28 janvier 1989 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au "Times of India" le 28 janvier 1989, notamment sur la coopération franco-indienne en divers domaines, la dette des pays en voie de développement, l'interdiction des armes chimiques et la paix au Cambodge.

QUESTION.- La coopération franco-indienne dans le domaine de la technologie des missiles a été marquée par des progrès réguliers. Mais la France est membre du système de contrôle de la technologie des missiles, composé de sept nations, qui impose des règles strictes sur l'exportation des missiles. La coopération franco-indienne peut-elle continuer à se développer compte tenu de ces règles ?
- LE PRESIDENT.- Comme vous le rappelez, la France s'est engagée en avril 1987 avec 6 autres pays à une discipline sur le transfert de technologies sensibles. Comme dant tout système de contrôle de ce type, une position maximaliste ne nous paraît pas réaliste. Nous partageons avec beaucoup de pays, dont le vôtre, le souci d'éviter la prolifération des armes et en particulier des vecteurs balistiques et spatiaux. Mais dans notre esprit cette discipline que nous nous imposons ne doit pas nous empêcher de rechercher des voies de coopération dans le domaine des utilisations pacifiques de l'espace. Je souhaite donc que des conversations s'engagent sur ce sujet, avec le souci de respecter nos engagements internationaux.\
QUESTION.- Dans le domaine des centrales nucléaires les besoins de l'Inde sont énormes. La France dispose des ressources nécessaires pour répondre à ces besoins. Pourtant, nos deux pays n'ont pas pu se lancer dans des projets importants. Cela s'explique, de l'avis de l'Inde, essentiellement par le fait que les conditions financières proposées par la France ne sont pas suffisamment intéressantes. Nous croyons savoir que les conditions de crédit accordées par la France dans le cadre des joint ventures et les conditions de remboursement font l'objet d'un réexamen. Peut-on espérer que les choses progressent à l'occasion de votre prochaine visite ?
- LE PRESIDENT.- Avec un pays comme l'Inde dont le programme nucléaire civil est très cohérent, la France est prête à engager une coopération industrielle étendue, alors que jusque là elle était limitée. Là encore nous avons à respecter nos engagements internationaux respectifs : dans le domaine de la non-prolifération, je ne vois pas de difficulté particulière car nos deux pays tiennent des discours voisins sur ce thème et le principe du contrôle international sur le matériel que nous livrerions est acquis £ pour les conditions de financement, sujet que vous évoquez tout particulièrement, il existe actuellement un accord entre tous les pays de l'OCDE dont nous devons tenir compte. Mais je souhaite que l'on utilise toutes les marges de manoeuvre possibles de manière à présenter une offre permettant d'engager une coopération fructueuse avec l'Inde dans ce domaine qui apparaît tout à fait prioritaire.\
QUESTION.- Pensez-vous que la coopération dans le domaine de la défense pourrait également faire l'objet d'un réexamen ? En particulier, où en sont les négociations sur l'avion de combat léger ?
- LE PRESIDENT.- Notre coopération dans le domaine de l'armement qui avait connu un essor remarquable en 1982, notamment dans le domaine de l'aéronautique militaire, s'est depuis quelques années un peu ralentie. Lors de sa visite récente dans votre pays, le ministre français de la défense, M. Jean-Pierre Chevènement a proposé la signature d'un nouvel accord intergouvernemental pour favoriser la réalisation des projets examinés en commun. Parmi ceux-ci figure le programme d'avion de combat léger, pour lequel les industriels français sont en négociation avec l'Inde. Ce projet pourrait être l'occasion de développer une coopération de grande ampleur, conduisant à des transferts de technologie très avancée.\
QUESTION.- Par rapport aux autres pays d'Europe, surtout la RFA, les investissements français en Inde n'ont pas vraiment pris d'ampleur. Là également, bien que la France ait à offrir une excellente technologie dans des domaines vitaux pour l'Inde (télécommunications, électronique, chimie, engrais, exploitation des océans, centrales électriques, traitement des eaux usées, chemins de fer), le coût de cette technologie est exorbitant pour l'Inde. Ne peut-on trouver de nouvelles idées pour développer les joint ventures dans ces domaines ?
- LE PRESIDENT.- Il est vrai que les investissements français n'ont pas pris une ampleur satisfaisante et ne dépassent pas environ 2 % des investissements étrangers en Inde. Ce retard sur nos principaux concurrents est l'une de nos préoccupations majeures. Des mesures ont déjà été prises notamment par le biais du financement des équipements importés en Inde dans le cadre de sociétés mixtes. Nous conditionnerons plus étroitement à l'avenir l'accès des entreprises françaises aux protocoles financiers à la présentation d'un programme d'investissement conjoint. D'autres mesures sont à l'étude pour inciter les entreprises françaises à rechercher des partenaires et des formes de collaboration plus variée allant de la sous-traitance à l'association industrielle.\
QUESTION.- Malgré les nombreuses assurances données par les dirigeants européens, les pays en développement, notamment l'Inde, craignent sérieusement que la Communauté européenne n'adopte après 1992 des mesures protectionnistes. Ils pensent en particulier à la politique agricole commune et aux répercussions qu'elle entraînera sur leurs exportations de céréales alimentaires vers l'Europe. Ils craignent notamment que la Communauté demande une forme ou une autre de réciprocité pour les importations et exportations, sur le modèle des marchés de la Communauté avec le Japon. Que pouvez-vous dire pour apaiser ces craintes ?
