13 décembre 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République sur le marché unique européen et la construction européenne, Paris le 13 décembre 1988.

Madame et messieurs,
- Je vous remercie de votre démarche auprès de moi, de la remise de ce document important et surtout de l'initiative que vous avez prise de prendre part le plus complètement possible à l'unification de l'Europe, l'Europe communautaire bien entendu mais aussi l'Europe en général, ce continent qui recèle tant de valeurs et tant de capacités.
- Le marché unique, nous l'avons voulu. Il a été difficilement conquis dans les accords internationaux, après plusieurs essais infructueux. C'est à Luxembourg en 1985, après la tentative de Milan, que nous sommes parvenus à obtenir l'accord des pays de la Communauté. C'est dire que les résistances qui s'étaient manifestées à l'époque reposaient sur des raisons sérieuses, et ces raisons sérieuses n'ont pas toutes disparu. On pouvait donc s'attendre à voir constamment se dresser des obstacles pour la réalisation de ce marché unique et depuis 1985 ces obstacles se sont dressés.
- Comme le temps passe on doit s'interroger : disposerons-nous d'assez de temps à partir de maintenant jusqu'au 31 décembre 1992 pour une entreprise d'une telle envergure ? Votre concours ne peut que nous aider.
- L'acte unique, le marché intérieur, vous en avez naturellement saisi la signification puisque vous avez voulu vous-mêmes établir par votre charte les règles de ce marché tel que vous le concevez. Vous avez dit pour l'essentiel ce que souhaitent les Européens conséquents, les Européens logiques avec eux-mêmes. Potentiellement l'Europe est déjà la première puissance commerciale du monde. Il suffirait de peu de choses pour qu'elle soit première puissance économique, industrielle et technologique. Il ne s'agit pas de chercher à être en état de domination par rapport aux autres puissances, mais pour le moins à ne pas être en position de dominé. On ne gagne pas toutes les batailles, mais il faut en gagner assez pour ne pas perdre les guerres.
- J'ai souvent rappelé qu'à l'âge de trente ans ou à peu près, j'avais pris part au premier congrès constitutif de l'Europe qui s'était tenu à La Haye en 1948. J'ai donc vécu la période de la guerre puis cette tentative riche d'espérance pour changer les données de la politique traditionnelle qui nous avaient fatalement contraints à subir plusieurs conflits dans un seul siècle. Et j'ai toujours engagé ma propre volonté dans la construction européenne. C'est dire à quel point depuis 1981, élu Président de la République française, j'ai tenu à continuer, parfaire ou même accélérer la construction voulue par mes prédécesseurs. L'Europe de la Communauté s'est élargie à l'Espagne et au Portugal. Elle s'est élargie, par ce que l'on a appelé l'Europe bleue, à la mer et aux zones de pêche. Elle s'est approfondie et structurée à travers toute une série de mesures sur lesquelles il est inutile d'insister, pour aboutir à l'adoption de cet acte unique de Luxembourg qui en est le couronnement. Bien entendu, j'en dirai un mot tout à l'heure, on ne peut oublier que cette structure est habitée par des hommes ou des femmes et que la Communauté n'aurait pas de signification si nous n'avions pas aussi le désir de bâtir l'Europe des citoyens, l'Europe des personnes. C'est même en passant par les citoyens que l'Europe aura le plus de chance de réussir. Si on se contentait de faire une Europe économique, une Europe monétaire, une Europe technique, sans qu'il y ait un minimum d'adhésion, d'enthousiasme, de volonté, de conscience même, d'ambition de construire, on ne la réussirait pas.\
Nous arrivons maintenant au début de 1989 et l'on voit déjà se dessiner les chantiers nécessaires. Il faut que dans le courant de 1989 nous donnions un élan définitif à l'Europe monétaire. Nous avons déjà consenti lors du Conseil européen de Hanovre à la libéralisation des mouvements de capitaux pour le 1er juillet 1990. Mais attention, certains d'entre nous, et moi-même avions dit que cette libéralisation allait dans le sens désirable, qu'il n'y avait donc pas lieu de s'y opposer, mais que cela supposait un minimum d'harmonie dans les législations fiscales. Je ne demande pas une harmonisation stricte, à la règle à calcul, entre des pays dont les situations économiques, les traditions et les impératifs sont si différents. Il ne s'agit pas d'égaliser, mais il faut un minimum de sérieux, d'harmonisation pour que l'épargne soit également protégée et ne soit pas inégalement frappée par la fiscalité. Voilà le travail qu'il convient d'accomplir et j'ai dû le rappeler très