15 novembre 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, lors de la réception du corps préfectoral, sur le rôle et la mission des préfets, Paris, mardi 15 novembre 1988.

Mesdames et messieurs,
- Je crois que c'est la sixième fois qu'il m'est donné de vous recevoir dans ces conditions, au Palais de l'Elysée. On pourrait donc dire qu'il s'agit presque d'une tradition.
- Après tout, aussi souvent qu'il m'est possible, je viens vous voir là où vous êtes, il est bien normal que vous me rendiez cette visite.
- Mais cette tradition est venue d'un besoin. Les grandes lois de 1982 et particulièrement la loi de décentralisation, nécessitaient la multiplication des prises de contact car c'était véritablement une transformation très profonde, que vous étiez vous-mêmes dans l'obligation de gérer. Et ce n'était pas aisé. Décentralisation, déconcentration, ce binôme nous l'avons traité, et re-traité au cours de ces années, si souvent qu'il est inutile d'y revenir aujourd'hui, sinon pour dire qu'il s'agissait de deux nécessités complémentaires.
- Cette décentralisation est entrée dans les faits £ même si elle mérite quelques corrections dans l'usage, l'essentiel est maintenant accompli.\
C'est l'Assemblée constituante qui a créé les départements : le deuxième centenaire va en être fêté £ c'est le Consulat en l'an VIII qui a créé les préfets. C'est dire que vous avez derrière vous deux siècles d'histoire. Deux siècles d'histoire pendant lesquels un certain type de préfets, de membres du corps préfectoral, s'est affirmé dans un Etat centralisé. Et voilà que soudain, tout en ayant pour volonté de faire respecter l'autorité de l'Etat par l'intermédiaire de ces agents que vous êtes, il a fallu quand même jeter un regard neuf autour de vous. Cela, vous l'avez accompli, je dois le dire, d'une façon générale, en sorte qu'une réforme de cette envergure est parvenue en six ans à son terme.
- Elle nous a conduits, d'une part à l'affirmation des pouvoirs locaux, et d'autre part au maintien d'une indispensable autorité de l'Etat. Cette heureuse synthèse est entrée dans les faits pour beaucoup grâce à vous. Alors maintenant que convient-il de faire ?.\
Le gouvernement vous a fixé - et à la Nation - un certain nombre de priorités. Faut-il vous les rappeler ? Vous les connaissez par coeur. C'est l'emploi, et donc la formation professionnelle. C'est aussi l'éducation, donc la recherche et son prolongement la culture. C'est le refus de l'exclusion. C'est déjà en perspective, pour 1992, la dimension européenne. C'est aussi l'insertion des jeunes, en même temps que la réinsertion ou l'insertion des plus pauvres, de ceux qui se sont trouvés, pour des raisons multiples, rejetés hors de notre société. Et c'est là que vous devez porter surtout votre attention.
- L'emploi, cela va de soi. Si l'on observe aujourd'hui un certain nombre de signes positifs qui marquent une sérieuse reprise des investissements et finalement une croissance qui permet d'espérer la fin d'une époque particulièrement douloureuse, il n'empêche que rien ne se fera sans une volonté appliquée à chaque instant de nos journées.
- Tout passe par la formation, que de fois l'ai-je répété et encore pendant cette dernière campagne présidentielle £ cette formation doit passer par une meilleure adaptation aux métiers qui seront exercés, donc par une liaison entre l'école, l'université et le métier. Et pour cela, une meilleure maîtrise des secrets de la matière relève d'un effort considérable, effort qui a été suivi budgétairement dans des conditions exceptionnelles afin que nous ayons des légions de chercheurs qui chercheront - c'est leur métier - mais qui trouveront aussi, peu à peu, de telle sorte que nous serons en mesure de supporter les concurrences très rudes du monde entier £ et particulièrement à l'intérieur de cette nouvelle entité, celle du marché unique européen. Je n'ai pas besoin d'insister sur cette échéance de 1992-93 £ mais vous devez avoir constamment dans l'esprit qu'elle induit un changement de dimension, pour pouvoir armer chacune de nos collectivités locales et l'Etat tout entier, donc la Nation. Dans cette compétition, nous partons avec de sérieux atouts mais il nous faut en conquérir d'autres.\
J'ai parlé de l'insertion des jeunes et du refus des exclusions de toutes sortes. Je pense en particulier à la situation des immigrés. Il convient d'être strict dans l'application de nos lois afin d'éviter l'immigration clandestine, qui, si elle n'était pas jugulée, porterait tort à l'équilibre de nos forces et de nos productions, avec des charges sociales qui finiraient par nous incomber. La loi est la loi £ encore faut-il la pratiquer et l'appliquer avec bon sens et avec humanité. Ce qui veut dire qu'à l'égard des étrangers qui vivent sur notre sol et qui y résident régulièrement, je ne veux plus voir ces distinctions, ces attitudes ou ces comportements qui ont marqué à mon sens une régression de notre civilisation et tout simplement de notre démocratie. De ce point de vue, nous avons besoin de compter sur vous car c'est de votre décision très souvent, sinon toujours, que dépendra finalement le respect ou non, pas simplement des lois, mais de l'esprit des lois. Et vous ne pouvez pas ignorer quelle est la volonté dans ce domaine du gouvernement et du Président de la République.
