4 janvier 1989 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, à l'occasion de la présentation des voeux aux corps constitués, sur les principes du préambule de la Constitution de 1946, les droits de l'homme, le rôle de l'Etat comme moteur du progrès social, et sur la mission de l'administration, Paris, mercredi 4 janvier 1989.

Monsieur le Vice-Président du Conseil d'Etat,
- Je vous remercie des voeux que vous venez de m'adresser ainsi qu'à ma femme et à ma famille.
- Je suis sensible au message qu'expriment au Président de la République, par la voix du premier de nos fonctionnaires, celles et ceux qui, en métropole, outre-mer et à l'étranger, ont choisi de servir leur pays en servant l'Etat ainsi que nos grandes entreprises nationales. Je suis heureux de pouvoir m'adresser à eux en général, heureux de vous dire, monsieur le Vice-Président, mesdames et messieurs, les voeux que je forme pour vous tous, pour vos personnes, pour ceux que vous aimez ainsi que pour le bon accomplissement de votre mission au service de la France.
- Vous avez eu raison, monsieur le Vice-Président, de souligner que l'année 1989 ne sera pas tout à fait comme les autres puisque nous célébrerons le deux centième anniversaire de l'oeuvre accomplie par ceux qui ont défini les droits de l'homme et proclamé la souveraineté du peuple. Et il est vrai que sans ce retour en arrière celui que nous impose le calendrier, nous aurions parfois tendance à oublier que la liberté, que les droits fondamentaux, n'existent pas à l'état naturel, qu'il faut sans cesse les protéger, qu'il faut toujours lutter pour qu'ils recouvrent les situations nouvelles que fait apparaître l'évolution des temps.
- L'Histoire est là pour nous apprendre combien les principes de 1789 ont été, jusque dans un passé encore récent, menacés, remis en question, oubliés, effacés, et quels combats ils ont exigé avant de retrouver leur place dans notre droit, nos lois, notre vie quotidienne. Certes, ils sont aujourd'hui appliqués, respectés : les institutions de la République sont faites pour cela, qu'il s'agisse du Président de la République, lui-même, gardien de nos institutions comme des grands principes, du gouvernement, du parlement qui les appliquent et les font vivre, ou de ceux qui sont chargés de sanctionner les manquements, Conseil constitutionnel et tribunaux de l'ordre administratif ou de l'ordre judiciaire.
- Mais il est bon, comme vous l'avez fait, monsieur le Vice-Président, de dresser un bilan des droits de l'homme dans notre pays £ de rappeler leur extension tout au long du XIXème et du XXème siècles, de la reconnaissance des droits sociaux, collectifs, la longue, lente trop lente conquête des droits de vivre en plein épanouissement de la société industrielle alors qu'il était si difficile de se voir reconnaître simplement le droit au salaire £ et je pense que 1936 a représenté un pas considérable dans l'avancée de la pratique de ces droits, de même qu'à la Libération, avec le préambule de la Constitution, celle de 1946, on peut dire que les principaux compléments apportés par la jurisprudence à travers les principes généraux du droit ont trouvé là une heureuse définition : 1946 rappelez-vous, du moins pour ceux qui ont bien connu cette époque et pour ceux qui l'ont étudiée. Le bilan est instructif.\
Regardons ensemble si vous le voulez bien le préambule de cette Constitution de 1946, repris dans son ensemble par notre actuelle Constitution.
- Je cite :
- "tout être humain, sans distinction de race, de religion, ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés" : oui, est-ce toujours le cas, comme je l'ai suggéré aux Français le soir du 31 décembre 1988, pour celles et ceux qui, vivant sur notre sol et y travaillant, viennent d'un autre pays ? En posant le problème des immigrés, j'ai voulu que l'on vérifiât de quelle façon était mis en oeuvre le droit des gens chez nous, et de quelle manière étaient respectés nos propres principes, et que l'on en tirât, et sur le plan législatif et sur le plan réglementaire, les conclusions qui s'imposent.
- Je cite encore :
- "la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme" : est-ce bien le cas, lorsque l'on constate tant de discriminations qui continuent de frapper les femmes dans tous les domaines de leur vie personnelle ou professionnelle ? Certes d'autres lois ont à leur tour réaffirmé ce principe, elles ont représenté elles aussi un pas en avant. En resterons-nous là ? J'espère que non, car on n'osera pas lire si souvent comme je viens de le faire, le texte du préambule de la Constitution de 1946 si la pratique est si éloignée du principe.
- Je cite encore :
- "tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d'asile sur les territoires de la République" : mais, pourtant, que d'atteintes à ce droit fondamental n'avons-nous pas eu à déplorer ? Là non plus, on ne peut pas biaiser avec le droit et chaque cas doit être examiné avec un extrême scrupule en sachant que l'on ne peut obéir à aucune considération d'opportunité, car on ne transige pas sur ces choses.