récemment à Rhodes. S'il n'y a pas d'effort commun pour harmoniser, la libéralisation des changes n'aura pas lieu le 1er juillet 1990. De même, il faut bien penser que la libéralisation des mouvements de capitaux doit s'accompagner d'un renforcement du système monétaire. Vous imaginez les tensions qui risquent de se produire à cause de cette libéralisation au demeurant utile, souhaitable. Ces tensions peuvent avoir des conséquences telles que, politiquement un certain nombre d'Etats ne soient pas en mesure de les supporter, et la construction tout entière s'en retrouvera ébranlée. C'est bien l'intention de Monsieur Félipe Gonzalez que d'aborder ce sujet de front, dès le début du mois de janvier. Nous en sommes d'accord lui et moi, nous avons l'intention d'établir un programme pour l'année 1989 puisque, au nom de la France, je lui succéderai le 1er juillet de l'année prochaine. Il faut que l'Ecu ait une réelle existence. Je sais bien qu'il existe déjà entre plusieurs pays de la Communauté, pas tous, ce système monétaire européen fort utile, qui a déjà représenté un vrai progrès, mais qui aurait tendance à s'arrêter en chemin. Si chaque pays veut préserver ses privilèges et décider pour tout le monde, bien entendu, ce sera l'échec et il n'y aura pas de libéralisation ultime des capitaux.
- Il faut donc penser d'abord à la monnaie. Certains avaient d'abord pensé à une banque centrale. Seulement, on s'est rendu compte qu'une démarche empirique est peut-être la meilleure en se dispensant de théoriser tout le temps pour donner plus d'aise à cette monnaie commune, une force plus étendue, il faudrait qu'il y ait quelque chose de plus cohérent que ce qui existe aujourd'hui, que les simples rencontres entre gouverneurs ou entre ministres. Et, inévitablement, il faudra poser le problème de cet organisme central £ ou bien l'Europe aura un organisme central monétaire, ou bien il n'y aura pas d'Europe.\
Je pourrais continuer mon raisonnement au sujet d'un marché intérieur que nous ouvrons dans des conditions extrêmement audacieuses, dont vous-mêmes avez pu observer et analyser les risques. Ces risques vous avez l'intention de les surmonter puisque vous avez décidé d'y aller franchement. Mais enfin, ce marché intérieur unique, c'est une grande aventure. Il ne s'agit pas de donner à cette Europe-là, le caractère d'une forteresse. Il s'agit d'être des partenaires loyaux à l'égard des autres, les Etats-Unis, le Japon et des pays tiers qui se trouvent autour de nous. Je n'ai pas d'objection à tout cela, au contraire. Mais, si notre marché est entièrement ouvert entre nous, et si par le canal de certains d'entre nous il est en fait ouvert aux pays tiers, eh bien il faut que les pays tiers soient ouverts dans les mêmes conditions à l'Europe, ce qui n'est pas toujours le cas. Les dernières négociations du GATT donnent là-dessus l'impression d'une certaine difficulté qui n'est pas résolue.\
Voilà donc quelques observations pour que nous puissions ensemble mesurer le chemin à parcourir. Je crois que nous avons déjà bien commencé dans d'autres domaines à prendre des habitudes, de bonnes habitudes. Peu à peu se dégage une certaine conception de l'Europe des transports pour pouvoir communiquer, de l'Europe de la technologie. L'Eurêka technologique que j'avais demandé il y a quelques années fonctionne bien, sur une base intéressante. Ce sont les entreprises qui passent des contrats. Les puissances publiques ont donné l'élan, apportent une mise de fonds, mais ne se substituent pas aux entreprises. Il n'y a pas d'administration contraignante, tout juste un petit état major qui coordonne les efforts. Et, aujourd'hui nous assistons à une floraison de résultats et d'accords d'un très grand intérêt technologique dans les domaines de pointe. C'est ainsi que l'on a vu se concevoir un projet technologique de télévision haute définition qui, au moment où on lance les satellites qui vont arroser toute l'Europe, permettra de supporter, parce que je crois que le procédé est supérieur, la concurrence américaine ou la concurrence japonaise. On pourrait multiplier les exemples de ce type. Au total nous consacrons à nous tous plus de crédits à la recherche que ne le font les Etats-Unis d'Amérique ou le Japon. Mais comme cela obéit aux directives souvent anarchiques de douze pays, cela n'a ni l'efficacité scientifique, ni l'efficacité budgétaire, ni l'efficacité politique dans le bon sens du terme que cela pourrait représenter. Et pourtant nous y consacrons plus de crédits, et pour le moins, c'est difficile à peser, autant de matière grise. Mais c'est un sujet sur lequel je reste tout à fait optimiste.
