9 décembre 1988 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, notamment sur la construction de l'Europe, les relations culturelles franco-tchéques et la naissance de l'Etat palestinien, Bratislava, vendredi 9 décembre 1988.

Monsieur le Président,
- Mesdames et messieurs les étudiants,
- A l'occasion de ma visite à Bratislava, j'ai tenu à venir m'adresser à vous, étudiants et enseignants de l'université Comenius. Non pas, vous vous en doutez bien, pour vous délivrer une leçon académique qui s'ajouterait au programme déjà chargé de vos études, mais parce que je désirais rencontrer la jeunesse slovaque - et celles et ceux de cette jeunesse qui sont ici se feront les interprêtes, je l'espère, auprès de leur quinze mille camarades - échanger avec cette jeunesse quelques idées, lui dire, surtout, avec force, que l'Europe unie et solidaire que j'appelle de mes voeux ne se fera pas sans son enthousiasme et son concours.
- Vous avez le privilège de fréquenter une université ancienne et prestigieuse qui s'énorgueillit de porter le nom d'un grand humaniste Comenius, dont le message est partie intégrante du patrimoine culturel européen.
- Bien que marqué par les vicissitudes de son époque, Comenius a cru à un bonheur fondé sur le savoir, la vérité et la raison. Le savoir, c'est difficile à obtenir £ la raison encore plus, et la vérité encore plus. Il s'était fixé comme objectif de répandre l'instruction et d'ouvrir au plus grand nombre l'école, cet "atelier d'humanité". Il a, aussi, passionnément oeuvré pour le développement, alors inusité, des langues nationales.
- En somme, c'était un citoyen d'Europe avant la lettre. On circulait d'ailleurs, à l'époque, plus facilement qu'aujourd'hui. Et cette Europe, il la sillonna en tous sens, accueilli par ses pairs, d'autres humanistes, en Pologne, en Hongrie, en Hollande, en Allemagne, en Suède, que sais-je .. C'était une vie d'errance et de tribulations, certes, mais qui rappelle à quel point, dans l'Europe intellectuelle du XVIIIème siècle, comme je le disais à l'instant, la circulation des hommes et des idées était monnaie courante.
- Victime de l'intolérance, ce grand éducateur est mort en exil. Il appartient ainsi à cette longue chaîne qui, dans de nombreux pays, a connu ce destin. Mais sa leçon n'a pas été perdue pour autant, le fondateur de la République, Tomas Masaryk, rappelle dans ses "mémoires" que jamais le testament de Comenius ne l'avait quitté au cours de son combat.\
Parler de l'Europe, ici, à Bratislava, a un sens particulier. Située au carrefour de trois états, sur ce Danube chargé d'histoire et de mythes, au point de jonction des influences méditerranéennes et nordiques, votre ville symbolise cette Europe qui réussit le tour de force de réunir, selon le mot de l'un de vos écrivains, "le maximum de diversité sur le minimum d'espace".
- Seule la division issue de la dernière guerre et ses séquelles nous interdit de jouir pleinement de ce patrimoine commun. Depuis des siècles, l'Europe, en fin de compte, court après ce qui fut longtemps la chimère d'une introuvable unité. Depuis la chute de l'empire romain, toutes les tentatives d'unification l'ont été par le fer et par le feu, au détriment des peuples et des nations. Aucune n'a été durable.