- Je cite encore :
- "chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi" : mais pourtant combien de nos compatriotes échappent aujourd'hui à l'énoncé de cette règle ? Rétablir ce droit, le traduire dans les faits est apparu il faut le dire au gouvernement du pays depuis nombre d'années, comme la première de ses obligations. Aussi les difficultés rencontrées donnent à tout signe annonciateur de progrès, une extrême importance. Je crois que l'on en est là, veillons à ne pas relâcher cet effort.
- Je cite toujours :
- "Nul ne peut être lésé dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions et de ses croyances" : mais pourtant combien de jugements émis par nos tribunaux ont été nécessaires pour rappeler et rétablir la preuve par neuf d'un état de droit.\
`Suite sur le préambule de la Constitution de 1946`
- Je cite encore :
- "La Nation assure à l'individu et à la famille des conditions nécessaires à leur développement. Elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence". Certes, l'instauration de la sécurité sociale qui avait précédé d'un an cette définition a été de ce point de vue un acte majeur dont il convient d'assurer les effets sans transiger non plus sur la notion de solidarité qu'elle implique. Mais il aura fallu attendre la fin de l'année 1988 pour qu'enfin notre droit social fut complété par la garantie d'un minimum de revenu assuré à ceux qui n'ont rien ! Et a-t-on ainsi recouvert tout le champ des possibles ? Vous savez bien que non. Que dire aussi des handicaps dont souffrent les individus, des problèmes angoissants qui se posent aux familles, exclues ou menacées de l'être, du progrès économique et social ?
- Et toujours le préambule qui est notre règle d'or ou qui devrait l'être. "La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'Etat". Où en sommes-nous de cette égalité, lorsqu'on sait que tant de jeunes enfants ne possèdent pas encore les vrais moyens de s'épanouir, que beaucoup arrivent à l'âge adulte en ayant manqué leur instruction et leur éducation et ne disposent pas du moyen du savoir qui seul assurera sa véritable liberté ou ses chances d'égalité. J'ai déjà dit et je répète à quel point j'étais satisfait devant l'effort considérable qu'accomplit le gouvernement pour adapter l'école à sa mission d'aujourd'hui, il n'est qu'au début de sa tâche et le sait. L'oeuvre qui l'attend est immense, raison de plus pour l'entreprendre sans tarder.
- Je cite toujours :
- "Fidèle à sa mission traditionnelle, la France entend conduire les peuples dont elle a pris la charge, à la liberté de s'administrer eux-mêmes et de gérer démocratiquement leurs propres affaires £ écartant tout système de colonisation fondé sur l'arbitraire, elle garantit à tous l'égal accès aux fonction publiques et l'exercice individuel ou collectif des droits et des libertés proclamés ou confirmés", confirmés par ce même préambule.
- J'arrête ici cette énumération mais j'ai tenu à souligner les principaux extraits pour que nous soyons conscients les uns et les autres du chemin qui reste à parcourir afin que la vie vécue par des millions des nôtres corresponde à la vie rêvée par ceux qui écrivaient : "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune".
- Voilà pourquoi j'ai dit qu'il faudrait s'engager dans la voie de la remise en cause d'un certain nombre de règles et de pratiques qui ne sont ni conformes à nos principes, ni acceptables dans une nation qui se veut moderne, développée, démocratique.\
Certes, je ne veux pas qu'on puisse penser que pendant tant d'années la République aurait délibérément manqué à ses devoirs, après tout chaque gouvernement a sa propre conception des choses, et c'est bien normal, et sa propre interprétation des textes et des principes. Mais, donnée supplémentaire, nous savons aussi que les droits sociaux ne peuvent s'affirmer que dans une nation économiquement forte, au développement assuré et qui ne recule ni devant l'effort, ni devant les sacrifices qu'impose la modernisation. De même que chaque Français doit défendre les droits sacrés qui, en 1789, et par la suite lui ont donné la liberté, il doit avoir à coeur de contribuer lui-même au progrès général, facteur de progrès social. Droits politiques, droits économiques, droits sociaux, cette construction repose pour une large part sur l'organisme régulateur de la vie publique et de la vie quotidienne qu'est l'Etat, l'Etat, ses institutions, ses services, l'Etat et ceux qui en ont la charge.
- Je n'ignore pas l'apport fondamental, essentiel vous le supposez bien des activités économiques privées, agriculture, industrie, commerce, professions libérales, professions de service. Mais, c'est à l'Etat qu'il revient de faire respecter et d'appliquer la loi, à l'Etat, c'est-à-dire aux fonctionnaires qui, à travers le pays mais aussi à l'étranger, mettent en oeuvre la politique et agissent au nom de la nation.
