27 janvier 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur les initiatives de politique culturelle au niveau régional, l'identité culturelle européenne et le projet Eurêka audiovisuel, Beauvais le 27 janvier 1989.

Monsieur le maire,
- Je vous remercie de vos paroles d'accueil. Ce que j'ai déjà vu de Beauvais, en cette circonstance avec la visite de la Manufacture nationale de Tapisserie, comme au cours de ces dernières années, doit servir d'exemple pour montrer ce qu'un homme et une équipe attachés au bien être et au développement d'une ville peuvent accomplir : non seulement faire, mais faire bien. Sauver un vieux bâtiment du XIXème siècle, d'une noble architecture, et le moderniser, sans l'abîmer, pour lui donner une nouvelle signification esthétique en même temps qu'un rôle utile et noble. Cela pourra servir aussi de modèle à ce que l'on appelle une décentralisation régionale. Et pourtant, il s'agit là - j'ai prononcé ces mots volontairement - précisément d'une décentralisation nationale.
- Vous avez rapporté, vous-même, de quelle manière les choses s'étaient passées, la longue série des années glorieuses, les grandes réussites de la Manufacture Nationale dans votre ville depuis, je crois, 1664, et puis le drame de la dernière guerre mondiale, un demi siècle d'absence qui pouvait être - il ne faut pas se le dissimuler - définitive. Car il y a quelque chose de tentaculaire dans la présence de cette capitale, surtout lorsqu'on se trouve dans la région encore parisienne, il y a comme une difficulté à résister à cette attraction.
- Cependant - vous l'avez voulu, vous l'avez réussi - la Manufacture Nationale est revenue chez vous et doit pouvoir, à partir de maintenant permettre d'observer et d'admirer des oeuvres dont l'origine sera beauvaisienne et qui ne seront pas moins des témoignages du génie national.
- Le ministre de la culture, Jack Lang, m'en avait souvent parlé. Cette initiative figurait parmi les grands travaux provinciaux qu'il avait encouragés. Car on trouve de ville en ville, à travers toute la France, des réalisations de cet ordre. Sans doute, ici, avez-vous rejoint l'histoire, c'était une chance, comme c'était une chance pour Beauvais que d'avoir un corps de métier exceptionnel, une profession exceptionnelle, des femmes et des hommes formés avec patience à une discipline elle-même exceptionnelle.
- Mais, un peu partout, - au travers de la photographie ou de la bande dessinée, du musée de traditions ouvrières ou du musée de l'art vivant, de l'art moderne et dans tous les domaines - on voit surgir aujourd'hui, tous ces témoignages du passé et du présent qui restituent à la culture de la France son caractère d'aujourd'hui puisé aux sources d'une longue histoire.\
Je voudrais simplement souligner - n'ayant pas l'ambition d'ajouter quoi que ce soit à ce qui a été dit par Walter Amsallem - que cela s'inscrit dans un effort de décentralisation qui s'accorde aux lois que nous avons fait adopter en 1981 - 1982 : changer le visage de la France en tentant de restituer à chacune des régions ses propres sources, son propre caractère, son originalité, son génie créateur. Pour cela, il fallait d'abord des institutions et un cadre. Encore maintenant faut-il meubler ce cadre, le remplir et c'est ce que nous sommes en train de faire.
- J'ai ici, sur une note, quelques efforts de décentralisation culturelle. J'observe, vingt-huit centres dramatiques nationaux - vingt-huit ! - ce sont des centres dramatiques nationaux, répartis, bien entendu, sur l'étendue du territoire : en province, en banlieue parisienne. Participation de l'Etat, ce qui n'est pas si commun, au développement de nouveaux centres de création régionaux, cela c'est pour les villes plus petites ou moyennes. Peu à peu le tissu se resserre et l'on mettra à la disposition des Françaises et des Français des moyens culturels comme ils n'en ont jamais connu.
- Même raisonnement pour la musique, la promotion au rang d'Ecole Nationale de Musique de près d'une cinquantaine de nouveaux établissements et l'aide au développement des orchestres régionaux. Si l'on ajoute à cela l'actuelle construction du Conservatoire de musique à Paris, et la manière dont nous complétons l'ensemble de la Villette, sans oublier non plus la fameuse journée de la musique qui rassemble, partout où on le veut, dans toutes les rues de tous les quartiers de toutes les villes de France, d'Europe et, on commence à le dire, du monde à l'initiative de Jack Lang, le 21 juin, ceux qui aiment l'entendre, avec cet air de fête qu'elle accorde à la naissance de l'été, à la fin du printemps, il y a là, au moment du solstice, la rencontre des éléments du coeur de l'homme qui s'ouvre à l'espérance, à la joie et à la plénitude.
