13 janvier 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'importance de la ville et des conditions de vie urbaine, Chenôve, le 13 janvier 1989.

Mesdames et messieurs,
- Mes premiers mots seront pour vous dire le plaisir que j'ai de me retrouver à Chenôve et en Bourgogne. J'ai été longtemps - 35 ans - l'élu de cette région. J'ai pris part plus de 20 ans à ses assemblées régionales et la vie m'a privilégié, puisque j'ai pu parcourir ses routes, connaître ses villes, aimer ses habitants. Tant de choses et de souvenir m'y rattachent, que je ne puis aujourd'hui que vous exprimer ce plaisir-là, non pas seulement parce que je viendrais célébrer un souvenir personnel, et cela compte, mais aussi parce que je vois la Bourgogne acquérir de jour en jour de nouveaux titres à la vie moderne. La tenue de ce congrès à Chenôve et ce que je sais du développement suivi par les élus locaux avec une grande passion et une vraie compétence en témoignent.
- Il m'arrive encore souvent, hors des manifestations officielles, de venir en Bourgogne, naturellement davantage dans la Nièvre, mais aussi en Côte d'Or, dans l'Yonne, en Saône-et-Loire. C'est vous dire que cette rencontre qui dépasse le cadre local n'en est pas moins pour moi, comme une façon de revenir aux sources et de m'en trouver bien. Que les élus de cette région sachent, parmi les autres, qu'il y a comme une connivence entre nous. J'ai été moi-même maire en Bourgogne pendant quelques vingt-deux ans, mais un genre de maire dont on ne parle peut-être pas beaucoup ici, parce que trop petit. J'ai vu "ville moyenne, "grande ville", "conseil national", etc... enfin des choses très importantes qui m'ont beaucoup impressionné, mais moi j'étais maire d'une petite ville de 3000 habitants, et je viens ici représenter ce type d'agglomération, qui sans doute garde à peu près intact son environnement rural et donc son type de société, mais qui n'en approche pas moins des problèmes que vous avez traités. Car, il s'agit là aussi, d'améliorer la ville pour la rendre habitable et pour y contribuer, vous l'avez dit vous-même, à donner des chances de bonheur, là bien entendu, ou ce mot peut s'appliquer. Nous ne sommes pas maîtres du bonheur des hommes, nous sommes tout juste chargés d'en assurer les conditions, dans le cadre de nos responsabilités, et les conditions matérielles, le sens de la ville, de l'urbanisme, la qualité du logement, comptent pour beaucoup dans l'équilibre humain, non seulement de l'individu mais aussi de la famille, de la société en général. C'est dire à quel point je me réjouis d'avoir pu vous rencontrer et pourquoi j'ai voulu marquer par ma présence, en ma qualité de Président de la République, l'intérêt qu'il convient que la Nation accorde à des travaux de cette sorte.\
Je me suis tenu informé de vos travaux et de vos réflexions. Je viens d'entendre à l'instant, d'abord dans la bouche du maire de Chenôve que je connais et apprécie depuis longtemps, mais aussi dans la bouche de Jacques Floch qui s'est depuis si longtemps consacré à tout ce qui peut toucher au développement de la ville et puis de la banlieue, à tout ce qu'il faut intégrer dans une conception générale de civilisation urbaine. Je les ai entendus, j'ai pu connaître le travail d'hommes, comme Jean Auroux, lorsque j'allais visiter la ville de Roanne et de bien d'autres encore. Il est très important pour moi de me trouver dans une assemblée comme celle-ci avec vous tous, des hommes et des femmes qui se consacrent à une tache dont ils savent qu'elle est un moyen de servir les hommes d'aujourd'hui, de servir ceux qui vivent leur génération en cette fin de siècle et qui connaîtront, aborderont, tenteront de maîtriser le début du siècle qui vient. Je retrouve ceux que j'ai connus au travers de ces années dernières, qui m'ont d'ailleurs personnellement aidé à mettre en oeuvre un grand projet qui a toujours été le mien et celui de mes amis les plus directs, rappelez-vous ce thème, "changer la vie". Certains le trouvaient trop ambitieux. Oui, c'est très ambitieux, trop ambitieux pour un seul homme, trop ambitieux pour une