- Il y a beaucoup de domaines qui ne tiennent pas compte des frontières. L'environnement est le plus bel exemple. les fleuves, les forêts qui se dessèchent, qui se déboisent, les accidents nucléaires, Tchernobyl, tout cela passe à travers l'espace sans tenir compte de nos frontières traditionnelles. Ce qui nous conduit à dire que l'Europe de la Communauté doit pour le marché unique de 1992 renforcer considérablement ses structures, et ces structures ne peuvent être que couronnées par un pouvoir politique plus fort, plus uni, sans quoi les choses se disloqueront.\
Il faudra savoir regarder plus loin, ce que vous avez fait, puisque je vois que vous avez la signature d'un certain nombre de pays de l'AELE. Et puis il faudra regarder aussi du côté d'une Europe que l'on appelle géographiquement, c'est une définition fausse mais politiquement on comprend ce que l'on veut dire, du côté de l'Europe de l'Est. J'ai cité l'environnement, j'ai cité Tchernobyl, mais j'ai aussi cité la télévision à haute définition. M. Gorbatchev auquel j'ai parlé de la haute définition il y a quinze jours, s'y est tellement intéressé qu'il va se faire représenter au début de l'année les expériences auxquelles certains ont assisté à Brighton et moi-même à Paris £ il a suspendu les réponses qu'il devait apporter au Japon qui l'avait déjà sollicité. L'Europe de la Communauté a une telle dynamique qu'elle ne peut qu'entraîner avec elle, si elle sait être cohérente, l'ensemble des habitants de l'Europe. Ils constituent déjà un ensemble vous le savez, vous l'avez certainement répété au cours de vos assises, de 320 millions de personnes dont le statut est très inégal. Vous avez raison d'insister sur la nécessaire promotion des régions les plus pauvres. On ne pourra pas vivre longtemps avec une Europe boiteuse. Il ne faut pas non plus rompre les accords avec les pays associés, le Maroc, la Tunisie, l'Israël etc... ni les liens qui nous unissent à tant d'autres pays, y compris dans l'Europe de l'Est, je pense à la Hongrie. Ou bien cette dynamique existera et entrainera avec elle d'immenses populations et de grands intérêts, ou bien tout cela retombera et ce serait bien dommage. Chacun de nos pays isolé qui tenterait de s'enfermer derrière ses propres garanties devrait subir des assauts infiniment plus difficiles à supporter que celui qui découlera du très beau et du très grand pari, ce pari d'aller avec énergie et espoir vers le marché unique, en 1989-1990-1991-1992. Vous qui êtes amenés comme chefs d'entreprises dans certaines industries, à bâtir des plans sur 20 ans, dans d'autres sur 10 ans, généralement au moins sur 5 ans, vous comprenez que 4 ans pour l'Europe, c'est court, c'est demain matin, c'est déjà là. Alors j'encourage vraiment celles et ceux qui le veulent, et vous le voulez, à s'engager sur cette voie.\
Il y a d'autres aspects bien entendu. J'ai parlé de l'Europe des citoyens, j'aurais pu dire d'une autre façon l'Europe des travailleurs. Le mot travailleur recouvre tous ceux qui prennent part à la production, dans les villes, dans les campagnes, quel que soit le mode de travail ou le mode de production.