- De même, je ne pense pas que, sans vous, puisse être réussie la mise en place du revenu minimum d'insertion. Je ne pense pas qu'il faille que l'Etat ait tout en charge, mais c'est quand même aussi grâce à l'appareil d'Etat que l'on parviendra à mettre au net cette affaire délicate, qui s'adresse, d'après des estimations encore incertaines, à environ 500000 personnes.\
Comme vous l'a dit un jour le ministre de l'intérieur 'Pierre Joxe', tous les métiers changent, le vôtre aussi. Vous avez dû vous en apercevoir. Et cependant - contradiction philosophique intéressante - il reste le même puisque vous êtes au service de l'Etat. L'Etat reste indispensable à un pays, à un peuple. C'est une armature dont on ne peut se passer, qui doit à tout prix préserver la liberté du citoyen, donc ne pas tendre vers l'excès de pouvoir, et, en même temps, avoir conscience de sa responsabilité, de ses obligations à l'égard du pays.
- Je m'exprime ce soir avec vous de confiance, car bien au-delà des divergences naturelles que, en tant que citoyen, vous devez éprouver vous aussi, j'ai pu - je vous l'ai dit dans le passé - apprécier depuis déjà longtemps la qualité de ce corps dont vous êtes les représentants.
- Nous sommes affrontés à des problèmes tout à fait modernes. Nous venons de subir dans le monde occidental, une grave crise, une dépression qui est tout simplement la difficulté d'être une société lente à passer d'un type de civilisation industrielle à l'autre. Nous essayons maintenant d'accélérer le processus et nous prenons nos précautions pour que cette adaptation soit désormais rapide. Alors des tensions naissent, parfaitement compréhensibles et souvent légitimes. Le propos se résume en termes très simples. D'un côté, c'est la justice qui veut que les fruits de la croissance soient équitablement partagés. Il est déjà bon de pouvoir parler de croissance, langage que nous n'avons pu employer pendant de nombreuses années £ début de croissance, timide croissance, mais c'est une justice élémentaire que de partager les fruits de cette croissance, parce qu'elle est tout simplement le produit du travail de l'ensemble des Français. De l'autre côté, il ne faut pas que nous ayons une appréciation fausse de ce que nous pouvons faire, sans quoi la crise reviendrait et finalement, après que nous ayons cru répondre à des aspirations, je le répète, souvent justes, l'ensemble des travailleurs se retrouverait alors dans une situation pire que celle qu'ils ont connue. Ce serait leur rendre un bien mauvais service. En tout cas nous n'aurions pas accompli notre devoir.
- C'est entre ces deux termes qu'est notre voie, celle d'un partage équitable, aujourd'hui comme hier et plus encore demain qu'aujourd'hui, selon les moyens dont nous disposons, pour éviter les dérapages qui enrayeraient la croissance fragile qui s'annonce. On doit tenir compte de toutes les données économiques qui nous arrivent de l'extérieur, à travers les mois et les années qui viennent. Encore ne faut-il pas distribuer des fruits, lorsque c'est fruits restent hypothétiques. C'est une démarche de bon sens.\
De ce point de vue je peux, devant les cadres de la Nation que vous êtes, dire à quel point, d'une façon générale, je dois exprimer la gratitude de la Nation à l'égard de ses fonctionnaires. Ils sont parfois troublés, qui voient avec surprise un certain nombre de professions privées connaître une évolution et des satisfactions de carrière, qu'ils ne connaissent pas ou ne connaissent pas encore. Mais ils ont en même temps le sentiement, avec une plus grande sécurité, de remplir un rôle, d'exercer une dignité dans la Nation et cette dignité, elle est généralement ressentie avec noblesse et conscience. J'ai confiance dans les fonctionnaires de la République française.
- Mais, lorsqu'il y a incompréhension devant ces orientations que vous reste-t-il à faire ? Comme au gouvernement, il faut expliquer, expliquer, expliquer... ne jamais se lasser du dialogue et de l'explication. Faire comprendre que le gouvernement de la République se considère comme au service de l'ensemble de la Nation et de chaque citoyen, et qu'il accomplit sa tâche en conscience.
- Je vous remercie, mesdames et messieurs.\