équipe, trop ambitieux pour une génération, c'est sûr, mais c'est avec cette ambition-là que peu à peu à travers un siècle, on arrive à transformer les données de la vie quotidienne. Changer la vie, autant qu'on le peut, là où on le peut, c'est un problème d'organisation, de méthode, de moeurs, peut-être aussi de conception de l'homme par rapport au temps et à la durée de sa vie. Et lorsque j'ai eu à saisir les Français de quelques autres projets, il y a maintenant huit mois, j'ai dit "changer la ville". Ce n'était pas simplement un jeu de mots, cela avait pour moi une signification aussi déterminante. C'était presque une réduction de l'ambition, c'était la fixation d'une étape dans cette ambition de changer la vie : changer la ville. Et, c'est à cela que s'appliquent celles et ceux qui prennent part à ce congrès.\
J'ai travaillé pendant plusieurs années avec Yves Dauge. J'ai été très heureux de le voir à la tête de la délégation interministérielle qu'il dirige aujourd'hui. J'ai toujours suivi de près les travaux accomplis par les associations telles que celle des maires "villes et banlieues", avec Jacques Floch, que la fédération des maires des villes moyennes avec Jean Auroux, et que l'association des maires des grandes villes avec Jean-Marie Rausch. Je m'intéresse de très près à ce conseil national des villes et du développement social urbain dont je sais ou je crois savoir que se trouvent ici, les deux vice-présidents, André Diligent et Gilbert Bonnemaison, et, je me garderai d'oublier la présence des maires de grandes villes étrangères comme la ville de Dakar ou la ville de Barcelone. C'est dire à quel point on sent poindre, naître, se développer un puissant mouvement qui peu à peu jouera un rôle déterminant dans la conscience publique, le sentiment de nos contemporains qu'ils doivent eux-mêmes assurer la maîtrise de leur vie par la maîtrise des équipements qui les entourent. J'ajouterai dans cette énumération, le rôle utile, décisif même en certaines circonstances, accompli par des membres du gouvernement qui ont des charges particulières, comme celles du ministère de Maurice Faure, qui se trouve aujourd'hui parmi nous et dont je connais depuis longtemps la compétence. Il est lui-même maire d'une ville moyenne - on peut dire moyenne, il s'attendait peut-être à ce que je dise grande - sa ville de Cahors dont le charme et l'équilibre sont précisément les chances de développement harmonieux, pour qu'on y soit heureux, pour que l'on soit surtout heureux d'y vivre ou bien d'y revenir. Ou bien, Pierre Joxe, qui en tant que ministre de l'intérieur joue un rôle indispensable et contribue beaucoup et quotidiennement à l'accomplissement de vos recherches.
- Il y a donc là avec moi et devant moi, beaucoup de responsables, y compris ceux dont je n'ai pas cité les noms, que j'aperçois ici ou là, qui sont maires ou conseillers municipaux, responsables à des titres divers, tous ceux qui ont fait ce congrès. Et j'éprouve une sorte de satisfaction à voir la France travailler comme cela, sans se disperser dans les querelles souvent inutiles, souvent artificielles. Ces querelles, que voulez-vous elles existent car il faut bien entretenir un peu son fonds de commerce, mais l'essentiel, c'est tout de même ce que vous faites.\
Je tiens à remarquer ce rassemblement d'hommes et de femmes attachés, au delà de leur clivage politique, à apporter un mieux en s'attaquant à l'essentiel : une civilisation qui a changé de contenu, non pas de sens, de contenu qu'ont donné la société rurale que tant d'entre nous ont connue ou connaissent, que j'ai connue depuis mon enfance, et puis ces deux guerres mondiales, et ces sociétés urbaines qui tiennent la clé de la civilisation tout court. Que faire si l'on n'apporte pas de réponse à la société urbaine, en la dotant d'une forme de civilisation qui doit forcément reposer sur l'individu ? Evitons les abstractions, n'oublions pas les hommes, si nous sommes et si nous demeurons à la recherche des idées. Et c'est dans cette définition d'une civilisation urbaine - nous verrons si nous en sommes capables et je suis convaincu