6 février 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, notamment sur la politique sociale, l'importance des initiatives de solidarité au niveau local, la sécurité sociale et l'espace social européen, Lille le 6 février 1989.

Monsieur le maire, c'est avec une véritable joie que je me retrouve dans cette ville, dans cette ville de Lille, avec vous monsieur le maire, et aussi bien d'autres, que je vois et reconnais devant moi. Les quelques heures que nous venons de passer ensemble, outre le plaisir qu'elles m'ont donné, ont été l'occasion aussi de quelques étapes qui illustrent, qui mettent en relief cette valeur essentielle de toute société humaine, ce besoin permanent de tous les âges et de tous les temps, celui de la solidarité.
- Qu'est-ce qu'une caisse d'allocations familiales ? Celle que nous avons vue, sinon le moyen institutionnel d'une solidarité essentielle pour l'avenir de notre pays qui s'exprime à l'égard des familles, qui cherche à réduire les inégalités de revenu, les inégalités de logement pour donner à tous, et particulièrement aux enfants, le maximum de chances. C'est sans doute à sa politique familiale déjà ancienne, très élaborée mais toujours à reconstruire, que la France doit de connaître une évolution démographique finalement moins défavorable que celle de la plupart des pays de l'Europe, sans que nous puissions en être très satisfaits.
- Nous devons poursuivre cette politique familiale. J'ai toujours dit et partout le prix que j'y attachais. Il faut y consacrer des moyens importants. Tout relachement de notre effort dans ce domaine aurait des conséquences trop graves pour qu'on puisse les imaginer. Refusons, chers amis, les tentations du malthusianisme, même si des visions à courte distance peuvent donner à penser qu'après tout ce serait peut-être le moyen de réduire nombre de nos difficultés, en particulier celle du chômage.
- Je m'attarde un moment sur ces caisses d'allocations familiales, sur ce qui m'a été montré, sur les conversations que j'ai pu avoir, fort instructives, avec les personnes qui y travaillent. Leur mission qui vient d'être renouvelée, élargie, est encore celle de la solidarité, d'une solidarité élémentaire, celle qui s'adresse aux plus pauvres, à ceux qui sont menacés d'exclusion, à ceux qui n'ont plus rien. J'ai pu constater avec quel coeur et courage et dévouement les personnels étaient mobilisés pour répondre à la tâche qui leur a été fixée. J'insiste un moment sur la loi qui a institué un revenu minimum d'insertion. Ce n'est pas grand chose, mais il n'y avait rien. Ou bien, cela permet de compléter, même petitement, des revenus de misère. Nous pouvons ainsi contribuer à remettre, à réinsérer dans le fonctionnement de notre société, ceux qui vivaient aux marges, aux franges ou au dehors de notre société. Je veux que l'on entende d'ici les remerciements que j'adresse partout en France aux équipes qui se sont mobilisées, qui, très souvent, sous l'impulsion d'initiatives locales, départementales, municipales, associatives ont précédé la décision prise par le gouvernement et par le parlement.\
Nous voilà maintenant dans ce beau bâtiment, qui démontre lui aussi ce que peut-être une solidarité agissante. Je reprendrai le même argument que tout à l'heure : qu'est-ce, en effet, que ce lieu où l'on s'occupe de l'assurance maladie, sinon l'endroit où se concrétise par le jeu des prises en charge financières la solidarité voulue par notre société afin de faire reculer la maladie, la douleur, le chagrin, et pourquoi pas, la mort ? Quelle plus noble ambition que d'assurer l'égalité de tous devant l'accès aux soins pour assurer ce bien si précieux que l'on appelle la santé ? C'est précisément parce que cette égalité n'est pas totale, qu'elle n'est parfois qu'une affirmation que l'on peut lire dans les textes officiels, mais que l'on ne voit pas toujours dans la réalité, parce que l'exclusion est aussi l'absence de droit aux soins, que le versement du revenu minimum d'insertion entraîne automatiquement l'affiliation à l'assurance maladie.
