8 décembre 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, dans "Rude Pravo" du 8 décembre 1988, sur les relations franco-tchécoslovaques, le désarmement, la construction européenne et les relations est-ouest.

QUESTION.- Vous êtes le premier président français qui depuis soixante-dix ans de l'existence de l'Etat tchécoslovaque arrive à Prague. Avec quels sentiments ?
- LE PRESIDENT.- Avec le sentiment de réparer enfin la singulière anomalie que vous relevez. L'histoire récente nous a séparés, au mépris d'une tradition de relations remontant au Moyen-Age et qui trouve son couronnement dans le soutien apporté par la France à la naissance de votre République en 1918. Je voudrais raviver les sentiments de sympathie entre les peuples français et tchécoslovaque, engager avec vos dirigeants des discussions franches et constructives, tournées vers l'avenir, mieux connaître votre pays. Je reverrai Prague, que j'ai visitée en 1967, avec l'émotion que suscite, chez tout Européen, un des hauts lieux de notre civilisation commune. J'irai à Bratislava où je me réjouis de rencontrer les représentants de la Slovaquie et les étudiants de l'université Comenius.\
QUESTION.- Quels résultats vous attendez de votre visite ?
- LE PRESIDENT.- J'en attends une relance du dialogue et de la coopération entre la France et la Tchécoslovaquie dans l'intérêt de nos deux pays et dans la perspective du rapprochement des deux parties de l'Europe, dont j'ai fait l'un des objectifs de ma diplomatie.
- Les résultats de notre coopération économique sont très inférieurs au potentiel respectif de nos deux pays. Pourtant des signes encourageants se font jour : les industriels français marquent un intérêt croissant pour le marché tchécoslovaque. Une dizaine d'entre eux m'accompagnera.
- Sur le plan culturel et scientifique, il nous reste également beaucup à faire pour retrouver la grande tradition du début du siècle. J'insisterai particulièrement sur la nécessité de redresser la situation de l'enseignement du français en Tchécoslovaquie et de développer les échanges de jeunes.
- Nous célébrerons l'an prochain le Bicentenaire de la Révolution française et de la Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen. Deux siècles après, les valeurs de 1789, liberté, égalité fraternité, conservent toute leur actualité. Je serais heureux que la Tchécoslovaquie, que Masaryk a fondée en 1918 sur les idéaux républicains, s'associe à cette commémoration.\
QUESTION.- L'évolution actuelle du monde ressuscite des espoirs des nations en paix durable. Ce fait est lié particulièrement avec la continuation conséquente du processus de désarmement, avec l'approfondissement de la confiance entre les Etats. D'après vous, quelles sont les priorités dans ce processus ? Croyez-vous en la possibilité de l'existence d'un monde sans armes nucléaires ? Pouvez-vous éclaircir les récentes initiatives françaises ?
- LE PRESIDENT.- Reconnaissons que la dissuasion nucléaire a depuis la fin de la guerre mondiale assuré la paix en Europe. Mais l'idée d'un monde sans armes nucléaires serait séduisante à condition que les armes conventionnelles puissent être réduites au minimum et équilibrées. Dans l'immédiat, concentrons-nous sur ce qui peut être fait. J'approuve la négociation américano-soviétique sur les réductions des armes nucléaires stratégiques et j'espère qu'elle aboutira. Je souhaite que la Conférence de Paris sur les armes chimiques, du 7 au 11 janvier prochain relance la négociation de Genève sur l'interdiction complète de ces armes. Et nous participerons à la négociation sur le désarmement conventionnel avec la volonté de créer en Europe un équilibre conventionnel à bas niveau.
- QUESTION.- Pendant sa récente visite à Prague, M. Dumas, ministre français des affaires étrangères, a qualifié d'intéressante la proposition de Milos Jakes de créer une zone de confiance à la ligne de contact entre les pays de l'OTAN et ceux du traité de Varsovie. En quoi ce projet est-il intéressant pour la France et comment est-il conforme à la conception française du renforcement de la sécurité en Europe ?
- LE PRESIDENT.- La négociation sur le désarmement conventionnel devrait permettre à la fois de réduire les risques d'attaque surprise et de créer une situation stable en Europe pendant que les 35 établiront de nouvelles mesures de confiance et de sécurité. C'est cet ensemble qui fera progresser la confiance en Europe.\
QUESTION.- Vous êtes partisan actif et co-fondateur de l'Europe occidentale unie. Le marché unique - on peut le dire - est aussi votre enfant. Est-ce que votre vision de l'avenir du continent inclut l'idée "de la maison européenne"?
- LE PRESIDENT.- La "maison européenne", c'est la formule de M. Gorbatchev. J'en ai d'ailleurs parlé avec lui récemment à Moscou. Mais nous nous sommes attelés à la tâche de notre côté. Douze pays qui mettent de côté leurs rivalités et leurs déchirements passés pour constuire ensemble, librement, un ensemble de 320 millions d'habitants où, en 1993, les biens, les services, le savoir-faire, et les citoyens circuleront sans entraves, toutes barrières abolies, n'est-ce pas la préfiguration de la meilleure des "maisons européennes" possible.
- Je souhaite, bien entendu, que les signes que je perçois à l'Est, cette volonté de réformes, d'ouverture sur l'extérieur, de libération des rigidités, renforce les convergences souhaitables entre les deux parties de l'Europe. Soyez assuré en tout cas que la CEE n'a rien d'une forteresse et qu'elle est prête, avant et après le marché unique, à développer toutes les formes de partenariat avec les pays d'Europe centrale et orientale.\
QUESTION.- Le début de votre second mandat est caractérisé par une nette activation de la politique française vis-à-vis des pays socialistes. La presse française parle de "l'ouverture à l'Est". Par quoi ce changement est-il motivé et qu'est-ce que vous attendez du développement des relations avec les pays socialistes ?
- LE PRESIDENT.- Changement ne me paraît pas le terme approprié. Je parlerais plutôt d'accélération, d'adaptation au mouvement qui se fait jour aux deux extrémités du continent avec, à l'ouest, la création du marché unique, à l'est les réformes liées à la perestroïka. Quiconque, comme moi, ne se satisfait pas de la division actuelle de l'Europe, voit dans les évolutions en cours l'occasion à saisir pour travailler à rapprocher les Europe séparées.\
QUESTION.- La France comme les autres pays de la CEE prépare l'année 1992, date de la mise en vigueur du marché unique. Quel rôle la France entend-elle jouer et jouera dans ce marché d'après votre avis ? Qu'est-ce que la France veut accomplir avant cette date ?
- LE PRESIDENT.- La France a durant ces dernières années, souvent pris l'initiative d'accélérer le cours de la construction européenne, en 1985 notamment lorsqu'il a fallu vaincre les nombreuses réticences qui précédèrent la signature de l'"Acte Unique", qui a décidé l'achèvement d'ici le 1er janvier 1993, du grand marché européen.
- Mon ambition est que la France continue à ouvrir de nouvelles voies pour achever de faire de l'Europe un ensemble plus puissant et plus cohérent, sur le plan politique comme sur le plan économique.
- Trois objectifs me semblent s'imposer : parachever l'Europe monétaire, mettre en mouvement l'Europe sociale, lancer l'Eurêka de l'audiovisuel qui permettra à l'Europe de sauvegarder son identité dans un domaine aujourd'hui essentiel. Je souhaite que participent à cet Eurêka de l'audiovisuel non seulement les douze états-membres de la CEE, mais aussi d'autres pays de l'Europe de l'Ouest et de l'Europe de l'Est.\