que nous en serons capables - qu'un pays comme la France saura orienter, maîtriser, comprendre l'évolution du temps. Songez que huit Français sur dix sont appelés à vivre dans le temps qui vient, dans cette société urbaine. Quel renversement par rapport à ce qui se passait, il y a simplement un siècle en France, où la forme dominante était celle d'une société rurale ! Il ne s'agit pas non plus de choisir l'une contre l'autre mais de les unir dans un développement commun. Il faut tenir compte d'une évolution qui s'impose à nous. Mais parce qu'elle s'impose à nous, faut-il qu'elle nous domine et qu'elle décide à notre place d'une manière aveugle de ce que sera la manière de vivre des Français ? Eh bien non, vous prenez le problème à-bras-le-corps, vous entendez, sinon le résoudre, du moins commencer de le résoudre et établir les suggestions, définir les idées, les programmes, les projets, les moyens que l'Etat, les élus municipaux, locaux, régionaux, départementaux, apporteront sans oublier les associations attachées à ces oeuvres parce qu'elles l'ont choisi. De tout cet ensemble, j'attends un grand renouveau pour les prochaines années.\
Dans le domaine qui était le mien et dont je ne me suis pas éloigné - que ceux qui obéissent à un choix politique différent de celui que j'ai moi-même mené pendant de longues années me le pardonnent - de grandes discussions avaient lieu naguère pour savoir ce qu'était le socialisme contemporain. Et je me souviens que parmi un certain nombre de chefs de gouvernement ou de formations politiques d'il y a vingt-cinq ans, chacun avait répondu, un peu comme on répond au questionnaire de Proust. Comment résumer en un mot un idéal de vie, un idéal politique, un idéal social ? C'est bien difficile, c'est très hasardeux. Mais, je me souviens que parmi les mille et une réponses, il y avait celle de Wilson, qui à l'époque était chef de gouvernement de Grande-Bretagne. Il avait répondu : "c'est la science". Et moi, j'avais répondu de mon côté : "c'est la ville". Pourquoi ? parce que c'est avec la construction de la ville, son mode de vie, sa répartition, la façon dont on y développera les échanges, simplement la conversation, la connaissance des autres que l'on pourra sortir de cette formidable solitude de la foule et de la ville, de cette absence de dialogue. Même d'une étape à l'autre, souvent on ne se connait pas, pas plus que d'un logement ou d'un bâtiment à l'autre, car la ville n'a pas été conçue comme cela, à partir de l'immense progression de la société industrielle. On a peut-être plus souvent pensé au profit qu'au confort, qu'au bonheur des femmes et des hommes, des familles, des enfants.
- Bref, on est entré dans l'inconnu et sans trop s'occuper de savoir ce qui se passerait. Eh bien, il faut savoir. Ce préambule a pour objet de vous montrer que si je suis venu à Chenôve, ce n'est pas tout-à-fait par hasard, c'est parce que vous m'invitiez à prendre part à une démarche qui me paraît essentielle. J'en sais quand même beaucoup moins que les éminentes personnalités qui se sont exprimées à ce sujet. J'en sais beaucoup moins que celles et ceux d'entre vous qui consacrent le principal de leurs activités à ce type de problème. Mais enfin, disons que j'en sais assez pour parler de ce que je connais. Et tout naturellement, si l'on doit prononcer un exposé ou un discours, il faut chercher les vieilles recettes des rédactions françaises, trouver les trois points indispensables pour, après un préambule et avant une conclusion, donner quelque chose d'à peu près présentable. Même si ces anciennes définitions fort sages sont aujourd'hui bien oubliées. Je pourrais dire que le premier point à traiter c'est le logement. On va aller du particulier au général : le deuxième point, on dira le quartier £ le troisième point, on dira la ville. Comme il faudra une conclusion on pourra élargir encore le sujet en parlant de l'Europe, l'Europe n'étant au demeurant qu'une escale pour arriver au port, et le port vous l'avez appelé, avec un certain sens poétique et peut-être sans apprécier l'ampleur de votre tâche, le bonheur.