- Au passage, entre les deux immeubles, nous nous sommes arrêtés sur la place de la solidarité et j'ai, avec vous, admiré le ruban de Moebius belle oeuvre architecturale, je crois réalisée par un lillois, Marco Slinckaert. Je veux saluer son talent, la signification symbolique de cette chaîne sans fin, inaltérable de la solidarité qui doit répondre à l'autre chaîne également inépuisable, celle du malheur ou celle du désespoir. Il faut pouvoir constamment répondre aux malheurs et aux souffrances de la condition humaine et si l'on organise entre nous la solidarité nécessaire, on y parvient souvent. On panse bien des plaies. On assurera à quiconque le sentiment, dont on a tant besoin, qu'il n'y a pas de solitude définitive, mais que les autres sont proches, ou sont prêts de le devenir, pour peu qu'on les y invite, qu'on les y incite, pour peu qu'on s'organise. Une des missions du gouvernement de la République, c'est d'organiser, de rendre possible cet effort national.\
J'ai bien entendu remarqué à quel point se complétaient les initiatives. D'abord la solidarité locale, je dois dire que le Nord de la France a de ce point de vue une très grande tradition - tradition d'hospitalité, d'accueil, de chaleur humaine -. C'est la tradition des gens du Nord. Puisque je suis chez eux, je peux quand même bien le leur dire. Je les en remercie. Il y a dans cette ville, dans ce département, dans cette région, un réseau très riche, exceptionnellement riche d'associations. Il y a naturellement les grandes associations caritatives nationales qui ont leur représentation ici. Mais il y a aussi les associations locales ou départementales - dois-je en citer : les associations d'aides ménagères, d'aide aux personnes âgées, aux handicapés, aux drogués pour les tirer d'affaire, associations pour l'insertion des chômeurs ou l'insertion des personnes sans revenus -. Tout cela existe ici-même. Et si l'on a toujours besoin de se sentir compris et si possible aimé, pour reprendre pied, courage quand on se sent un peu las devant l'inutilité de certains efforts, je veux en témoigner pour vous devant la France, vous avez fait du bon travail.
- Cela n'aurait pas été possible, il faut le dire, sans l'action municipale elle-même, car s'il y a un certain déterminisme dans la mentalité et le comportement des gens du Nord pour la solidarité, il n'empêche que, s'il n'y avait personne pour rendre plus cohérents ces efforts, pour relancer les intentions, nous n'arriverions pas au même résultat. Il y a donc une interaction sur laquelle j'insiste et dont vous offrez d'excellents exemples. J'ai noté, au moment ou je préparais cette allocution, que vous aviez créé chez vous des associations particulières, par exemple une association de régie technique, entreprise d'insertion, j'ai noté un organisme de logement social avec la collaboration de tous les organismes, soutenu par la ville, qui permet véritablement de suivre de façon personnalisée la situation de très nombreuses familles, plus de 500, moins d'un millier, de résorber leurs impayés de loyers, de les faire accéder à des droits dont elles ne jouissaient pas ou ne jouissaient plus : prestations familiales ou droit aux soins.
- C'est pourquoi j'ai voulu dire que c'est au travers d'initiatives de ce genre qu'a germé l'idée du revenu minimum d'insertion. D'autres que vous l'ont fait mais pas tellement nombreux. Les pionniers ne sont pas les denrées les plus communes, ceux qui vont de l'avant, ceux qui créent le mouvement £ après cela, tout s'embraye, tout le monde vient. Le Nord nous offre de ce point de vue beaucoup d'exemples. Et nous savions déjà, au moment où nous avions proposé cette idée aux Français, - où je l'ai proposée moi-même pendant la campagne présidentielle - au moment où le gouvernement a été mis en place et a fixé une priorité en faveur du RMI, nous savions que c'était possible parce que des citoyens par eux-mêmes, ou des municipalités par elles-mêmes, l'avaient déjà réussi et que, pour reprendre mon raisonnement d'il y a un moment, seule l'impulsion nationale et publique permettait d'apporter la cohérence indispensable.\
`Suite des initiatives de solidarité au niveau local` Alors je tenais à vous dire ces choses, sans oublier bien entendu les projets de convention entre la caisse primaire d'assurance maladie et le département pour installer des permanences médicalisées dans les centres communaux d'action sociale, ce qui permettra de donner aux personnes démunies des soins immédiats sans que se pose d'abord la question des modalités de prise en charge financières. Il est certain que les bons administrateurs doivent gérer soigneusement leur budget, les moyens dont ils disposent, et cependant on ne peut non plus tout soumettre aux règles administratives lorsque se présentent des cas humains d'urgence.