- Aujourd'hui, pour la première fois peut-être dans l'histoire de notre continent, chacun perçoit les prémices d'un esprit nouveau. A l'ouest, douze pays, librement engagés dans la construction d'une communauté sans précédent, prévoient d'abattre, d'ici quatre ans, leurs frontières internes. C'est une entreprise très difficile - j'en suis témoin - et très audacieuse : mais nous avons la volonté de réussir. A l'Est, si je peux employer ce mot qui correspond beaucoup plus à une catégorie politique qu'à celle de la géographie et de la culture, à l'Est les aspirations nationales et la volonté de réforme économique s'affirment. Il est vrai que j'ai dit tout à l'heure l'Ouest, et à l'Ouest, je comptais la Grèce : c'est un sujet de méditation pour des étudiants que de comparer les réalités de la géographie et de l'histoire avec les distorsions de la politique.\
Mais enfin, autour de nous, tout bouge. Sur d'autres continents, les puissances économiques s'organisent. Les pays du Sud réclament leur part de justice. De nouvelles solidarités se forment. Je pose la question : est-ce que l'Europe sera en retard à ce rendez-vous ? Vous observerez, pour vos propres réflexions, ce double phénomène concomitant, deux courants qui pourraient se contrarier et qui sont, en réalité, complémentaires. D'une part, la planète se rétrécit, on en fait le tour si vite ! Je suis venu de Paris à Prague en 1 heure 30 ! Et ce n'était pas sur l'avion Concorde : je serais alors venu en beaucoup moins de temps. Le monde se rapetisse donc, les communications s'accélèrent. Peu à peu, les langages s'unifient et en même temps, ce phénomène que je crois souhaitable se conjugue avec un besoin d'affirmer son identité particulière. Peut-être est-ce une conséquence naturelle du premier phénomène pris dans l'ensemble d'une espèce humaine qui, peu à peu, se rassemble. Chacun a besoin de se sentir lui-même avec les plus proches des siens.' D'où l'importance de sauvegarder sa langue et les racines de sa culture, sans quoi, à force d'être tout le monde, on ne sera plus personne. Il faut un peu se méfier de tout ce qui arase, de ce qui supprime les différences. Bref, le dogmatisme qui présente des avantages présente aussi beaucoup d'inconvénients.
- C'est bien pourquoi je m'adresse à vous aujourd'hui, et à travers vous, je l'ai dit il y a un moment, à la jeunesse de votre université, bien au-delà de cette salle, et à la jeunesse de notre continent. Vous êtes, en bref, la première génération d'Européens à qui il soit offert de construire au-delà de ses frontières, sans oublier et sans manquer à sa patrie. Ce que je vous dis là, c'est ce que je dis - lorsque je la rencontre - à la jeunesse de France, d'Allemagne ou d'ailleurs, avec quelques nuances. Faites que l'Europe où s'épanouiront vos camarades mais surtout ceux de la génération d'après, vos enfants, soit moins cruelle que celle que connurent vos pères, il y a un demi siècle, avec tant de bouleversements dont les conséquences durent encore. Préservez, dans ce qu'il a d'utile, l'héritage qui vous échoit : la paix difficilement conquise, et ajoutez votre propre pierre à cette construction : plus de liberté, plus de solidarité entre vous et entre tous les peuples européens. Je pense qu'il n'y a pas de meilleure façon de laisser une trace dans l'histoire. Enfin une trace reçue comme un bienfait, car il en est bien d'autres que l'humanité rejette.
- Je suis heureux d'être parmi vous, représentants d'une nation vivante au coeur de l'Europe, fière de sa culture millénaire. Je le serai plus encore, lorsqu'à la place du Président de la République française, se trouveront en face de vous, pour poursuivre le dialogue engagé aujourd'hui et célébrer notre amitié, trois cents jeunes de mon pays. Ce n'est qu'un début, mais la difficulté c'est toujours de commencer.\
QUESTION.-
- LE PRESIDENT.- Vous vous exprimez dans un très bon français, ce qui prouve que cela sert à quelque chose. Il faut donc multiplier les exemples comme celui que vous venez de me fournir dans les diverses disciplines intellectuelles et techniques. Il n'y a pas de hiérarchie à établir entre les sciences fondamentales et les sciences appliquées. Vous avez raison de dire que la réputation de la France est un peu étroite. Vous avez parlé de vin, de fromages, de parfums. Je n'ai pas apporté de vin avec moi, ni de fromages ! D'ailleurs j'en ai trouvé ici, différents, très bons £ ni spécialement de parfums. Mais vous avez raison, c'est un peu une caractéristique de la réputation française. Vous auriez pu ajouter le cognac et la mode. Après tout, moi je suis né à côté de Cognac, alors cela ne me gêne pas. Il faut bien dire que la France, aujourd'hui, est un grand pays moderne. C'est le quatrième pays du monde pour ses exportations, après l'Allemagne, les Etats-Unis d'Amérique et le Japon, avant la Grande-Bretagne, l'Italie, l'Espagne, etc.. C'est l'un des cinq premiers pays dans le domaine de sa production et de la croissance économique. Si on fait l'énumération de tous les domaines où nous avons de réelles réussites, il y en a aussi dans lesquels nous sommes en retard. Il faut m'encourager, revenu en France, à demander au gouvernement de multiplier les bourses, les occasions de voyages, de lectorat, d'échanges d'étudiants, précisément dans les domaines que vous avez cités. Et les sciences naturelles ! Nous sommes quand même le pays de Buffon, de Cuvier ! Je m'applique aujourd'hui avec le ministre français de la recherche et de la technologie, qui est ici, à donner au Muséum d'Histoire naturelle au Jardin des Plantes toute sa valeur moderne, à Paris, les sciences humaines aussi. Je ferai juste une observation au passage, vous savez, les sciences humaines, ce ne sont pas toujours des sciences exactes. Enfin, malgré tout, on peut avoir une approche intéressante dans nos universités.