- Bien entendu ce sera quand même bref. On ne va pas philosopher sur chacun de ces points au risque d'y passer le temps dont nous disposons, et puis je ne suis pas venu pour cela. Simplement je souhaite apporter un point d'orgue à des travaux dont le mérite revient essentiellement à ceux qui ont préparé et à ceux qui ont accompli, c'est à dire vous. Moi et quelques autres sommes là comme des invités, mais tout de même je l'espère, des invités d'élection.\
Sur le logement, je vais dire ce qui peut être utile dans le cadre de ma fonction. Il faut que l'accès au logement et au logement social soit accéléré. On me signalait qu'il y avait environ un million de logements à créer ou à rentabiliser. On a commencé, ce n'est pas d'aujourd'hui et pourtant il reste cela devant nous. M. Maurice Faure m'en parle de temps à autre. Il a déjà fixé une ligne d'action et je crois, après les conversations que nous avons eues, que je suis autorisé à dire à la France que dans l'espace de mon mandat et même avant son achèvement, on va dire dans les cinq ou six ans qui viennent, ce type de problème devrait être réglé. On pourrait imaginer une sorte de plan de cinq ans, bien qu'il ne faille pas abuser avec des plans supplémentaires. En cinq ans on doit pouvoir estimer que ce problème sera derrière nous mais quel rattrapage, difficile et rude, coûteux aussi ! Si l'on doit tenir compte dans une saine économie des éléments de coût, il faut aussi savoir établir des priorités et savoir ce qu'il vaut mieux dépenser, continuer de dépenser là plutôt qu'ailleurs ? Je n'hésite pas à répondre : oui, naturellement.
- Alors cela pose aussi beaucoup d'autres questions. La rénovation du parc doit se faire et pas n'importe comment. Il faut que les familles disposent d'une surface suffisante. On touche là à un autre problème de société, la manière dont a été conçue la construction de la ville, surtout dans les années qui ont suivi la dernière guerre mondiale. On a fait vite, comme on a pu, dans un pays qui devait se relever du désastre de ce conflit et c'est vrai que l'on n'a pas tenu compte suffisamment de l'espace nécessaire pour le développement d'une famille. On a séparé les générations, les familles ne pouvaient plus vivre ensemble ou du moins suffisamment ensemble d'une génération à l'autre. On coupait les petits enfants de leurs grands-parents et c'est malsain. Il ne s'agit pas de vivre les uns sur les autres avec en plus d'autres membres de la famille. Il s'agit simplement d'avoir l'espace qui permet l'échange familial et même l'entretien de l'affection, de l'amour familial. C'est bien normal et c'est bien utile, croyez-moi, à une société qui a peut-être grand besoin de disposer d'une réserve d'amour supplémentaire là au moins où l'amour est tout à fait naturel, simple, compréhensible et nécessaire pour assurer la vie quotidienne.
- Par ailleurs, comment pourrais-je oublier que réussir dans cette entreprise exigera une sorte de réexamen des mécanismes d'attribution des logements sociaux ? Tout ce que je viens de dire, l'effort qui sera entrepris, qui a commencé de l'être largement, cette effort-là qui intéresse la collectivité publique, les collectivités locales, cela ne suffit pas encore tout à fait.\
Il n'y a pas malheureusement - telle est l'évolution du temps ce qui prouve l'urgence des problèmes - il n'y a pas seulement des gens ou des familles sans logement parce qu'il en manquerait, il y a aussi celles et ceux qui n'ont pas de logement même si l'on n'en manquait pas, parce qu'ils ne pourraient pas y accéder, ce sont les plus pauvres. C'est pourquoi, l'un des éléments de réponse à l'ensemble de ces questions a déjà été abordé par l'instauration du revenu minimum d'insertion. Il ne faut pas mésestimer l'importance de cette initiative, de cette mesure adoptée à la quasi unanimité par le Parlement. Il faut trouver les sources de financement, d'où l'impôt sur la fortune qui ne suffit pas non plus à assurer ce financement. On ne sait pas très exactement quel sera le nombre des bénéficiaires du revenu minimum. Aucune enquête ne nous permet d'en parler avec une précision mathématique. Une estimation raisonnable c'est que 400 à 500000 personnes devraient pouvoir en bénéficier. L'institution du revenu minimum d'insertion est récente, il faut bien une montée en charge. Il y a toujours des difficultés administratives mais qui connait mieux la réalité que le maire d'une commune ou que celles et ceux qui travaillent avec lui ? Avec une bonne collaboration entre les diverses instances on devrait pouvoir répondre en quelques mois à l'ensemble des problèmes posés par l'institution du revenu minimum d'insertion. J'avais lu dans la presse qu'il n'y avait guère que 40000 personnes