25 novembre 1988 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à "La Pravda" le 25 novembre 1988, notamment sur les relations franco-soviétiques, la position française sur le désarmement et les droits de l'homme.
QUESTION.- Monsieur le Président, lors des dernières élections présidentielles qui ont vu votre large victoire, victoire pour laquelle je vous félicite sincèrement au nom de "La Pravda" et de ses lecteurs, vous vous êtes présenté comme le candidat non plus du seul parti socialiste mais comme le candidat, disons du "parti de la France unie". Qu'est-ce qui a motivé cette décision ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que les Français doivent s'unir afin d'être prêts pour les grandes échéances qui sont devant nous : le rendez-vous européen du 1er janvier 1993, le désarmement conventionnel en Europe, la relance de l'effort d'éducation, de formation et de recherche, la cohésion sociale. Mais je suis et reste sincèrement socialiste et ce choix inspire mon action.
- QUESTION.- Lors du second tour des élections présidentielles, les représentants de presque tous les partis politiques et surtout, naturellement, les partisans des partis de gauche ont voté pour vous. En France, et au-delà, on discute beaucoup actuellement pour savoir qui a finalement gagné en France à l'issue des élections présidentielles et des élections à l'Assemblée nationale. Vous, monsieur le Président, en tant qu'individu, ou les partis de gauche ? Quelle est votre réponse ? Peut-on considérer que la France est devenue plus à gauche ?
- LE PRESIDENT.- J'ai été élu à la Présidence de la République avec 54 % des suffrages exprimés et les candidats aux élections législatives se réclamant de la majorité présidentielle ont remporté une majorité relative importante des sièges : 276, alors que la majorité absolue est de 289 sièges à l'Assemblée nationale. J'ajoute que le Parti communiste a invité les électeurs à voter pour moi lors du deuxième tour de l'élection présidentielle et qu'il a lui-même obtenu 24 sièges. Les partis conservateurs au pouvoir de mars 1986 à mai 1988 sont donc nettement minoritaires.\
QUESTION.- Au référendum qui s'est déroulé le 6 novembre a été établi le record d'abstention. Comment l'expliquez-vous ? Par l'indifférence des Français envers le destin de la Nouvelle-Calédonie ou bien par l'allergie des Français pour les bulletins de vote à cause des élections fréquentes ?
- LE PRESIDENT.- Le 6 novembre plus de 12 millions de Français sont allés voter pour assurer l'avenir d'un territoire où vivent 160000 d'entre eux, à 18000 kilomètres de la métropole. L'éloignement géographique explique un certain manque d'intérêt d'autant plus que les affrontements s'étaient apaisés depuis l'arrivée du gouvernement de M. Michel Rocard.
- QUESTION.- Vous êtes le leader incontesté de la France, vous venez d'être élu Président de la République pour la seconde fois, votre prestige international est indubitable. Qu'est-ce qui vous a aidé à parvenir à cette position ? Quelles qualités doit, à votre avis, posséder un homme d'Etat à l'ère nucléaire ?
- LE PRESIDENT.- Peut-être la constance de mon action : 7 ans à la Présidence de la République après 24 ans consécutifs d'opposition. A l'ère nucléaire, les qualités d'un homme d'Etat ne me paraissent pas fondamentalement différentes de celles qui étaient requises à d'autres époques. Peut-être y faut-il encore plus de sang-froid...\
QUESTION.- Ainsi que le montrent les sondages, la plupart des Français soutiennent la politique proclamée par vous, en faveur de la paix et du désarmement, contre le surarmement. Vous vous êtes également prononcé, chacun le sait, contre la fabrication des missiles intermédiaires "Hadès". Toutefois, le budget militaire et la loi de programmation militaire prévue pour cinq ans, adoptés sous le gouvernement des partis de droite, sont toujours en vigueur. Selon certaines informations, le programme "Hadès" est en cours de réalisation. De même que les programmes de fabrication de l'arme chimique et de l'arme à neutrons n'ont pas été suspendus. La France a continué ses essais nucléaires sous le gouvernement Rocard. Quand selon vous, le gouvernement sera-t-il en mesure de mener sa propre politique dans le domaine militaire, en conformité avec votre option "contre le surarmement" ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a aucune comparaison possible entre le potentiel militaire nucléaire, conventionnel et chimique de la France et celui de l'Union soviétique ou des Etats-Unis d'Amérique. Mais notre droit à l'indépendance et à la sécurité vaut bien celui de ces deux grandes puissances. Ces deux puissances possèdent des forces nucléaires intermédiaires à très courte portée. Pourquoi pas nous ? Elles ont un armement chimique considérable. Nous n'en avons pas. Nous ne fabriquons pas l'arme à neutrons dont les recherches sont au point. Russes et Américains poursuivent leurs essais nucléaires. Nous aussi. Nous nous associerons à toute politique internationale de désarmement qui sera vraiment équilibrée.