- LE PRESIDENT.- Le marché unique européen vise à faire disparaître l'ensemble des barrières aux échanges entre pays membres de la Communauté. Les pays tiers bénéficieront également des procédures uniques, des économies d'échelle, des marchés décloisonnés, de la concurrence plus libre qui caractériseront ce marché unique. Le conseil européen de Rhodes vient d'ailleurs de le réaffirmer très clairement. Le marché communautaire restera ouvert sur le reste du monde comme il l'a toujours été. Ceci n'est pas seulement dans l'intérêt de nos partenaires, mais aussi de nos entreprises dont un nombre grandissant a une vocation mondiale. S'agissant du cas particulier de l'agriculture, il faut rappeler que la Communauté est engagée dans un processus de réforme de la politique agricole commune qui vise à réduire les subventions agricoles et à rendre l'agriculture européenne plus ouverte et plus compétitive. Mais le déficit qu'elle enregistre avec les pays en développement (13,6 milliards de dollars) témoigne déjà d'une ouverture certaine des marchés aux exportateurs de ces pays.\
QUESTION.- La France a pris l'initiative de lancer de nouvelles propositions visant à alléger le poids de la dette des nations endettées. Elle a proposé en particulier l'idée de constituer un fonds de garantie des paiements d'intérêts sur tous les prêts commerciaux, convertis en obligations. Vous avez déclaré qu'il faudrait de longs préparatifs pour trouver une formule permettant d'assurer des liquidités nouvelles aux nations endettées qui ont des revenus moyens. Pensez-vous que quelque chose de tangible a des chances d'être mis au point dans un avenir proche ?
- LE PRESIDENT.- Après avoir, au sommet des pays industrialisés à Toronto, fait accepter une initiative qui concernait les pays les plus pauvres de la planète, ce qui constituait une priorité naturelle, j'ai en effet proposé à la tribune des Nations unies de favoriser l'allègement du fardeau de la dette qui pèse sur les pays en développement dits à "revenu intermédiaire". Il s'agit cette fois de réduire non pas la dette publique mais des créances bancaires, ce qui n'est pas la même chose. Les Etats peuvent trouver des solutions donnant un cadre plus favorable à des techniques de conversions de créances, mais ils ne peuvent pas se substituer aux banques en cette matière. Il faut également songer qu'il ne suffit pas de régler le problème de la dette passée mais également assurer le développement futur des pays concernés, qui doivent pouvoir bénéficier de nouveaux transferts financiers. Malgré toutes les difficultés que l'on peut pressentir, je crois essentiel qu'une action concrète soit engagée rapidement car il n'est pas possible de laisser aux seuls pays en développement, en imposant à leur population de très lourds sacrifices, de soin de régler ce problème.\
QUESTION.- Comment évaluez-vous l'impact des politiques de transparence et de restructuration engagées par M. Gorbatchev ? Leur impact en Union soviétique, dans les pays socialistes d'Europe de l'Est et sur les relations Est-Ouest ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas moi qui me plaindrai qu'un grand pays comme l'Union soviétique consacre davantage de ressources au développement de son économie et au bien-être de sa population plutôt qu'au surarmement. Ni que M. Gorbatchev prenne sur le plan international des initiatives qui vont dans le bon sens, celui de la détente et du dialogue. Nul n'ignore les résistances qu'il rencontre dans son propre pays. Mais il serait dommage de ne pas saisir les chances qu'offre pour la paix et la coopération dans le monde la démarche courageuse et novatrice de M. Gorbatchev.\
QUESTION.- prévoyez-vous un règlement rapide du conflit au Cambodge ? Les discussions qui ont eu lieu à Paris entre les parties concernées semblent ouvrir des perspectives. Selon vous, quels sont les facteurs qui empêchent de progresser ? Et peut-on envisager une initiative commune franco-indienne à cet égard ?
- LE PRESIDENT.- Le chemin de la paix au Cambodge passe d'abord par la réconciliation entre les Cambodgiens eux-mêmes. C'est bien pourquoi la France s'est employée, depuis plus d'un an, à faciliter les contacts d'abord, les discussions ensuite entre les quatre parties cambodgiennes. Grâce notamment aux efforts du Prince Sihanouk des progrès ont été enregistrés. Toutes les initiatives seront les bienvenues pourvu qu'elles tiennent compte des aspirations du peuple khmer, des principes du droit international et qu'elles contribuent au rétablissement d'un Cambodge souverain et pacifique vivant en harmonie avec ses voisins.\
QUESTION.- Des participants arabes à la Conférence sur l'interdiction de la guerre chimique que vous avez accueillie ont fait part des préoccupations légitimes au sujet de l'arsenal nucléaire israélien non déclaré, bien qu'ils aient été persuadés d'accepter la formule de consensus adoptée par le congrès, les craintes qu'ils ont exprimées sont réelles. Selon vous, que devrait-on faire pour les rassurer ?