- L'espace social européen doit cesser d'être à la traine de l'Europe économique et technologique. Si tous ceux qui contribuent à la création de richesses par leur travail et souvent par un travail dur, souvent dans des conditions salariales également pénibles, ne se sentent pas associés, n'ont pas le sentiment d'aller vers un mieux, vers un progrès dans leur mode de vie, dans l'organisation du travail, dans le temps de travail, dans le temps de loisir, dans l'éducation à recevoir, dans le logement où ils vivent, eh bien l'Europe ne sera plus qu'une grande machine à la merci de la première secousse. Il y a donc un devoir social, une Europe sociale. Dans mon esprit l'année 89 devrait avoir à remplir trois objectifs essentiels. Renforcer d'une façon déterminante le système monétaire, bâtir les premiers fondements de l'Europe sociale, accroître les échanges humains à caractère culturel en s'appuyant principalement sur cet immense marché, l'un des plus grands de la fin de ce siècle, qui est le marché de l'image, le marché télévisuel. Voilà, je résume naturellement, mais cette bataille-là, je compte la mener avec l'Espagne pendant un an et je pense que si au bout d'un an on n'avait pas avancé, on pourrait commencer à mettre l'Europe - comment dites-vous dans vos affaires ? - en rouge. On passerait dans une grisaille qui risquerait de se finir par le rouge. Je suis convaincu qu'il n'y a pas de réussite économique sans réussite sociale. Tout passe par les hommes et de ce point de vue il faut aussi de l'audace. Il ne s'agit même pas de générosité. Ne nous trompons pas de sentiment. Une bonne conception de la réussite suppose que personne ne reste au bord de la route.\
Je vous remercie des documents que vous m'avez laissés. Je me suis réjoui de voir des femmes et des hommes responsables au degré où vous l'êtes, ils sont considérables, annoncer d'une façon aussi délibérée leur engagement. Nous allons construire ensemble. Nous retrouverons toutes nos contradictions, nos différences, nos philosophies parfois. C'est vrai que vous pensez à alléger les charges. Au fond, c'est un bon réflexe pour vous. D'un côté il faut qu'il y ait de routes et le téléphone, il faut qu'il y ait des adductions d'eau. Comme vous n'avez pas l'intention de tout faire vous-mêmes, il faudra bien que quelqu'un le fasse. Qui ? sinon la puissance publique. La puissance publique, elle doit bien trouver de l'argent quelque part. On compte sur vous, en particulier pour cela. Mais, en créant de la richesse tout simplement. En France, en 1982 j'avais dit à votre prédécesseur, monsieur le Président : les charges on ne les augmentera plus. Bien entendu cette forme négative d'expression ne m'a pas paru suffisante. Il ne s'agissait pas de ne pas les augmenter, il fallait surtout les réduire. Il fallait réduire mais pas trop. Il faut aussi que l'équipement de l'Europe suive son cours. Il faut aussi un équilibre entre les charges des entreprises, les charges des ménages. Tout cela est une affaire de sagesse, de juste vue des choses, de ce que peuvent supporter les uns, de ce que peuvent supporter les autres, étant entendu que les budgets des Etats sont toujours des budgets difficiles à équilibrer.
- Mais vous-mêmes vous connaissez vos budgets. Vous savez bien que si vous voulez investir, il vous faut avoir beaucoup d'esprit de prévision. Vous êtes obligés non pas de savoir ce dont vous avez besoin au 31 décembre 1988, mais ce dont vous pourrez disposer en 1992.
- Je crois à la force comme à la nécessité du dialogue. Vous connaissez mes opinions, elles sont favorables à une grande redistribution. Il faut que les fruits de la croissance soient plus justement répartis. Mais, ne nous engageons pas dans cette discussion, sans quoi vous me diriez oui, mais les difficultés commenceraient lorsqu'on dirait : mais comment ? Cette discussion vous l'aurez dans chacun de vos pays et vous l'aurez avec les Conseils européens, comme avec la Commission européenne, comme avec le Parlement européen. C'est déjà très important que l'on puisse placer au niveau de l'Europe une discussion aussi fondamentale.
- Allons-y, faisons confiance à notre génie, au génie de l'Europe. Vous avez bien voulu vous engager vous-même, j'en suis sûr, parce que vous y croyez mais aussi parce que vous pensez que c'est l'intérêt de vos entreprises. C'est une marque d'optimisme qui ne peut que me remplir d'aise.
- Je suis très heureux de vous recevoir dans cette maison de la République française, et maintenant si vous le voulez bien nous allons passer un peu de temps tout à côté pour faciliter les conversations personnelles et en finir avec les discours. Je suppose que dans votre congrès aujourd'hui vous avez dû en entendre beaucoup. Merci.\