- Eh bien moi, j'encourage ceux qui osent à ce moment là, qui immédiatement vont au secours des autres £ ils trouveront toujours, croyez-moi, le relais de la puissance publique ou des institutions départementales, locales ou municipales, pour remettre plus tard les choses au point.\
Cette solidarité locale, elle est liée à la solidarité nationale, cette solidarité nationale qui a trouvé un point d'orgue en 1945 avec l'institution de la sécurité sociale. Mais tous les 10 ou 15 ans, ce débat revient à la surface. On dit "mais la France ne pourra jamais tenir en état un système de solidarité aussi lourd et aussi complexe" et chaque fois qu'il m'a été donné d'intervenir sur ces choses, j'ai dit "halte là ! c'est l'une des grandes conquêtes depuis 1789 £ avec les droits de l'Homme affirmés et la souveraineté du peuple, la sécurité sociale jalonne l'une des grandes conquêtes d'une société sur elle-même pour assurer entre tous ces membres la solidarité nécessaire". Prenons garde à ne pas toucher, ni aux principes, ni à la pratique. Quand on veut trop toucher à la pratique, on finit par altérer les principes. On ne peut bâtir une société où, selon que l'on soit riche ou pauvre, on aurait un droit différent à la solidarité des autres. Je suis sûr que les Français n'en veulent, n'en voudront pas et je les appelle une fois de plus à considérer avec le plus grand sérieux la manière de gérer ce patrimoine commun qu'est la sécurité sociale mais en même temps à conserver fermement le respect d'un principe devenu fondamental.
- Je n'ignore pas que bien des problèmes se posent, quand ce ne serait que l'évolution de notre démographie, que le besoin de santé présente un aspect culturel, et que de ce fait, on se trouve devant des problèmes financiers extrêment complexes. Je sais bien que de nouvelles technologies élèvent le coût des soins, que les progrès de la biologie bouleversent les pratiques médicales. Il faudra une réponse à chacun de ces problèmes. Il faudra bien entendu maîtriser les dépenses de santé par une gestion rigoureuse, faire des évaluations des techniques médicales, - cela n'a pas été suffisamment mis au point - former le corps médical à ces nouvelles missions, habituer la population aux diverses formes de prévention, développer les soins à domicile, et toutes les alternatives à l'hospitalisation. Il faut constamment chercher à adapter le financement des dépenses, mais à la condition de ne jamais altérer le principe même qui fait que les Français riches ou pauvres ont le même droit à la santé, à la protection, à la solidarité nationale.
- De ce point de vue, le RMI montre bien quel a été notre premier souci. Je n'entends pas, ne prétends pas que ce revenu minimum d'insertion soit le fin du fin. Il suffit d'énoncer les chiffres pour savoir tout aussitôt que l'on ne peut répondre de cette manière aux aspirations légitimes de ceux qui y ont recours. Mais c'est déjà la sauvegarde de base, surtout parce qu'y est strictement associée la notion d'insertion dans la société, d'insertion professionnelle, en habituant ou en réhabituant les bénéficiaires de ce revenu minimum à vivre avec les autres, à trouver un emploi £ mais pour trouver un emploi encore faut-il être qualifié, donc avoir une formation. Tout cela représente à mon sens, comme la sécurité sociale, dans un domaine plus limité, limité à quelques 400 ou 500000 personnes, un droit reconnu dès les premiers jours par la grande Révolution française et qui faisait, de cette solidarité active, un principe de base de notre démocratie.\
Je voudrais sur un dernier point faire une remarque £ si je constate la présence et la vitalité de régions et de villes comme les vôtres chaque fois qu'il s'agit d'assurer la solidarité entre les Français, si j'observe qu'au travers des choix politiques des Français, mandat a été donné à leurs élus dont je suis, au premier rang, de réaliser une oeuvre de justice, de liberté, d'égalité plus grande, de solidarité permanente, on peut se poser des questions sur le devenir de ces principes et sur leurs mises en pratique lorsque sera atteinte bientôt l'autre dimension, la dimension européenne. Car il me paraît évident que puisque l'Europe doit représenter un progrès pour tout Européen membre de la Communauté des 12 pays qui la composent, c'est toujours dans le sens du progrès c'est-à-dire du plus grand nombre de droits, d'une solidarité plus vivante, et non pas dans l'autre sens que l'on doit se diriger.