- QUESTION.- Vous avez concentré entre vos mains le pouvoir suprême de la Vème République. En tant que Président et Commandant en chef des forces armées françaises, c'est à vous que revient le dernier mot en ce qui concerne le recours à l'arme nucléaire. Il est de notoriété que vous vous prononcez contre la doctrine de la riposte graduée adoptée par l'OTAN. Pourquoi la réfutez-vous ? L'arme nucléaire peut-elle être, à votre avis, un instrument de la politique ? Et croyez-vous en la perspective d'un monde dénucléarisé ?
- LE PRESIDENT.- Je ne parle que pour la France quand je récuse la riposte graduée. Dissuader signifie prévenir, donc étouffer dans l'oeuf toute guerre. C'est en cela que l'on peut dire que l'arme nucléaire a contribué à jouer un rôle essentiel depuis une quarantaine d'années dans le maintien de la paix. Quant à la perspective d'un monde dénucléarisé, je la souhaite. Elle dépend des hommes responsables. Là est la question.
- QUESTION.- L'URSS et les Etats-Unis ont signé et ratifié un accord sur l'élimination de leurs missiles intermédiaires et de plus courte portée. Un accord sur la réduction de 50 % des arsenaux stratégiques des deux puissances est à l'ordre du jour. Tout progrès ultérieur en faveur du désarmement, surtout en ce qui concerne le désarmement nucléaire, est inconcevable en dehors de l'Angleterre et de la France, en dehors de l'Europe occidentale et de l'Europe orientale. A quelle étape la France peut-elle s'associer au processus de désarmement nucléaire ? Sous quelle forme peut-elle y participer aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Attendons d'abord que votre pays et les Etats-Unis se soient mis d'accord pour cette réduction de 50 % des arsenaux stratégiques dont vous me parlez. Je sais que cette négociation est complexe et qu'elle n'est pas terminée. Au-delà j'ai défini, il y a cinq ans déjà, à la tribune des Nations unies, les conditions qui devaient être remplies pour que la France se joigne à ce processus. J'y suis donc prêt s'il y a lieu.\
QUESTION.- La France se prépare à entrer dans "l'Europe unie" en 1992. Vous y accordez une très grande importance. Qu'en retirera la France à votre avis ? Comment vous représentez-vous cette "nouvelle Europe" et comment vont s'édifier, selon vous, ses relations avec les pays-membres du CAEM, avec les autres pays socialistes ?
- LE PRESIDENT.- La France attend en effet beaucoup de la réalisation du grand marché intérieur européen, et notamment une plus forte croissance économique, source de progrès social et de plein emploi, grâce à la suppression des gaspillages et des handicaps que crée le cloisonnement actuel des 12 marchés nationaux. Mais les solidarités concrètes qui résultent de l'intégration croissante de nos économies doivent également nous faire progresser vers une union plus profonde, politique et culturelle, au service de la paix, du rapprochement entre les peuples et des droits de l'homme.
- L'achèvement du grand marché ne se traduira nullement par un repli sur soi des Etats membres de la Communauté européenne. Je souhaite au contraire qu'elle développe ses relations avec d'autres grands ensembles politiques et économiques et, en particulier, avec les pays dits de "l'Est", avec lesquels il convient d'établir des rapports beaucoup plus constants. La déclaration commune qui a été signée le 25 juin dernier entre la Communauté économique européenne et l'ensemble des pays membres du CAEM est d'excellent augure à cet égard, et permettra de parvenir, je l'espère, à la signature de nombreux accords commerciaux et de coopération comme cela a déjà été le cas avec la Hongrie et la Tchécoslovaquie.\
QUESTION.- L'URSS et la France entretiennent traditionnellement des relations d'amitié. Ces dernières années, malheureusement, diverses possibilités éventuelles de développement ont été laissées de côté, sans d'ailleurs que l'URSS en soit responsable. Comment voyez-vous aujourd'hui l'avenir de ces relations dans le cadre de la nouvelle situation politique en France ? Je veux parler des perspectives proches et plus lointaines. Qu'est-ce que vous attendez des pourparlers avec M. Gorbatchev ?