- Tout cela - ces centres dramatiques, ces centres de création régionaux, ces écoles nationales et locales de musique, ces orchestres, ces journées - participe d'un plan. Et j'ai voulu donner l'élan pour que non seulement la France, mais l'Europe en voie de construction trouve son véritable ciment dans l'identité culturelle. On aura beau additionner, accumuler l'ensemble des démarches économiques ou techniques indispensables - il fallait bien commencer par cela ! - on pourrait ajouter toutes les données sur les communications, les transports - et cela est nécessaire ! -, rien ne serait fait si l'Europe n'est pas celle des hommes, celle des citoyens, si elle n'est pas celle des esprits et des sensibilités. Cela passe par la culture littéraire, artistique, philosophique, spirituelle, toutes les formes du génie créateur.\
Voyez ce qui se passe pour le cinéma ! La création de l'Agence pour le développement régional du cinéma a permis de moderniser, de créer des centaines de salles en province au moment où l'on parlait de crise du cinéma, et on n'en parlait pas en vain. Encore fallait-il, de nouveau, créer l'élan. Il a été créé. Faciliter l'accès des petites villes aux films de grande audience. Pourquoi est-ce que les petits films seraient réservés aux petites villes ? Pourquoi est-ce que l'habitant d'un quartier lointain n'aurait pas droit aux mêmes richesses de la culture que celui que les situations de fortune ou le hasard de sa profession a conduit jusqu'à un grand centre ?
- Même raisonnement pour les fonds régionaux d'art contemporain, financés par l'Etat, par les régions, qui ont stimulé les politiques d'acquisition d'oeuvres d'art et d'expositions hors des circuits traditionnels.
- Même chose pour l'ouverture de nouveaux et nombreux centres d'art et l'enrichissement des collections des musées de province. Là, ça porte toujours des noms bizarres, c'est la chose administrative, l'amour excessif des sigles qui nous font oublier au passage la culture car on n'y comprend rien : le FRAC et le FRAM, je veux dire le Fond Régional d'Art Contemporain, et le Fond Régional pour l'Acquisition des Musées, c'est tellement plus beau à dire, on raccourcit, maix ça ne veut rien dire. Excusez cette observation, monsieur le ministre de la culture. Je pense que tout ce qui sera fait pour l'amélioration des collections mises à la disposition des visiteurs sur place, marquera une grande avancée. Les grands projets de province sont multiples, l'aménagement régional, la rénovation des musées de province, là je ne parle plus des oeuvres, je parle des musées eux-mêmes, dans cette longue théorie s'inscrit en particulier le musée de Picardie à Amiens, tandis que se multiplient les équipements de toutes sortes. Je ne vais pas vous faire un bilan général, cela nous conduirait trop loin. Et puis vous êtes debout, il fait un peu chaud, qui pouvait s'y attendre, un beau jour de janvier... C'est un peu la moquerie du ciel, mais une heureuse moquerie, heureusement, nous avons le ciel, nous avons la lumière.\
Alors on est en train de multiplier partout ce que l'on appelle des conventions de développement culturel. En somme, on fait s'entendre les différentes instances, les différents échelons de la vie nationale, régionale, départementale, communale pour que ces institutions de la France soient reliées assez fortement comme on le dirait de la lisse d'une tapisserie et pour que ce soit recousu ensemble, relié afin que cela ne vole pas en éclat. Sinon ce serait comme si, après avoir fait un admirable travail créateur, le dessin, le carton, la tapisserie, finalement il n'y avait personne d'assez qualifié avec du fil, un dé et des ciseaux pour coudre tout cela. Et bien c'est le modeste rôle que nous nous sommes réservés car il faut à tout prix que nous renforcions l'armement culturel des régions.