- A quoi servirait-il de fonder une Europe monétaire, technologique, des moyens de communication, disons une Europe économique et technique, si elle n'était fondée sur l'Europe des citoyens d'abord, mais aussi plus largement l'Europe des hommes, des femmes, l'Europe des travailleurs, si chaque individu européen ne devait pas être reconnu par le meilleur et pour le meilleur dans l'ensemble européen ? Voilà pourquoi j'insiste tant sur la notion d'Europe sociale. L'année 1989 va se trouver affrontée à quelques grandes questions pour la préparation du 1er janvier 1993 quand toutes les frontières seront abattues entre 320 millions d'Européens.
- Parachever l'Europe monétaire, développer l'Europe de l'environnement pour que chacun prenne part à la sauvegarde commune, l'Europe technologique, sans oublier ses aspects culturels, de façon que nous ne soyons pas perdus dans l'océan des techniques japonaises ou des productions américaines et que les cultures européennes soient capables de s'associer pour produire des images et des textes qui participent du développement culturel de l'Europe tout entière sous sa forme originale, en sauvegardant au passage les cultures minoritaires, tout cela n'aurait pas de sens s'il n'y avait pas ce que j'ai appelé - il y a déjà de longues années - d'abord dans le scepticisme général, aujourd'hui avec un meilleur accueil : l'espace social européen.
- Je ne veux pas d'Europe où le capital ne serait imposé qu'à moins de 20 % tandis que les fruits du travail le seraient à 60 %. Je ne peux pas vouloir d'une Europe dans laquelle il y aurait régression pour les catégories de Françaises et de Français qui font l'essentiel de l'effort et qui supportent depuis des générations l'essentiel du poids des trois révolutions industrielles qui se sont succédées depuis moins de 200 ans. L'Europe ne peut qu'être un progrès et nous devons tous ensemble veiller à ce que les législations les plus - comment dirai-je - regréssives, les plus attardées ou les plus injustes, celles qui ont donné toutes les chances aux privilégiés contre le plus grand nombre, et il en est en Europe, ne soient pas le modèle qui pourrait s'imposer. En tout cas il n'aura pas le consentement de la France et il y aura une discussion, qui s'est déjà engagée et qui va se poursuivre - je ne suis pas pessimiste -, d'autant plus que la Commission présidée par notre ami Jacques Delors veille au grain et qu'elle s'appliquera à rechercher les compromis capables de déboucher sur les règlements et les dispositions sociales qui permettront à tous les Européens de savoir qu'ils sont entrés dans une ère nouvelle, où l'on reconnaîtra mieux qu'hier les droits du travail et les droits à la solidarité.\
Voilà pourquoi dans cette cérémonie de cet après-midi, je vois un triple symbole. Celui de l'adhésion locale, l'adhésion lilloise, nordiste, au plus grand et au plus remarquable, au plus audacieux thème des luttes sociales, - à travers je le répète, un peu de moins de 200 ans car si la Révolution s'est faite en 1789, la première révolution industrielle n'a véritablement imposé ses normes et ses injustices qu'au début du 19ème siècle -, à ce mouvement continu de toutes les forces syndicales ou politiques, engagé dans le grand combat pour la solidarité. Il nous appartient de le mener à bien, à nous tous, dans cette continuité nécessaire, là à Lille, dans le Nord, ici en France. J'en ai la première charge et je ne manquerai pas à ce devoir, vous pouvez en être sûrs, face aux forces qui voudraient tant nous ramener en arrière, au temps où quelques groupes minoritaires mais dominants étaient maîtres des choix.
- Et puis, la dimension européenne, le devenir presque immédiat, où nous allons retrouver les mêmes formes de luttes, mais cette fois entourés de dizaines de millions de femmes et d'hommes, du Danemark à la Grèce, du Portugal à la Grande-Bretagne, et tous les autres aussi, et nous au milieu, au centre de l'Europe, je n'entends pas la soumettre à mes seules préférences. Tout doit être dialogue et conciliation entre les Européens, nul n'imposera sa loi. Mais tout de même ne peut-on espérer et vouloir que le mouvement continu de ceux qui se sont libérés de leurs chaînes au travers des luttes passées se poursuive, ne peut-on espérer et vouloir que l'Europe leur apporte un moyen nouveau de conquérir ces droits fondamentaux qui s'appellent toujours liberté, égalité, fraternité, souveraineté du peuple et finalement solidarité, mesdames et messieurs.
- Voilà pourquoi j'attache beaucoup d'importance à la rencontre d'aujourd'hui.\