- LE PRESIDENT.- Il est exact que nos relations n'ont pas atteint dans tous les domaines, et je pense en particulier aux relations commerciales, un niveau qui correspond à la qualité des liens d'amitié entre nos deux peuples et à la puissance économique de l'URSS et de la France. J'attends de mon voyage en URSS et des entretiens que j'aurai avec M. Gorbatchev - outre bien entendu les discussions sur les grands problèmes qui touchent la vie du monde, comme le désarmement - une relance dans tous les domaines d'activité au bénéfice de nos deux pays.
- QUESTION.- Que pensez-vous de la perestroïka ? De quelle façon influence-t-elle les relations internationales, en premier lieu les relations entre l'Occident et l'URSS, le dialogue franco-soviétique ?
- LE PRESIDENT.- La perestroïka est une entreprise ambitieuse et courageuse qui est suivie, en France, avec un intérêt particulier. Je souhaite qu'elle réussisse et qu'elle apporte aux peuples de l'Union soviétique bien-être et prospérité. Elle contribuera à faciliter nos échanges et notre dialogue.\
QUESTION.- Que pensez-vous des possibilités de règlement des conflits locaux sur notre planète, notamment au Proche-Orient ? L'URSS et la France peuvent-elles, ici, déployer des efforts conjoints ? Et sur le plan de l'aide au tiers monde ?
- LE PRESIDENT.- Il ne manque pas de conflits sur lesquels l'URSS et la France peuvent, compte tenu de leurs responsabilités internationales, exercer une influence modératrice, voire même contribuer activement à un règlement de paix. Vous avez parlé du Proche-Orient. L'adoption des résolutions de l'ONU par le Conseil national palestinien, que mon pays a salué comme un pas important dans la bonne direction, lève un obstacle majeur à la réunion d'une conférence internationale de paix. J'avais proposé que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité se livrent à un travail préparatoire pour faciliter l'engagement de cette conférence et je me suis trouvé sur ce terrain en symbiose avec M. Gorbatchev. Cette idée est plus que jamais d'actualité.
- Quant à l'aide au tiers monde, j'ai exposé aux Nations unies un programme de mesures sur l'allègement de la dette, l'engagement de grands travaux d'utilité publique, les transferts de technologie, etc,... qui nécessitera un engagement solidaire de la communauté internationale. Il va de soi que la contribution de l'URSS sera la bienvenue.\
QUESTION.- En 1989, la France célèbrera le bicentenaire de la grande Révolution française. Quel pourrait être l'apport des autres pays, de l'Union soviétique notamment, à cet anniversaire ?
- LE PRESIDENT.- L'intérêt qui s'affirme dans le monde entier pour la célébration du bicentenaire montre l'universalité et l'actualité du message révolutionnaire fondé sur la souveraineté du peuple et la définition des droits de l'Homme. 1789 n'appartient pas seulement à la France mais à tous ceux qui, par leurs idées et leurs combats participent de cette grande espérance et à ceux qui se réclament des valeurs de liberté, de fraternité, de justice. Je sais l'écho particulier qu'éveille en URSS le Révolution française, l'inspiration qu'y ont puisé les pères de votre révolution. C'est pourquoi je souhaite que votre pays apporte aux commémorations de l'an prochain la contribution de ses historiens, de ses artistes et qu'elles soient l'occasion de contacts fraternels entre nos peuples.
- QUESTION.- Aujourd'hui, alors que nous avons posé la question de la nécessité d'édifier un Etat socialiste de droit, quel conseil pouvez-vous nous donner, en tant que dirigeant de la France, patrie des droits de l'Homme et du citoyen ?
- LE PRESIDENT.- Je ne souhaite pas m'immiscer dans les discussions en cours en Union soviétique sur les droits de l'Homme. Mais chacun peut constater que ce débat existe aujourd'hui, ce qui en soi est un progrès. Je remarquerai simplement qu'en matière de droits de l'Homme, il y a des principes et des règles qui transcendent les différences de régimes ou d'idéologies. L'acte final d'Helsinki les a rappelés. Nous ne construirons pas la grande Europe de demain, celle qui dépassera les clivages imposés par la guerre et ses séquelles, sans un support juridique commun. Jetons les bases d'un espace de droit européen qui assure sur tout le continent la circulation sans entraves des personnes et des idées, la liberté d'expression et d'information, le respect des droits des minorités, etc...\
QUESTION.- Les grandes puissances portent une grande responsabilité. De quelle façon l'URSS et la France pourraient-elles coopérer afin de résoudre ensemble les problèmes qui se posent à l'humanité ? Comment, à votre avis - et l'on sait que vous avez accordé beaucoup de temps à ce problème - les chercheurs, les personnalités scientifiques et culturelles, en un mot l'élite intellectuelle de l'humanité pourrait-elle contribuer à apporter une solution aux problèmes globaux qui se sont accumulés ?