- Alors, vous m'avez donné un conseil. Je vais m'efforcer de le suivre. Je pense sans exagérer ce que je vais vous dire, à savoir que je peux avoir pour cela un peu plus de moyens qu'un autre.\
QUESTION.- Connaître les traditions de votre pays, élargir la coopération.
- LE PRESIDENT.- Je vous répondrai, mademoiselle, d'abord, qu'il y a, depuis quelques temps, un mouvement général en Europe qui ouvre davantage les esprits et qui laisse penser que de nouveaux échanges et de nouvelles libertés vont s'affirmer. C'est vrai que ce qui se passe en Union soviétique est quelque chose d'important. Espérons que cela continuera d'aller dans ce sens. Mais il n'y a pas de raison de penser que ce ne soit pas une sorte de volonté générale profonde. Il y a aussi une pacification des esprits sur le plan des relations internationales entre les deux camps, les deux blocs militaires. Récemment a été signé le premier accord militaire de désarmement. C'est la première fois depuis l'ère atomique. A partir du moment où cela commence à bouger là, le reste bouge et bougera. Donc, à l'intérieur de l'Europe où vous êtes, vous, cela commence à changer, pas partout de la même façon, mais dans la même direction. Entre les deux groupes de nations qui se sont fait face depuis la dernière guerre, on se rencontre, on discute, on fait des projets, non seulement de désarmement, mais d'ouverture économique. Il ne faut pas oublier que les accords d'Helsinki sur lesquels s'appuie la diplomatie de mon pays, comportent des aspects naturellement de désarmement, d'affirmation de la paix, un aspect de caractère économique pour le développement commun, mais aussi un aspect touchant aux Droits de l'Homme. Il faut que, si cela avance là, que cela avance là aussi.
- Parmi les droits fondamentaux, il y a - c'était déjà dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen adoptée en 1789, en France, dont on va fêter le deuxième centenaire - le droit d'aller et de venir, le droit de penser contre l'intolérance, le droit de s'exprimer, d'écrire - vous êtes aussi des journalistes - ou de parler, le droit de s'associer, le droit de circuler. Donc, la juste application de cet accord international - déjà ancien - doit permettre cette liberté-là comme les autres.