- Pour cela, il faut des crédits, et ces crédits, ils ont été accordés, pas autant qu'il faudrait, pas autant que l'aurait désiré le ministre de la culture, mais beaucoup plus qu'on ne l'avait jamais fait. Par exemple pour les grands travaux dans les régions, le nombre de millions représente une augmentation, ça encore ce sont des proportions qu'il faudrait vérifier, c'est la note qu'on m'a fournie, de 138 %. 138 c'est suspect, on aurait pu dire 137 ou 139, mais enfin c'est ce que pense le ministère de la culture, inclinons-nous. De toute façon, c'est sûr que 138, 139 ou 140 % d'augmentation, cela montre une volonté politique, cela souligne une intention devenue réalité. Il vaut mieux aller dans ce sens-là, un peu plus que comme on le faisait durant la période précédente, où c'était un peu moins, et je dis un peu moins parce que je suis d'une nature discrète...\
Au moment où nous accomplissons ces travaux, faut-il le répéter au risque d'entonner un refrain qui deviendrait lassant, nous sommes à la veille d'entrer dans une Europe dont les structures seront nouvelles, où les barrières vont s'abattre à l'intérieur de Douze pays pour organiser une concurrence entière et libre ? Eh bien je crois vraiment que la France tiendra le coup dans ce nouvel ensemble si désirable. Il ne faut pas tourner le dos à l'histoire. Et puis nous n'y serions pas, nous n'aurions pas voulu y être, que la difficulté se présenterait de toute façon, la concurrence serait là, et nous serions seuls, or nous ne sommes pas seuls. Nous avons dans de nombreux domaines - pas dans tous malheureusement mais qui pourrait le prétendre ? - le moyen de supporter la concurrence avec tous ces pays d'Europe. Il ne faut quand même pas oublier que nous sommes toujours le quatrième pays du monde pour ses exportations, nous sommes l'un des cinq premiers pays du monde sur le plan de la valeur économique, de la croissance économique. Quels sont ces pays ? Les trois premiers, ce sont les Etats-Unis d'Amérique, le Japon et l'Allemagne. Si nous sommes les quatrièmes en matière de production, d'exportation de nos marchandises et de nos biens, cela veut dire que nous sommes avant la Grande-Bretagne, l'Italie et les autres. Et si l'on dit "l'un des cinq premiers", c'est parce que sur le plan de la puissance économique, la Grande-Bretagne se trouve à peu près à notre niveau. Alors ne passons pas notre temps à nous lamenter £ mon rôle à moi est de voir ce qui ne va pas pour améliorer, pour donner l'élan, pour que le coup de fouet soit donné partout où ça traîne, partout où les entreprises capables de produire de grandes et de belles marchandises se révèlent incapables de les vendre. Là-dessus, il faut faire un grand effort de transport, de coordination, la tâche est immense. Je dois le dire, parce que je dois inspirer au gouvernement la direction générale qui modifiera le visage de la France. Mais en même temps je dois reconnaître et constater qu'un bon travail est fait. Je fournis ces seules données, beaucoup d'autres pourraient l'être sur la France avec ses 55 à 56 millions d'habitants tandis que déjà se constituent des empires de 780 millions et plus comme l'Inde où je serai dans quelques jours et qui approche du milliard. Il y a les pays qui montent parce que leur démographie, leur natalité est puissante alors que la nôtre est faible, moins faible cependant que celle de la plupart des pays d'Europe, notamment l'Allemagne.\
Il faut donc non seulement maintenir à flot mais améliorer la puissance économique de la France, et rester dans le lot des 4 ou 5 premiers. Nous n'en avons pas fini avec notre ambition. Pourquoi est-ce qu'on ne grignoterait pas ce qui se trouve encore placé devant nous ? C'est comme dans une course, ce n'est pas la peine de se doper, il faut du courage, de la ténacité, de l'imagination et une volonté créatrice, une autre qualité, je ne vais pas m'époumonner à le répéter partout, mais cette autre qualité, c'est quand même un peu plus de solidarité entre les Français. Comment voulez-vous qu'une équipe gagne si la zizanie s'y installe tout le long de la route jusqu'à 100 mètres de l'arrivée ? On peut gagner si on se rétablit à 100 mètres de l'arrivée mais seulement c'est gênant, on n'y est pas. Alors on risque finalement de ne pas arriver faute d'un minimum, je ne dis même pas de discipline, mais de solidarité nationale. Et de ce point de vue, je pense que le développement des choses, la concurrence des grands intérêts, l'énorme anarchie qui se répand partout conduit dans une conception exagérément libérale à la loi de la jungle, à une société où le plus fort a toujours le droit d'écraser le plus faible.