reconnues qui avaient procédé à des demandes. Ce n'est pas exact, il y en a près de 100000 aujourd'hui, c'est-à-dire le quart ou le cinquième de ce que l'on peut attendre. C'est donc au cours de l'année 1989 et de l'année 1990 que l'ensemble de ces personnes qui sont souvent considérées comme marginales, donc moins saisissables que d'autres, pourront bénéficier de cette mesure qui complète l'ensemble de la démarche sociale entreprise par les femmes et les hommes de progrès, sans autre distinction à établir, depuis qu'il existe des droits collectifs, dans la projection de la société industrielle depuis les années 1840 et 1850 jusqu'à nos jours. Ce qui ajoute à la complexité de ce minimum d'insertion, il ne suffit pas de repérer des personnes qui n'auraient rien, qui seraient abandonnées par la société ou qui se trouveraient au dehors, il faut aussi s'organiser pour qu'elles y rentrent. Et dans une période où le chômage est déjà lourd à porter ce n'est pas si facile. C'est pourtant ce que nous avons entrepris et je le crois avec succès.
- Le problème du logement, d'un logement décent, d'un logement familial, l'accès au logement social, la rénovation du parc mais aussi des facilités nouvelles dans les mécanismes de distribution, tout cela permet de répondre à la demande tout à fait normale de centaines de milliers ou d'un million de personnes qui ont le plus grand besoin de disposer d'un toit. Avec le revenu minimum d'insertion nous atteindrons ainsi toute la population flottante, jusqu'ici indéfinie et que nous parviendrons par cette méthode à retrouver, pour leur donner la chance de revivre au sein de notre société, d'y revivre décemment avec une formation, une réinsertion qui iront naturellement bien au delà du simple logement.\
Maintenant le deuxième point, c'est celui des quartiers. Cela c'est un sujet que vous avez dû abondamment traiter. Il faut les réanimer, il faut qu'ils soient intéressants ces quartiers, il faut qu'ils soient habitables, il faut qu'on ait envie d'y vivre. Il y a des quartiers où l'on étouffe. Nous sommes placés devant un problème semblable à celui qu'on a connu dans les années 1850, semblable et différent. C'est en 1850, environ, et dans les années qui ont suivi jusqu'à la fin du dernier siècle, c'est à ce moment-là qu'il y a eu une éclosion industrielle véritable. Il a donc fallu répondre à ce type de problème, comme nous avons dû le faire, avec des réponses différentes depuis les années 50 jusqu'aux années d'aujourd'hui, et jusqu'aux années 1990 avec le travail que vous entreprenez maintenant. C'est la décennie 1990 à 2000 qui doit vous permettre de déboucher sur une nouvelle réponse à la nouvelle société, qui reste industrielle, mais dont les aspects se sont démultipliés. Je me souviens d'avoir constamment été soucieux de la réponse à apporter. Je suis très heureux - je reprends là mon préambule - de rencontrer tant de femmes et tant d'hommes dont c'est devenu le souci majeur. Animer le quartier. Il me semble que ce qui manque le plus à la société contemporaine, c'est l'échange, c'est le dialogue, et ce que l'on commence à comprendre, c'est que pour avoir le dialogue ou l'échange, il faut en créer les conditions. En somme, il faut institutionnaliser le dialogue, car il ne se fait pas tout seul. Si l'on construit une ville uniquement avec des grands ensembles, sans véritable plan d'urbanisme, comme cela s'est fait précisément dans les années 50 £ si l'on ne prévoit pas d'espace verts £ si l'on ne prévoit pas la façon dont la jeunesse s'épanouira soit sur le plan de l'enseignement, soit sur le plan du sport - le sport fait partie, au demeurant, de la formation - £ si... toutes les questions sans réponses que j'ai énumérées tout à l'heure £ je crois que si on ne fait pas tout cela, nous condamnerons ceux dont nous avons la charge, à vivre mal, à étouffer et à réduire leur capacité de dialogue. D'abord, où parlerait-on ? Et on ne parle pas uniquement par le verbe, il y a aussi l'échange de la culture, l'échange de la musique, l'échange du sport. Il y a les échanges multiples qui sont simplement le fait de savoir que dans le cas d'un chagrin, d'une maladie ou de la mort, il y aura toujours quelqu'un qui sera là, qui vous aimera un peu, bref, les échanges pour briser la solitude. Cela n'est possible que si on institutionnalise, que si on crée des structures. D'où l'effort fait par les maires des communes grandes, petites ou moyennes, pour que ces structures existent, une place, un endroit où, quand on vieillit, on peut retrouver des gens qui souvent originaires de la même région, ont le même accent, les mêmes intonations, les mêmes soucis, parfois les mêmes souvenirs, une place où l'on s'assoit, un banc.