- Dernier élément de réponse, pour ne pas être trop long. Si on a la liberté écrite dans les actes publics, dans les constitutions, dans les traités internationaux, il faut aussi en avoir les moyens dans la pratique de tous les jours. Il y a le moyen, disons le droit public, de politique, et il y a le moyen financier. Alors, là, seules les puissances publiques, les Etats, les collectivités peuvent disposer du véritable moyen d'échanger leurs jeunes, d'offrir des débouchés dans les écoles, les universités, le cas échéant d'écrire dans les journaux de part et d'autre des frontières. Vous voyez que l'on a du travail ! Mon désir à moi, c'est d'accélérer l'allure. J'espère que je ne serai pas le seul. Je suis sûr que non, car j'observe cette volonté d'aller vers l'avenir dans la plupart des pays d'Europe. Les conversations que j'ai, lors de mes voyages, me montrent que la plupart des responsables se rendent bien compte que c'est un besoin qui vient des profondeurs. Après tout, c'est ce que l'on appelle la civilisation, autrement ce n'est pas la peine de l'appeler comme cela.\
QUESTION.-
- LE PRESIDENT.- Oui, il faut le faire. D'ailleurs le ministre des affaires étrangères français `Roland Dumas` est ici. J'ai trouvé auprès des dirigeants tchécoslovaques une réelle ouverture d'esprit. C'est vrai que la langue française - et donc la culture - a connu beaucoup de recul depuis la guerre. Vous avez une langue obligatoire, c'est le russe. Une autre langue, c'est généralement l'anglais. Alors pour arriver à une troisième langue, c'est demander beaucoup. J'aimerais bien que le français monte de quelques crans. Mais, évidemment, il y a des besoins commerciaux, des échanges, des situations, cela ne peut pas se bouleverser d'un seul coup.
- Je crois que vous avez posé le problème d'une façon concrète et très utile. Puisque l'on ne peut pas décider de choses immenses, au moins commençons par des choses pratiques. Je pense que ce centre culturel devrait être un des résultats des échanges de vues que nous avons avec les responsables tchécoslovaques, et particulièrement slovaques.
- Voilà, vous avez le ministre, il va se lever. Si vous voulez lui dire un mot tout à l'heure, et si je ne fais pas tout cela, vous pourrez m'écrire.
- Je peux vous garantir qu'en France on vous donnera toute facilité pour que vous teniez une réunion de ce genre à plusieurs dizaines, à plusieurs centaines ou à plusieurs milliers d'étudiants. Je pense que je pourrais faire venir en Tchécoslovaquie également pas mal d'étudiants si vous organisez quelque chose ici. Alors prenez une initiative, et je vous assure que je le ferai, et cela se fera.\
QUESTION.- Etats arabes - Etat palestinien. Position du Président à ce sujet.
- LE PRESIDENT.- Mais je l'ai déjà fait connaître. Je pense que la décision du Conseil national palestinien qui s'est tenu à Alger est un fait nouveau d'une grande importance puisque, pour la première fois, l'OLP a reconnu, adopté les résolutions des Nations unies à ce sujet. Parmi ces résolutions, il y a le fait qu'il a aussi, à côté, l'Etat d'Israël dont les conditions de la sécurité doivent être garanties. C'est donc l'amorce d'une reconnaissance mutuelle. C'est vraiment la première fois. Je considère que la France doit en tenir compte.
- Reconnaître un Etat est une notion juridique un peu complexe. Il y a bien des étudiants en droit qui se trouvent là, qui m'écoutent. Jusqu'ici, nous, nous n'avons jamais, dans notre tradition en jurisprudence diplomatique, reconnu d'Etat sans territoires précis et sans gouvernement. Donc, reconnaître l'Etat palestinien dans sa définition présente, c'est difficile. Je pense, qu'en revanche, la reconnaissance de la représentativité du mouvement palestinien autour de l'OLP est devenue une évidence. C'est déjà un beau changement. Je pense qu'il faut que ce que je viens de dire se traduise dans les faits par une représentation de cette organisation, c'est-à-dire des Palestiniens dans tous les pays qui voudront bien faire comme nous.
- Donc, on demande la reconnaissance de l'Etat palestinien qui a, cependant, besoin de disposer des attributs que j'ai énoncés : un gouvernement, un territoire. C'est vrai qu'il y a une Nation qui naît, un peuple, et qu'il y a une organisation qui le représente. Alors, cela aboutira au moins à la reconnaissance de l'OLP. Il en restera d'autres pas à franchir. J'espère qu'ils le seront grâce à la Conférence internationale sur le problème du Proche-Orient dont j'ai pris l'initiative. Ensuite, avec M. Gorbatchev, nous avons pris une position semblable afin que les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité et les pays directement intéressés de la région puissent organiser une procédure préparatoire à cette conférence. C'est la conférence qui seule pourra déterminer les frontières, le territoire, le statut de Jérusalem et le reste.\