22 novembre 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à la télévision soviétique le mardi 22 novembre 1988, notamment sur les relations franco-soviétiques, la construction de l'Europe élargie et le désarmement.

QUESTION.- Monsieur le Président vous allez rencontrer bientôt à nouveau M. Gorbatchev. Quel est l'élément de ces entretiens qui vous parait essentiel, quelles sont pour vous les priorités de ce nouveau sommet franco-soviétique ?
- LE PRESIDENT.- D'abord l'établissement de relations entre nos deux pays qui puissent dans tous les domaines de leur activité leur permettre de coopérer davantage au bénéfice de l'un et de l'autre. Ensuite, rapprocher les points de vue, si cela est nécessaire, sur quelques grands problèmes qui touchent à la vie du monde. Je pense d'abord au désarmement. Là-dessus nous aurons l'occasion d'en parler, il y a beaucoup de points sur lesquels nous sommes d'accord, les autres il faut les mettre au point.
- Ensuite, je dis ensuite pour la commodité du langage car ils sont tous de très grande importance, les problèmes touchant aux conflits dits régionaux. Je pense en particulier au problème du Proche-Orient. Nous avons l'un et l'autre souhaité l'institution d'une conférence internationale pour tenter de régler ce difficile problème, il s'agit d'en voir les modalités. Il y a d'autres conflits régionaux, l'Afghanistan et quelques autres. Je pense en particulier au Cambodge sur lequel je serai très heureux d'avoir de la bouche même de M. Gorbatchev la définition de ses intentions politiques.
- Voilà les problèmes qui sont là. Je pense qu'avec un grand pays comme l'Union soviétique il est aussi très important de pouvoir débattre des problèmes touchant au développement du tiers monde.\
QUESTION.- L'Union soviétique et la France ont l'intention de peser davantage dans les affaires européennes. Alors comment imaginez-vous, monsieur le Président, la future Europe de l'Atlantique à l'Oural et quel doit être selon vous le rôle conjoint de la France et l'Union soviétique, de tous les Européens en somme pour la construire cette Europe, notre maison commune ?
- LE PRESIDENT.- Il faut partir d'une situation de fait. Celle qui résulte, disons, de la deuxième guerre mondiale. A partir de là, surtout dans les années qui ont suivi, l'Europe s'est coupée en deux, essentiellement en deux. Certes il y a des pays neutres, il y a des pays qui ne participent pas aux deux alliances. Mais ce que l'on comprend bien c'est qu'il y a deux blocs militaires, l'un qui est relié aux Etats-Unis d'Amérique, l'autre qui a pour pays leader l'Union soviétique. La France appartient à l'alliance de l'Ouest `Alliance atlantique` et autour de cet affrontement qui remonte, je le répète, à plus de quarante ans, les deux parties de l'Europe se sont habituées à vivre différemment sur le plan de pensées philosophiques, économiques, sociales, enfin sur tous les terrains. Il faut donc maintenant - on n'a pas commencé aujourd'hui - réapprendre à travailler en commun puisque nous sommes les habitants du même continent et que l'Histoire nous montre bien, surtout dans les relations entre l'Union soviétique et la France, qu'il n'y a pas de raison de considérer que l'Europe est définitivement appelée à rester divisée. Je pense donc que nous devons travailler, là où nous sommes, à rapprocher les deux parties de l'Europe.
- Nous appartenons aussi, nous, Français, à la Communauté européenne qui comporte comme vous le savez douze pays, notamment l'Allemagne fédérale, la Grande-Bretagne, l'Italie, l'Espagne etc..., tandis que l'Union soviétique appartient à un ensemble économique différent `COMECON` et d'ailleurs anime cet ensemble. Je crois que, entre la Communauté et l'ensemble des pays dits de l'Est, même si ce n'est pas tout à fait l'Est, il convient d'établir des relations beaucoup plus constantes, beaucoup plus régulières, le cas échéant pratiquer une entraide et développer chaque fois que cela est possible des organisations qui seraient gérées en commun.
- Je crois vraiment que l'avenir de l'Europe, c'est de passer par-dessus cette période extrêmement difficile que nous avons connue. Les Européens ont souvent les mêmes sources de culture, ils ont en tous cas les mêmes intérêts géographiques, parfois les mêmes intérêts historiques en dépit de la coupure des années 1945, je pense que l'expression "maison commune" est une belle expression. Je ne la reprends pas à mon compte, elle appartient à celui qui l'a exprimée je crois que c'est M. Gorbatchev, mais l'idée est belle et que nous retrouvions chacun le moyen de vivre sous le même toit, ce n'est pas si mal, c'est un objectif désirable.\
QUESTION.- Vous avez qualifié le traité soviéto-américain sur l'élimination des missiles comme un des événements majeurs de l'après-guerre. Pensez-vous, monsieur le Président, que les hommes pourront devenir bientôt les témoins de l'élimination d'une arme d'extermination massive, telle que par exemple l'arme chimique, assister à la réduction des armements conventionnels et quelles mesures selon vous doivent être prises pour accélérer ce processus ?