- Que de fois ai-je cité dans le passé l'exemple que j'avais trouvé à San Francisco, où alors que je m'y rendais, j'avais appris en lisant un journal local qu'on avait découvert un couple de vieillards, de personnes âgées, assis comme cela, par temps d'hiver sur un banc. Sur ce banc, ils étaient morts déjà depuis plusieurs jours. Personne ne s'en était rendu compte. Cela m'avait beaucoup frappé, pourquoi ? Parce que l'absence de dialogue finit par isoler complètement des voisins qui ne savent rien les uns des autres.\
La société rurale présente, sans doute, comme toute société, beaucoup de travers et d'inconvénients. On se connaît peut-être trop, mais on se connaît. Tout de même, les anniversaires de famille, les lieux de naissance, la tombe des parents, d'une famille à l'autre, on sait ce que cela signifie. Qui se trouve là ? Quelle lignée est votre voisine pour l'éternité ? Il y a comme une sorte d'échange, on se connaît, on s'éprouve, on sait ce que valent les uns ou les autres.
- L'ambition d'aujourd'hui, c'est de faire que la société urbaine permette cet échange, permette ce dialogue tout autant, dans des conditions plus difficiles. Donc il faut davantage maîtriser. C'est votre oeuvre et c'est la mienne dans la société urbaine comme naguère dans la société rurale sans, bien entendu, effacer la réalité rurale. Ce n'est pas le sujet essentiel de notre conversation d'aujourd'hui, mais il n'y a pas d'antinomie, les démarches doivent être menées du même pas.
- Je crois que la culture a perdu du terrain par cette absence de dialogue. Je connais plusieurs d'entre vous qui me font le plaisir et l'honneur de me recevoir et qui me montrent leurs réalisations. J'observe que depuis quelques années, les réalisations culturelles prennent une part très importante dans les équipements de leur ville. C'est parce qu'ils ont compris tout simplement que c'étaient les lieux d'échange révés. C'est là qu'on peut dépasser le cadre du souci quotidien, pour aborder d'autres rivages sur lesquels on s'interroge sur son propre destin, sur les joies et les peines, sur ce qui est la vie, la vie vécue de toute femme, de tout homme depuis le premier jour jusqu'au dernier. Croyez-moi, c'est très important de pouvoir partager, de pouvoir dialoguer. C'est un exemple, au demeurant, de ce qui est nécessaire d'accomplir sur un autre plan, je le dis simplement pour l'avoir cité, le plan social où le dialogue fait bien partie de ce mode de vie que j'attends.\
Je crois encore qu'il faut dépasser cette notion de logement, bien qu'il ait été nécessaire d'en parler, et cette dimension du quartier pour aborder désormais la dimension de la ville. C'est le dernier point que je traiterai, très brièvement, très simplement, mais sans ajouter sans doute beaucoup d'observations à celles que vous avez faites vous-même. Mais la dimension de la ville est désormais indispensable. Il est difficile d'imaginer le développement d'un quartier, l'aménagement ou l'amélioration des logements si l'on n'a pas une conception générale de la ville, de l'urbanisme. La ville, c'est souvent, lorsqu'elle est grande, non seulement la commune centrale, mais aussi les communes suburbaines. C'est ce qu'on appelait, c'est ce qu'on appelle encore, les banlieues. Et c'est pourquoi il m'était arrivé, il y a quelques années, de visiter systématiquement les grands ensembles, depuis ceux de la région parisienne jusqu'à ceux de la région lyonnaise ou stéphanoise. J'avais constaté à quel point, sur place, l'inhumanité du décor, la conception architecturale dépassée, l'urbanisme de l'entassement, ne pouvaient plus désormais