- LE PRESIDENT.- De nombreuses questions se posent à l'échelle de la planète. Les alarmes nées de l'extension de certaines maladies, de la protection du patrimoine génétique de l'homme, des atteintes à l'environnement, ignorent les frontières, se moquent des différences de régime, s'aggravent des disparités entre les niveaux de développement.
- La première réponse à apporter est de comprendre les phénomènes, les mesurer, apprécier les risques des nouvelles techniques £ la démarche scientifique précède ainsi la mise en oeuvre de politiques préventives ou correctives, et elle se prête bien à la coopération internationale. Si je prends l'exemple particulier du grand débat qui agite l'opinion sur les risques de changement climatique du globe, la France soutiendra les programmes internationaux engagés par les Nations unies ou par la Communauté européenne. Elle cherchera aussi des coopérations bilatérales avec d'autres pays : nous avons, avec l'Union soviétique, de très anciennes traditions de travail scientifique, et l'examen de nos forces montre que nous pourrions efficacement progresser ensemble sur ce thème et contribuer ainsi aux travaux engagés par ailleurs. D'autres sujets peuvent appeler des coopérations de ce type et je souhaite pour ma part la multiplication d'accords entre nos centres de recherche.\
QUESTION.- Pendant la campagne présidentielle, vous vous êtes exprimé sur la possibilité de réduire à cinq ans la durée du mandat présidentiel en France. Etes-vous toujours partisan de cette mesure et, si oui, cela ne signifiera-t-il pas le passage de la Vème République à la VIème République ?
- LE PRESIDENT.- Je tiens à rappeler que j'ai pris, sur cette question, une position qui se veut précisément impersonnelle. J'ai dit que je ne prendrai pas l'initiative d'une réduction de la durée du mandat présidentiel, mais que, si une large majorité et le gouvernement s'accordent sur une mesure de ce type, j'y souscrirai. Autant dire que je ne pense pas que la réduction de la durée du mandat présidentiel soit une question qui engage l'avenir des institutions. Elle n'est pas d'une importance telle, en tous cas, qu'il y ait lieu de parler d'un passage de la Vème à la VIème République. Que ne faudrait-il dire, alors, de la révision de 1962, ou même de celle de 1974 ? Nous en serions déjà à la VIème ou à la VIIème République. Il en irait autrement, bien entendu, s'il s'agissait de faire coïncider dans tous les cas, et notamment en cas de dissolution, le mandat du Président de la République et celui de l'Assemblée nationale £ mais ce n'est pas de cela qu'il est question.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous devez visiter le cosmodrome Baïkonour, vous assisterez aux premières minutes du vol franco-soviétique. Qu'est-ce que vous voulez dire à ceux qui préparent ce vol, à ceux qui y prendront part ? Comment appréciez-vous la coopération de nos deux pays à l'exploration du cosmos ?
- LE PRESIDENT.- A Baïkonour, je m'attends à voir un ensemble bien rôdé qui témoigne de la maîtrise des techniques spatiales qu'a atteinte l'Union soviétique. Le récent lancement de la navette Bourane démontre la capacité de vos ingénieurs à concevoir des automatismes très avancés.
- La mission Aragatz à laquelle un de mes compatriotes va participer - ce sera probablement Jean-Loup Chrétien - est l'aboutissement de 22 ans de coopération très féconde entre nos deux pays. Je saluerai bien sûr le courage des cosmonautes qui prennent part à cette mission et je féliciterai les ingénieurs et les techniciens qui l'ont rendue possible. Mais, en me projetant vers l'avenir, je m'interrogerai sur la meilleure manière de prolonger des relations de travail excellentes, avec le souci, du côté du partenaire français, d'apporter le meilleur de soi-même. J'ai le sentiment qu'une coopération renforcée dans le domaine spatial est une excellente manière d'affirmer notre volonté de contribuer à la paix du monde.
- QUESTION.- Qu'est-ce que vous voulez souhaiter aux lecteurs de "La Pravda" ? Ils sont nombreux - plus de 40 millions, dont 10 millions d'abonnés -.