- LE PRESIDENT.- Cela fait beaucoup de questions à la fois. Résumons : pourquoi un événement majeur ? Parce que c'est la première fois depuis le début de l'ère atomique, peut-être même depuis beaucoup plus longtemps, qu'au lieu de surarmer on commence à désarmer par commun accord. C'est la première fois. C'est donc un grand événement : au lieu d'aller inévitablement vers un affrontement armé, on détend les choses et l'on commence à désarmer. Voilà l'importance de l'accord de Washington sur les armes nucléaires de moyenne portée.
- L'accord qui se discute sur la réduction des armes stratégiques va dans le même sens et j'y attache personnellement beaucoup d'importance. S'agissant des armes conventionnelles classiques situées en Europe, là aussi nous avons besoin d'une certaine notion d'équilibre pour apaiser les inquiétudes et réduire les menaces. A quoi s'ajoute l'arme chimique. Sur l'arme chimique, il va se tenir une conférence internationale qui mettra en oeuvre les accords déjà très anciens - plus de 60 ans - qui déjà interdisaient l'emploi de l'arme chimique. Moi je pense que non seulement il faut empêcher l'emploi mais il faut empêcher la fabrication par commun accord. J'espère que l'on ira vers cet objectif. La difficulté tient dans le contrôle. Mais, là aussi, j'observe que l'accord de Washington pour la première fois a prévu un contrôle mutuel sur le territoire des autres. Inspirons-nous de cet exemple pour que, sur le plan chimique, on puisse aller dans ce sens. La position de la France est formelle : nous n'avons pas de raison d'être privés d'armes chimiques puisque l'Union soviétique en dispose dans des proportions beaucoup plus importantes et, de plus en plus, les Etats-Unis d'Amérique. Et ce ne sont pas les seuls. Mais il n'y a aucune raison que nous en fabriquions le jour où l'accord sera fait. Donc à compter de ce moment-là chacun devra se soumettre à la décision commune. Je pense que, quand nous aurons fait cela, ce sera un grand progrès et que les menaces de guerre se seront éloignées.\
QUESTION.- Comme chacun le sait, monsieur le Président, "impossible" n'est pas français, alors qu'en pensez-vous ? Les relations franco-soviétiques, dans leur ensemble, pourraient-elles atteindre ce niveau concernant l'action conjointe politique de la France, de l'Union soviétique, leur coopération dans d'autres domaines, dans différents aspects ? Personne ne pourrait employer, concernant cette coopération, le mot "impossible" ni en français, ni en russe.
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas d'interdit. Il faut simplement mettre en oeuvre les accords qui ont déjà été signés et cela permettra de passer ensuite à d'autres meilleurs encore. Il faut, par exemple, faire vivre Helsinki sous tous ses aspects, sous les aspects, disons, de la paix, de la paix entre les différents pays, de la libéralisation des échanges, des idées, des marchandises, des hommes, le respect des droits de l'homme. Si nous parvenons à dominer les contradictions que nous relevons encore dans nos relations ou dans le statut interne de nos différents pays, rien ne sera impossible. Je ne vois pas pourquoi la France ne traiterait pas avec l'Union soviétique, comme elle l'a fait avec d'autres grands pays qui sont ses amis. Au demeurant le peuple russe est notre ami.\
QUESTION.- Vous suivez les changements en Union soviétique, bien sûr, qu'en pensez-vous ? Quelle est votre opinion sur la perestroïka ?
- LE PRESIDENT.- J'ai lu tout ce qu'on pouvait lire à ce sujet, en particulier ce qui a été conçu, écrit et publié en Union soviétique. Je suis très encouragé lorsque je vois cette direction prise qui est une direction courageuse, sans doute difficile. Difficile aussi à mettre en application parce qu'un immense pays comme celui-là, avec des usages, des traditions, des structures, cela ne se modifie pas en un jour. Mais j'ai l'impression que c'est une bonne contribution à ce que vous me disiez dans la question précédente, à savoir que cela rendra de plus en plus possible l'établissement de relations normales et fraternelles entre les peuples et entre les Etats dès lors que la perestroïka, par exemple, serait arrivée à son terme. Je souhaite que cela réussisse.\
QUESTION.- Votre programme de votre visite, bien sûr est chargé, je suppose que vous aurez peu de temps libre pour rencontrer les Soviétiques. Alors vous avez devant vous les caméras de la télévision soviétique. Que voudriez-vous dire, monsieur le Président, vous-même aux téléspectateurs soviétiques à la veille de votre visite dans notre pays ?
- LE PRESIDENT.- Je dirai au peuple soviétique, d'abord que la visite du Président de la République française comporte une signification immédiate : j'y viens en ami. Nos deux peuples ont trop souffert et à travers l'histoire, ils ont presque toujours été du même côté en raison de la situation de nos deux pays à deux bouts de l'Europe, force d'équilibre qui est un des axes même de l'équilibre européen. Donc je viens parler comme un ami à un peuple courageux, ami à l'égard duquel j'exprime ma gratitude pour l'action menée pendant la dernière guerre mondiale : nous lui devons une part de notre liberté. Deuxièmement, je viens lui dire, travaillons ensemble. Et pour pouvoir travailler ensemble, essayons d'éliminer autant que possible les obstacles majeurs, certains l'ont été. Et depuis quelques années les progrès sont grands. Il en reste, travaillons. Donc, je dirai bonne chance au peuple soviétique, bonne chance. Je leur ferai des voeux de paix et de prospérité et je leur dirai mon espoir dans notre réussite commune.\