correspondre à un progrès de société, mais au contraire signifiaient un déclin et peut-être au bout du compte la ruine de notre conception de la vie. Il faut réagir, et on a réagi. Désormais, surtout grâce à tous ces élus municipaux qui se sont attachés à cette oeuvre, à peu près partout où je vais, j'aperçois des perspectives avec des architectes passionnés pour mener à bien ces réalisations sur le terrain, passionnés, ouverts, compétents, qui dépassent de loin leur métier par une sorte de philosophie de la vie en commun. Alors tout change ! Quelquefois il suffit de peu de chose, d'un signe de beauté, d'un souci esthétique, de l'ouverture d'une avenue, d'une perspective sur la nature telle qu'elle est. Il suffit d'un rien ! Voilà, je ne vais pas établir ici un palmarés, mais il me vient à l'esprit mon émerveillement très récemment de ce que j'observais à Montpellier. Je cite cet exemple mais je pourrais en citer bien d'autres £ aller plus loin serait commettre une injustice à l'égard de beaucoup de ceux qui sont ici et que je pourrais oublier. Mais c'est vrai que partout j'ai observé que dans l'aménagement d'une ancienne gare, dans l'ouverture sur l'extérieur, dans la communication où doivent s'installer désormais tous les équipements modernes, la conception avait changé. On a ouvert et on ouvrira dans les années 1990 le droit à la ville, terme un peu trop limité pour signifier le droit à vivre comme on a envie de vivre, avec les chances de bonheur et d'équilibre, le droit de vivre en ville en accomplissant son destin d'être humain.
- Voilà votre travail. C'est maintenant à cela qu'il faut penser et vous y pensez et vous êtes les précurseurs. Certains moyens vous ont été donnés par la puissance publique, usez-en, quand ce ne serait que la décentralisation qui a encore besoin d'être mise au point, d'être approfondie, d'être complétée sur certains domaines, d'être corrigée. Mais la décentralisation c'est l'une des plus grandes lois du siècle et je suis toujours très fier de penser que celui qui a identifié son nom à cette loi audacieuse par rapport à la tradition française s'appelait Gaston Defferre. Les liens d'amitié qui m'unissaient à lui, le souvenir qu'il a laissé valaient bien que l'on citât son nom.\
Maintenant nous allons déboucher sur d'autres perspectives, plutôt d'autres dimensions, puisque nous aurons à développer nos villes, à enraciner notre conception d'une façon de vivre dans la ville, dans le cadre de douze pays qui auront à bâtir une vie commune sur un marché unique. Il y a donc là aussi une préoccupation dans les moyens de communication, les moyens de transport, la manière de faire communiquer entre elles les cités de l'Europe, au travers des régions de l'Europe ce qui devra nous pousser à une nouvelle réflexion. Pour l'organisation des régions, quand on voit de quelle façon fonctionne un pays comme l'Allemagne ou l'Italie, l'Espagne, peut-être devrons-nous considérer que nos régions elles-mêmes devront concentrer davantage leurs forces en tenant compte du fait que nous disposons de toute une série d'échelons de gestion, dont le département. Je vous dis tout de suite que moi je suis de ceux qui croient absolument à la nécessité de ce département, malgré les réserves que l'on peut toujours faire sur tel ou tel détail de la vie départementale, parce qu'il est à la mesure de l'homme et à la distance qui convient à peu près des moyens que l'on a de se déplacer pour ne pas être trop séparé d'une administration. Mais nous avons besoin vraiment de repenser dans le cadre de la décentralisation les institutions de la France.