- LE PRESIDENT.- Je leur transmets ainsi qu'à l'ensemble des citoyens soviétiques, le salut du peuple français qui sait le rôle de l'URSS pendant la seconde guerre mondiale et qui espère pouvoir entretenir avec elle des relations d'amitié et de coopération de plus en plus intenses. Et je leur souhaiterai bonne chance pour leur pays et pour eux-mêmes.\
- LE PRESIDENT.- Je pense que les Français doivent s'unir afin d'être prêts pour les grandes échéances qui sont devant nous : le rendez-vous européen du 1er janvier 1993, le désarmement conventionnel en Europe, la relance de l'effort d'éducation, de formation et de recherche, la cohésion sociale. Mais je suis et reste sincèrement socialiste et ce choix inspire mon action.
- QUESTION.- Lors du second tour des élections présidentielles, les représentants de presque tous les partis politiques et surtout, naturellement, les partisans des partis de gauche ont voté pour vous. En France, et au-delà, on discute beaucoup actuellement pour savoir qui a finalement gagné en France à l'issue des élections présidentielles et des élections à l'Assemblée nationale. Vous, monsieur le Président, en tant qu'individu, ou les partis de gauche ? Quelle est votre réponse ? Peut-on considérer que la France est devenue plus à gauche ?
- LE PRESIDENT.- J'ai été élu à la Présidence de la République avec 54 % des suffrages exprimés et les candidats aux élections législatives se réclamant de la majorité présidentielle ont remporté une majorité relative importante des sièges : 276, alors que la majorité absolue est de 289 sièges à l'Assemblée nationale. J'ajoute que le Parti communiste a invité les électeurs à voter pour moi lors du deuxième tour de l'élection présidentielle et qu'il a lui-même obtenu 24 sièges. Les partis conservateurs au pouvoir de mars 1986 à mai 1988 sont donc nettement minoritaires.\
QUESTION.- Au référendum qui s'est déroulé le 6 novembre a été établi le record d'abstention. Comment l'expliquez-vous ? Par l'indifférence des Français envers le destin de la Nouvelle-Calédonie ou bien par l'allergie des Français pour les bulletins de vote à cause des élections fréquentes ?
- LE PRESIDENT.- Le 6 novembre plus de 12 millions de Français sont allés voter pour assurer l'avenir d'un territoire où vivent 160000 d'entre eux, à 18000 kilomètres de la métropole. L'éloignement géographique explique un certain manque d'intérêt d'autant plus que les affrontements s'étaient apaisés depuis l'arrivée du gouvernement de M. Michel Rocard.
- QUESTION.- Vous êtes le leader incontesté de la France, vous venez d'être élu Président de la République pour la seconde fois, votre prestige international est indubitable. Qu'est-ce qui vous a aidé à parvenir à cette position ? Quelles qualités doit, à votre avis, posséder un homme d'Etat à l'ère nucléaire ?
- LE PRESIDENT.- Peut-être la constance de mon action : 7 ans à la Présidence de la République après 24 ans consécutifs d'opposition. A l'ère nucléaire, les qualités d'un homme d'Etat ne me paraissent pas fondamentalement différentes de celles qui étaient requises à d'autres époques. Peut-être y faut-il encore plus de sang-froid...\
QUESTION.- Ainsi que le montrent les sondages, la plupart des Français soutiennent la politique proclamée par vous, en faveur de la paix et du désarmement, contre le surarmement. Vous vous êtes également prononcé, chacun le sait, contre la fabrication des missiles intermédiaires "Hadès". Toutefois, le budget militaire et la loi de programmation militaire prévue pour cinq ans, adoptés sous le gouvernement des partis de droite, sont toujours en vigueur. Selon certaines informations, le programme "Hadès" est en cours de réalisation. De même que les programmes de fabrication de l'arme chimique et de l'arme à neutrons n'ont pas été suspendus. La France a continué ses essais nucléaires sous le gouvernement Rocard. Quand selon vous, le gouvernement sera-t-il en mesure de mener sa propre politique dans le domaine militaire, en conformité avec votre option "contre le surarmement" ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y a aucune comparaison possible entre le potentiel militaire nucléaire, conventionnel et chimique de la France et celui de l'Union soviétique ou des Etats-Unis d'Amérique. Mais notre droit à l'indépendance et à la sécurité vaut bien celui de ces deux grandes puissances. Ces deux puissances possèdent des forces nucléaires intermédiaires à très courte portée. Pourquoi pas nous ? Elles ont un armement chimique considérable. Nous n'en avons pas. Nous ne fabriquons pas l'arme à neutrons dont les recherches sont au point. Russes et Américains poursuivent leurs essais nucléaires. Nous aussi. Nous nous associerons à toute politique internationale de désarmement qui sera vraiment équilibrée.
