous n'avons qu'un devoir, mais nous n'avons aussi qu'une issue, c'est de réussir. Tout le reste serait décomposition d'une oeuvre lente édifiée à travers les nombreux siècles de notre passé commun. Décomposition, destruction... mais l'honneur de l'homme, c'est de construire.\