- L'Europe sera là. On va avoir besoin de moyens de transport à vraie vitesse - ne disons pas à grande vitesse pour ne pas sembler faire uniquement de la propagande pour la technique française bien qu'à mon avis elle soit la meilleure - afin de relier, de relier vite. N'oublions pas qu'entre deux grandes villes il y a beaucoup de villes moyennes, il faut donc concevoir et comprendre la vie des années 1990, du siècle prochain, dans un grand ensemble où l'on ne pourra imaginer un mode de transport entre Paris et Strasbourg sans savoir que plus loin il y a l'Allemagne, l'Autriche, un peu plus bas la Suisse et au-delà les pays de l'Est jusqu'à la Mer Noire sans savoir que de la Mer du Nord à la Méditerranée il faut des communications, sans entrer dans les rivalités entre les modes de transport, ce n'est pas le moment. Tout cela prendra part à l'organisation de la ville et le moyen de transport en ville, indépendamment du transport d'une ville à l'autre, vous le savez bien, ouvre les débats sur les métros, les débats sur les moyens de communication en surface. Tout cela aujourd'hui se pose aux élus avec une telle acuité que seule réussira une conception générale qui sera donnée par le travail des associations que j'ai remerciées tout à l'heure, énumérées et remerciées, j'en ai peut-être oublié certaines, elles m'excuseront - ces associations et ces groupements, ce surgissement d'initiative, d'intelligences et de compétences dont vous êtes ici je dois le dire pour votre honneur, dont vous êtes ici l'avant-garde et les interprètes. Je vous en remercie parce que vous servez notre pays et au-delà de notre pays un certain type de société et de civilisation auquel j'aspire de toutes mes forces.\
Voilà mesdames et messieurs l'essentiel de ce que je voulais vous dire. J'ai bien noté ce qui a été exposé par certains d'entre vous sur une méthode qui peut, je crois, être excellente, puisque j'ai parlé de dialogues et d'échanges, celle qui s'appelle "contrat de ville". Je pense en effet que les contrats de plan c'étaient une excellente idée, le contrat de ville doit compléter cette innovation pour que des hommes et des femmes qui savent de quoi ils parlent, puissent par ces contrats, associer tous les pouvoirs au développement harmonieux de la ville en sachant traduire en termes tout à fait concrets, sur le terrain, l'ambition qui est la nôtre.
- Voilà mesdames et messieurs ce que j'entendais vous dire ce matin, rassemblant au moins certaines des pensées qui m'occupent depuis les années assez longues que j'ai consacrées à la chose publique, à la République. Je crois que la notion de République est inséparable de certaines notions d'éthique, d'esthétique, donc aussi de culture, peut-être de notions philosophiques mais là on aborde un sujet dangereux. Chacun conviendra qu'une société étant faite d'individus, la manière dont ces individus-là s'organiseront, sera le fonds de tout grand débat politique. Mais le débat politique quel que soit le choix des idéologies ne peut pas faire oublier que cette recherche qui est précisément justifiée par la volonté d'apporter à l'individu, à l'homme un peu plus que ce qu'il reçoit, est un avenir différent de ce que l'inégalité des conditions initiales pourrait simplement définir. Notre rôle est celui des architectes ou des urbanistes, il faut redessiner le destin humain en recherchant les choses simples à dire et difficiles à faire qu'on a inventées bien avant nous et qui s'appellent toujours liberté, égalité, fraternité. Et le faire par l'organisation d'un patrimoine commun qui est celui de la terre, celui de nos communes, par une meilleure compréhension, par le dialogue et quand vous aurez dit cela vous aurez déjà défini une orientation politique dans le beau sens du terme avant que ne s'engage la discussion entre les différentes formes d'esprit et les différentes conceptions. Celles qui ne reconnaitraient pas la recherche de l'épanouissement de l'individu ignoreraient les besoins véritables de l'homme, s'éloigneraient de ce qu'il convient de construire pour que la société soit vraiment habitable. Tous ces problèmes on les retrouve dans la construction de la ville.\