- QUESTION.- Vous avez concentré entre vos mains le pouvoir suprême de la Vème République. En tant que Président et Commandant en chef des forces armées françaises, c'est à vous que revient le dernier mot en ce qui concerne le recours à l'arme nucléaire. Il est de notoriété que vous vous prononcez contre la doctrine de la riposte graduée adoptée par l'OTAN. Pourquoi la réfutez-vous ? L'arme nucléaire peut-elle être, à votre avis, un instrument de la politique ? Et croyez-vous en la perspective d'un monde dénucléarisé ?
- LE PRESIDENT.- Je ne parle que pour la France quand je récuse la riposte graduée. Dissuader signifie prévenir, donc étouffer dans l'oeuf toute guerre. C'est en cela que l'on peut dire que l'arme nucléaire a contribué à jouer un rôle essentiel depuis une quarantaine d'années dans le maintien de la paix. Quant à la perspective d'un monde dénucléarisé, je la souhaite. Elle dépend des hommes responsables. Là est la question.
- QUESTION.- L'URSS et les Etats-Unis ont signé et ratifié un accord sur l'élimination de leurs missiles intermédiaires et de plus courte portée. Un accord sur la réduction de 50 % des arsenaux stratégiques des deux puissances est à l'ordre du jour. Tout progrès ultérieur en faveur du désarmement, surtout en ce qui concerne le désarmement nucléaire, est inconcevable en dehors de l'Angleterre et de la France, en dehors de l'Europe occidentale et de l'Europe orientale. A quelle étape la France peut-elle s'associer au processus de désarmement nucléaire ? Sous quelle forme peut-elle y participer aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Attendons d'abord que votre pays et les Etats-Unis se soient mis d'accord pour cette réduction de 50 % des arsenaux stratégiques dont vous me parlez. Je sais que cette négociation est complexe et qu'elle n'est pas terminée. Au-delà j'ai défini, il y a cinq ans déjà, à la tribune des Nations unies, les conditions qui devaient être remplies pour que la France se joigne à ce processus. J'y suis donc prêt s'il y a lieu.\
QUESTION.- La France se prépare à entrer dans "l'Europe unie" en 1992. Vous y accordez une très grande importance. Qu'en retirera la France à votre avis ? Comment vous représentez-vous cette "nouvelle Europe" et comment vont s'édifier, selon vous, ses relations avec les pays-membres du CAEM, avec les autres pays socialistes ?
- LE PRESIDENT.- La France attend en effet beaucoup de la réalisation du grand marché intérieur européen, et notamment une plus forte croissance économique, source de progrès social et de plein emploi, grâce à la suppression des gaspillages et des handicaps que crée le cloisonnement actuel des 12 marchés nationaux. Mais les solidarités concrètes qui résultent de l'intégration croissante de nos économies doivent également nous faire progresser vers une union plus profonde, politique et culturelle, au service de la paix, du rapprochement entre les peuples et des droits de l'homme.
- L'achèvement du grand marché ne se traduira nullement par un repli sur soi des Etats membres de la Communauté européenne. Je souhaite au contraire qu'elle développe ses relations avec d'autres grands ensembles politiques et économiques et, en particulier, avec les pays dits de "l'Est", avec lesquels il convient d'établir des rapports beaucoup plus constants. La déclaration commune qui a été signée le 25 juin dernier entre la Communauté économique européenne et l'ensemble des pays membres du CAEM est d'excellent augure à cet égard, et permettra de parvenir, je l'espère, à la signature de nombreux accords commerciaux et de coopération comme cela a déjà été le cas avec la Hongrie et la Tchécoslovaquie.\
QUESTION.- L'URSS et la France entretiennent traditionnellement des relations d'amitié. Ces dernières années, malheureusement, diverses possibilités éventuelles de développement ont été laissées de côté, sans d'ailleurs que l'URSS en soit responsable. Comment voyez-vous aujourd'hui l'avenir de ces relations dans le cadre de la nouvelle situation politique en France ? Je veux parler des perspectives proches et plus lointaines. Qu'est-ce que vous attendez des pourparlers avec M. Gorbatchev ?
- LE PRESIDENT.- Il est exact que nos relations n'ont pas atteint dans tous les domaines, et je pense en particulier aux relations commerciales, un niveau qui correspond à la qualité des liens d'amitié entre nos deux peuples et à la puissance économique de l'URSS et de la France. J'attends de mon voyage en URSS et des entretiens que j'aurai avec M. Gorbatchev - outre bien entendu les discussions sur les grands problèmes qui touchent la vie du monde, comme le désarmement - une relance dans tous les domaines d'activité au bénéfice de nos deux pays.