- Le droit à la solidarité, à l'égalité passe par le travail quotidien de nos fonctionnaires et de nos services publics : c'est à eux qu'il revient de créer les conditions du développement du pays, d'inciter à la modernisation, dont je parlais, d'écouter les plus humbles et de répondre à leur attente. En vérité, lorsque l'on décrit le devoir qui leur incombe on doit aussi penser à leur propre situation, ces milliers et ces milliers de femmes et d'hommes qui dans la fonction publique et les entreprises nationales n'ont pas encore obtenu le moyen de vivre décemment qu'ils sont en droit de réclamer. J'ai lié bien entendu des notions du droit à celui des moyens, le droit social au progrès économique et je répète, c'est précisément l'objet de la démarche gouvernementale que de rechercher au cours des prochaines années tous les résultats qui marqueront le progrès général de la France, tout de même quatrième puissance économique sur la planète, afin que, grâce à une croissance que nous espérons continue, que nous assurerons par notre propre effort, la justice et le partage puissent s'exercer comme il convient.\
Beaucoup voient souvent et à tort dans nos administrations une sorte de frein au progrès, à l'initiative, à la liberté, alors qu'il s'agit seulement d'assurer l'équilibre et d'apporter à chacun le droit qui est le sien : celui d'être entendu, et d'être administré conformément à la loi. On ne peut imaginer d'un côté une administration représentant l'Etat qui serait incompréhensive, ennemie des libertés, tandis que tout le reste, ces hommes et ces femmes vivant dans notre société, ne seraient animés que par le souci de respecter en toute chose les droits fondamentaux.
- Les choses ne sont pas si simples et l'Etat est porteur d'une tâche si noble qu'il serait injuste de ne pas reconnaître qu'il l'accomplit, cette tâche, particulièrement en France, avec une connaissance extrême et un souci profond de rendre à la Nation le service attendu. Il existe, je l'ai cité, un droit égal d'accéder aux emplois publics et vous en connaissez la contrepartie dans la même déclaration de 1789, à l'article 15 : "la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration". C'est exprimé d'une façon un peu rude, mais il est inutile d'envelopper les compliments. Après tout, c'est la contrepartie juste d'une responsabilité particulière, à condition de ne pas en faire un système.
- Parce qu'elle est nécessaire à l'équilibre de notre société et à la bonne marche des affaires publiques, notre administration, cette administration que vous représentez pour la plupart d'entre vous, joue un rôle indispensable, que je tiens ici à affirmer sinon à proclamer pourvu que les lois soient bonnes on peut demander des comptes à l'administration et l'on verra au terme de cet examen que louanges et gratitudes lui sont également dues. Etroitement imbriquée dans la Nation, l'administration qui a ses devoirs, qui a ses droits, on vient de le dire, il n'est pas illégitime que ceux qui y travaillent souhaitent que l'on ne les oublie pas, surtout à une époque, 1989-1992, où nombre d'entre vous seront conduits à exercer leur rôle sur une autre dimension qui sera celle de l'Europe, d'abord l'Europe des Douze, et qui devrait permettre à la France de mieux faire connaître son droit, la qualité de ses agents et son souci extrême, son respect absolu des principes que l'on s'apprête à célébrer presque partout dans le monde en 1989.\
Monsieur le Vice-Président, mesdames et messieurs, au cours de l'année qui vient de s'achever j'ai constaté ce sens du devoir que je viens de rappeler, devoir de nos administrations et de nos services publics £ même si des conflits sociaux ont pu interrompre ici ou là la marche des choses, nos fonctionnaires et nos agents publics ont continué de donner le meilleur d'eux-mêmes pour le service du pays.
- Je tiens à rendre témoignage. Qu'ils soient conscients de leurs devoirs, c'est tout simplement acte de patriotisme, ajouté au sens professionnel et à la compétence. De tout cela je suis tellement sûr, mesdames et messieurs, qu'il m'est aisé de vous dire la confiance que j'ai dans les destinées du pays, pour tout ce qui touche à vos propres responsabilités ainsi qu'à la noblesse de la conception que vous avez du service de la collectivité nationale. Je suis tellement sûr que ce sentiment et que cette volonté vous habitent qu'en vous exprimant mes voeux j'ai le sentiment de les adresser au-delà de vous-mêmes à l'ensemble des Français. Alors, vous accepterez ces voeux de santé, de bonheur. Je n'ajouterai rien à ce qu'a excellement dit monsieur le Vice-Président du Conseil d'Etat, j'en dirais difficilement plus et je ne dirais pas mieux. Je me contenterai de vous renvoyer à l'expression des sentiments très simples que l'on éprouve en ces heures un peu trop rituelles mais qui rappellent tout simplement ce que nous nous sommes dit les uns aux autres au cours de ces trois derniers jours dans nos rencontres familiales et amicales, comme on éprouve à certains instants de la vie le besoin de mettre tout de côté pour dire simplement les sentiments élémentaires qui font que la vie, la joie, le deuil, et le chagrin, la mort, soi-même, et les autres, posent à tout instant tant de questions qu'au moins éprouve-t-on de l'un à l'autre cette solidarité qui veut que nous soyons soumis au même destin et que nous connaissions les mêmes espérances.
- Mesdames et messieurs bon travail aussi. Le service de plus en plus exigeant, j'espère que vous êtes faits pour cela, de plus en plus exigeant car au cours des années prochaines la France doit affirmer le meilleur d'elle-même, ce sera nécessaire pour prolonger à travers le temps une grande histoire et pour le magnifier.\