- Je pense que ce n'est pas comme cela qu'on donnera un élan national et qu'il faudra continuer ici, là, partout où c'est nécessaire de promouvoir le pouvoir d'achat de ceux qui produisent et de ceux qui travaillent.\
C'est un ensemble de données qui sont liées et on ferait tout le reste en vain si la France au passage perdait son identité culturelle. Il n'en est pas question. Il faut au contraire développer ce que nous avons entrepris, ce tissu serré d'initiatives culturelles partout en France. Et alors là, au sein de l'Europe, nous reprendrons le même discours pour dire : Europe, préserve, toi aussi, cette identité culturelle ! C'est déjà plus difficile avec la multiplicité des langues. Comment pourrait-on y parvenir si on n'avait pas des accords dans les domaines modernes où se forme la pensée, où s'exprime le langage, où l'image triomphe, je veux dire l'audiovisuel ? J'ai moi-même, au nom de la France, proposé ce que l'on appelle un Eurêka audiovisuel, c'est-à-dire l'entente de toutes les entreprises qui le voudraient bien, non seulement des pays de la Communauté européenne mais aussi de tous les autres pays de l'Europe. J'en ai parlé aussi bien aux dirigeants allemands, anglais, italiens, ou espagnols qu'à M. Gorbatchev récemment lorsque j'étais à Moscou. J'ai senti qu'ils étaient fort intéressés par cette initiative pour que nous soyons capables de produire des images, avec des sociétés de production et par tous les canaux qui paraîtront utiles : aussi bien les satellites là-haut que les moyens hertziens, que le câble en bas. Il s'agit de multiplier tous les moyens de diffuser les images afin que puissent s'exprimer les Européens non point avec le langage européen puisqu'il n'y en a point mais avec les conceptions, la culture, la civilisation de l'Europe qui, elles, existent.
- Que deviendront les langues minoritaires ? Le gaélique en Irlande, les langues scandinaves, le flamand, le néerlandais, si nous sommes condamnés à n'avoir que des images américaines sur technologies japonaises ? Et je prends les exemples les plus faciles à comprendre. Que deviendra l'italien, que deviendra l'allemand, qui n'a de projection dans le monde qu'au travers de l'histoire et des sciences exactes, ou de l'archéologie ? Que deviendra le français ? Et pourtant les langues dites romanes auxquelles appartient le rameau français, cet ensemble de langues puissantes a toutes les possibilités avec ses développements en Afrique ou en Amérique latine ou en d'autres lieux encore, de marquer cette identité au travers de l'image et du texte qui désormais, passant par ces moyens modernes, accèdent dans chaque foyer plusieurs heures par jour, jusqu'au hameau le plus éloigné de haute montagne où l'on voit surgir, là devant soi, sur un écran, le monde. Et les enfants, déjà tout petits apprennent ainsi les formes, apprennent à connaître ce que sont les espèces, entendent des sonorités différentes. L'âme de l'enfant s'éprend peu à peu d'enchantements culturels très différents, selon qu'il se retrouvera comme chez lui avec des langages et des images qui resteront tout de même dans la ligne d'une grande tradition, plusieurs fois millénaire, ou bien vides de substance et de culture.
- Dans ce cas, les Européens auront peut-être établi entre eux des accords intéressants 320 millions de personnes, ce n'est pas rien, dans la seule communauté actuelle des Douze pays, mais ils auront perdu leur âme.\
Voilà pourquoi l'effort de la culture au travers d'une tapisserie, forme très élaborée, à la rencontre exacte, vous l'avez dit, de l'art et de l'industrie. Voilà pourquoi l'exemple de Beauvais, d'une manufacture, c'est un beau mot, nationale, historique depuis Louis XIV qui restitue en même temps à Beauvais son rôle de capitale. Il suffit de parcourir votre ville pour voir combien il y existe de pierres nobles et de lignes belles. Pour voir qu'on l'adapte aux besoins du jour, en modernisant, en aménageant, en tentant d'organiser le logement, de faire que les gens qui vivent là soient mieux aujourd'hui qu'ils ne l'étaient hier, et ça c'est l'effort de la municipalité de Beauvais. Alors on verra que c'est dans des efforts comme ceux que nous célébrons aujourd'hui à Beauvais, que nous aurons donné l'exemple de ce qui devra être fait autour d'artistes, d'artisans, autour d'entrepreneurs, autour d'intellectuels, autour aussi de ceux qui sont capables de méditer, de concevoir, de donner une signification plus profonde. Ce sont ceux-là qui nous ayant invités, par le canal de Walter Amsallem, maire de cette ville, à prendre part à cette journée, m'ont fourni l'occasion de dire aux Français que les moyens de la culture sont ceux qui leur permettront, plus que tout autre, de se reconnaître entre eux comme les enfants d'un même pays et les pionniers d'une même histoire.\