- QUESTION.- Que pensez-vous de la perestroïka ? De quelle façon influence-t-elle les relations internationales, en premier lieu les relations entre l'Occident et l'URSS, le dialogue franco-soviétique ?
- LE PRESIDENT.- La perestroïka est une entreprise ambitieuse et courageuse qui est suivie, en France, avec un intérêt particulier. Je souhaite qu'elle réussisse et qu'elle apporte aux peuples de l'Union soviétique bien-être et prospérité. Elle contribuera à faciliter nos échanges et notre dialogue.\
QUESTION.- Que pensez-vous des possibilités de règlement des conflits locaux sur notre planète, notamment au Proche-Orient ? L'URSS et la France peuvent-elles, ici, déployer des efforts conjoints ? Et sur le plan de l'aide au tiers monde ?
- LE PRESIDENT.- Il ne manque pas de conflits sur lesquels l'URSS et la France peuvent, compte tenu de leurs responsabilités internationales, exercer une influence modératrice, voire même contribuer activement à un règlement de paix. Vous avez parlé du Proche-Orient. L'adoption des résolutions de l'ONU par le Conseil national palestinien, que mon pays a salué comme un pas important dans la bonne direction, lève un obstacle majeur à la réunion d'une conférence internationale de paix. J'avais proposé que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité se livrent à un travail préparatoire pour faciliter l'engagement de cette conférence et je me suis trouvé sur ce terrain en symbiose avec M. Gorbatchev. Cette idée est plus que jamais d'actualité.
- Quant à l'aide au tiers monde, j'ai exposé aux Nations unies un programme de mesures sur l'allègement de la dette, l'engagement de grands travaux d'utilité publique, les transferts de technologie, etc,... qui nécessitera un engagement solidaire de la communauté internationale. Il va de soi que la contribution de l'URSS sera la bienvenue.\
QUESTION.- En 1989, la France célèbrera le bicentenaire de la grande Révolution française. Quel pourrait être l'apport des autres pays, de l'Union soviétique notamment, à cet anniversaire ?
- LE PRESIDENT.- L'intérêt qui s'affirme dans le monde entier pour la célébration du bicentenaire montre l'universalité et l'actualité du message révolutionnaire fondé sur la souveraineté du peuple et la définition des droits de l'Homme. 1789 n'appartient pas seulement à la France mais à tous ceux qui, par leurs idées et leurs combats participent de cette grande espérance et à ceux qui se réclament des valeurs de liberté, de fraternité, de justice. Je sais l'écho particulier qu'éveille en URSS le Révolution française, l'inspiration qu'y ont puisé les pères de votre révolution. C'est pourquoi je souhaite que votre pays apporte aux commémorations de l'an prochain la contribution de ses historiens, de ses artistes et qu'elles soient l'occasion de contacts fraternels entre nos peuples.
- QUESTION.- Aujourd'hui, alors que nous avons posé la question de la nécessité d'édifier un Etat socialiste de droit, quel conseil pouvez-vous nous donner, en tant que dirigeant de la France, patrie des droits de l'Homme et du citoyen ?
- LE PRESIDENT.- Je ne souhaite pas m'immiscer dans les discussions en cours en Union soviétique sur les droits de l'Homme. Mais chacun peut constater que ce débat existe aujourd'hui, ce qui en soi est un progrès. Je remarquerai simplement qu'en matière de droits de l'Homme, il y a des principes et des règles qui transcendent les différences de régimes ou d'idéologies. L'acte final d'Helsinki les a rappelés. Nous ne construirons pas la grande Europe de demain, celle qui dépassera les clivages imposés par la guerre et ses séquelles, sans un support juridique commun. Jetons les bases d'un espace de droit européen qui assure sur tout le continent la circulation sans entraves des personnes et des idées, la liberté d'expression et d'information, le respect des droits des minorités, etc...\
QUESTION.- Les grandes puissances portent une grande responsabilité. De quelle façon l'URSS et la France pourraient-elles coopérer afin de résoudre ensemble les problèmes qui se posent à l'humanité ? Comment, à votre avis - et l'on sait que vous avez accordé beaucoup de temps à ce problème - les chercheurs, les personnalités scientifiques et culturelles, en un mot l'élite intellectuelle de l'humanité pourrait-elle contribuer à apporter une solution aux problèmes globaux qui se sont accumulés ?