- LE PRESIDENT.- Tous les participants à la Conférence de Paris sur l'interdiction des armes chimiques ont reconnu la nécessité de parvenir, le plus rapidement possible, à l'élimination des armes chimiques, par la conclusion d'une convention en interdisant la fabrication, le stockage et le transfert. Cette volonté, unanime et inconditionnelle, se traduit dans la déclaration finale qui a été proclamée solennellement à l'issue de la Conférence. C'est l'un des mérites - et non des moindres - de cette Conférence de Paris que d'avoir posé, pour elle-même, la question de l'élimination des armes chimiques et d'avoir commencé à y apporter une réponse.
- La question que vous soulevez est autre : c'est celle de la sécurité dans une zone, le Proche-Orient, où les tensions sont vives et où les affrontements persistent avec tous les risques que cela comporte. La sécurité ne passe pas par le surarmement, mais par une solution politique apportée aux conflits. La France appelle de ses voeux un règlement favorable aux intérêts mutuels des parties en cause et se met à la disposition de ceux qui cherchent, comme elle-même, à progresser dans cette voie.\
QUESTION.- Rétrospectivement, comment jugez-vous les résultats de l'année de l'Inde en France ? A-t-elle entraîné un changement durable dans la perception de l'Inde en France ? Et quels résultats attendez-vous du prochain Festival de la France en Inde ?
- LE PRESIDENT.- L'année de l'Inde en France a été un moment fort de la rencontre de nos peuples et, pour beaucoup de Français, une occasion de se familiariser avec vos traditions culturelles tout en mesurant le dynamisme et la modernité de votre pays. Chacun garde en mémoire le superbe Mela indien organisé au Trocadéro en juin 1985 ou la magnifique exposition "Rasa, les 9 visages de l'art indien" accueillie au Grand Palais. Votre patrimoine artistique, la vitalité et la diversité de votre culture populaire exercent en France une fascination ancienne. Mais le programme de l'année de l'Inde a aussi montré le visage moderne d'une grande nation. La rétrospective du cinéma indien organisée au Centre Pompidou a donné une idée de la fécondité de votre industrie cinématographique. D'autres manifestations ont permis de mieux connaître vos savoir-faire - je pense en particulier au textile où se concilient tradition et modernité -, de voir pour la première fois bien des oeuvres de vos jeunes créateurs, bref d'avoir une idée plus juste de ce que vous êtes et de ce que vous faites.
- Nous attendons à notre tour la même chose de l'année de la France en Inde : que l'on connaisse mieux chez vous ce qui, du patrimoine artistique à l'innovation technologique, fait notre identité dans le monde d'aujourd'hui. C'est pourquoi, en même temps qu'à tous les arts, de la peinture à la danse, du cinéma à la musique, notre festival fait une large place aux manifestations de caractère scientifique et technique sur des sujets aussi divers que les télécommunications, l'intelligence artificielle, l'aéronautique, l'observation de la terre, la maîtrise de l'eau, etc. Nous sommes deux pays également fiers de leur civilisation, de leur histoire - la France célèbre d'ailleurs tout au long de cette année le bicentenaire de sa Révolution - et en même temps résolument tournés vers l'avenir. L'ensemble de ces échanges nous permet de mieux nous connaître et donc de mieux coopérer. Des liens se tissent ainsi non seulement entre les responsables de gouvernements mais aussi entre artistes, chercheurs, chefs d'entreprise qui ont, j'en suis sûr, beaucoup à faire ensemble.\
QUESTION.- Monsieur le Président, durant votre dernière visite à Delhi, vous avez personnellement donné une impulsion aux relations franco-indiennes. On a l'impression que ces relations n'ont guère progressé au cours des trois dernières années. Quelles en sont selon vous les raisons ? Est-il possible, durant votre visite de donner un nouvel élan à ces relations ?
- LE PRESIDENT.- L'impulsion doit être permanente. Ce fut l'objet de ma visite en Inde en 1982 et de celle de M. Gandhi à Paris en 1985. Il existe entre l'Inde et la France un courant d'estime et de sympathie, une curiosité réciproque, qui ne se traduisent pas, aussi activement qu'il conviendrait, dans des habitudes de travail en commun. Si je viens accompagné d'une importante délégation de ministres, de parlementaires, d'industriels, de créateurs, dont beaucoup pratiquent et aiment l'Inde de longue date, c'est bien pour sensibiliser mes compatriotes à la nécessité d'entreprendre dès maintenant une coopération de longue haleine avec votre pays et de le considérer comme un partenaire privilégié.\