- LE PRESIDENT.- De nombreuses questions se posent à l'échelle de la planète. Les alarmes nées de l'extension de certaines maladies, de la protection du patrimoine génétique de l'homme, des atteintes à l'environnement, ignorent les frontières, se moquent des différences de régime, s'aggravent des disparités entre les niveaux de développement.
- La première réponse à apporter est de comprendre les phénomènes, les mesurer, apprécier les risques des nouvelles techniques £ la démarche scientifique précède ainsi la mise en oeuvre de politiques préventives ou correctives, et elle se prête bien à la coopération internationale. Si je prends l'exemple particulier du grand débat qui agite l'opinion sur les risques de changement climatique du globe, la France soutiendra les programmes internationaux engagés par les Nations unies ou par la Communauté européenne. Elle cherchera aussi des coopérations bilatérales avec d'autres pays : nous avons, avec l'Union soviétique, de très anciennes traditions de travail scientifique, et l'examen de nos forces montre que nous pourrions efficacement progresser ensemble sur ce thème et contribuer ainsi aux travaux engagés par ailleurs. D'autres sujets peuvent appeler des coopérations de ce type et je souhaite pour ma part la multiplication d'accords entre nos centres de recherche.\
QUESTION.- Pendant la campagne présidentielle, vous vous êtes exprimé sur la possibilité de réduire à cinq ans la durée du mandat présidentiel en France. Etes-vous toujours partisan de cette mesure et, si oui, cela ne signifiera-t-il pas le passage de la Vème République à la VIème République ?
- LE PRESIDENT.- Je tiens à rappeler que j'ai pris, sur cette question, une position qui se veut précisément impersonnelle. J'ai dit que je ne prendrai pas l'initiative d'une réduction de la durée du mandat présidentiel, mais que, si une large majorité et le gouvernement s'accordent sur une mesure de ce type, j'y souscrirai. Autant dire que je ne pense pas que la réduction de la durée du mandat présidentiel soit une question qui engage l'avenir des institutions. Elle n'est pas d'une importance telle, en tous cas, qu'il y ait lieu de parler d'un passage de la Vème à la VIème République. Que ne faudrait-il dire, alors, de la révision de 1962, ou même de celle de 1974 ? Nous en serions déjà à la VIème ou à la VIIème République. Il en irait autrement, bien entendu, s'il s'agissait de faire coïncider dans tous les cas, et notamment en cas de dissolution, le mandat du Président de la République et celui de l'Assemblée nationale £ mais ce n'est pas de cela qu'il est question.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous devez visiter le cosmodrome Baïkonour, vous assisterez aux premières minutes du vol franco-soviétique. Qu'est-ce que vous voulez dire à ceux qui préparent ce vol, à ceux qui y prendront part ? Comment appréciez-vous la coopération de nos deux pays à l'exploration du cosmos ?
- LE PRESIDENT.- A Baïkonour, je m'attends à voir un ensemble bien rôdé qui témoigne de la maîtrise des techniques spatiales qu'a atteinte l'Union soviétique. Le récent lancement de la navette Bourane démontre la capacité de vos ingénieurs à concevoir des automatismes très avancés.
- La mission Aragatz à laquelle un de mes compatriotes va participer - ce sera probablement Jean-Loup Chrétien - est l'aboutissement de 22 ans de coopération très féconde entre nos deux pays. Je saluerai bien sûr le courage des cosmonautes qui prennent part à cette mission et je féliciterai les ingénieurs et les techniciens qui l'ont rendue possible. Mais, en me projetant vers l'avenir, je m'interrogerai sur la meilleure manière de prolonger des relations de travail excellentes, avec le souci, du côté du partenaire français, d'apporter le meilleur de soi-même. J'ai le sentiment qu'une coopération renforcée dans le domaine spatial est une excellente manière d'affirmer notre volonté de contribuer à la paix du monde.
- QUESTION.- Qu'est-ce que vous voulez souhaiter aux lecteurs de "La Pravda" ? Ils sont nombreux - plus de 40 millions, dont 10 millions d'abonnés -.
- LE PRESIDENT.- Je leur transmets ainsi qu'à l'ensemble des citoyens soviétiques, le salut du peuple français qui sait le rôle de l'URSS pendant la seconde guerre mondiale et qui espère pouvoir entretenir avec elle des relations d'amitié et de coopération de plus en plus intenses. Et je leur souhaiterai bonne chance pour leur pays et pour eux-mêmes.\