22 octobre 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la vocation des grandes écoles et plus particulièrement de l'Ecole Polytechnique, Palaiseau, samedi 22 octobre 1988.

Mesdames,
- Messieurs,
- Vous n'attendez pas de moi, j'imagine, et à cette heure, que je rappelle le passé glorieux de l'Ecole Polytechnique. Mais tout ici sollicite le souvenir de l'époque où l'Ecole était créée par une décision de la Convention. Quelles qu'aient été les transformations de déplacement ou de transfert de l'Ecole, on sent bien à quelques signes, naturellement la bibliothèque, les objets qui m'ont été montrés, que cette histoire est présente.
- Vous savez que Gaspard Monge et Lazare Carnot avaient voulu, en pleine période révolutionnaire, créer une école destinée, je cite l'objet même de cette création "à former des ingénieurs en tous genres, à rétablir l'enseignement des sciences exactes, et à donner une haute formation scientifique à des jeunes gens".
- Et on sait depuis deux cents ans, comment cette mission a été remplie, quelles cohortes de véritables soldats de la révolution industrielle l'Ecole a fournies et quel rayonnement institutionnel et international elle a acquis.
- Je crois pouvoir dire que cette Ecole est née sous le signe d'une grande ambition. Dès sa fondation, élèves et professeurs s'étaient mobilisés pour accompagner Bonaparte en Egypte, dans une expédition qui mêlait le soldat parti à la conquête du sol et le savant tourné vers la connaissance de l'Egypte ancienne. Là se situe l'un des épisodes les plus intéressants de l'histoire de Polytechnique. Le canon provenant de l'épave du navire "Le Patriote", orne désormais l'un des halls de l'Ecole, ce n'est pas par hasard, il porte témoignage de cette curieuse alliance entre ce que l'on appellerait vulgairement le sabre et l'astrolabe, dans ce qui fut la dernière grande expédition scientifique du XVIIIème siècle. Le nombre des Polytechniciens était très important dans cette expédition, professeurs et élèves. C'est la raison principale pour laquelle j'ai décidé de vous confier la garde de ce canon. Nous devons nos remerciements au Président Moubarak, à l'Egypte qui nous ont permis d'accomplir cette remise en place de notre histoire.
- Nos engagements d'aujourd'hui peuvent paraître moins guerriers. Et même s'il m'est arrivé d'employer parfois l'expression de guerre économique pour appeler à la mobilisation de nos énergies et assurer à la France une place éminente parmi les pays où l'on produit de la science et où l'on fait progresser les techniques.\
J'ai parcouru rapidement votre Ecole. Je viens de rencontrer à l'instant un groupe de professeurs de mathématiques, visité un beau laboratoire de physique et l'on m'a décrit d'autre part, la concentration impressionnante des laboratoires de recherche qui font le renom de ce campus, comment chacun des laboratoires appuyait les enseignements dispensés à l'Ecole. On m'a précisé la place nouvelle qui était accordée à la biologie. On m'a rappelé les efforts déployés pour amener les élèves vers les laboratoires pour éveiller des vocations de chercheurs. La recherche fait l'objet de nos soins qui, aujourd'hui, voit ses crédits multipliés, naturellement, il importe maintenant de les utiliser au mieux. Et le ministre de la recherche qui n'a pu être parmi nous ce matin, y veille avec application. Cette politique, on peut le dire, rencontre déjà un vrai succès, en tout cas elle intéresse ceux qui se rendent compte que l'avenir est à ceux qui détiendront les secrets de la matière, qui la maîtriseront, qui pourront ensuite en utiliser les découvertes vers l'application industrielle. Cette oeuvre-là j'entends la poursuivre et même l'amplifier.\
Je vais profiter de cette visite dans l'une de nos prestigieuses grandes Ecoles pour indiquer rapidement quelques lignes directrices pour cet avenir. En effet, nos grandes Ecoles ont permis à la société française d'accomplir cette révolution industrielle que j'évoquais il y a un instant. Mais cela ne suffit pas, elles doivent être mises constamment en mesure de s'adapter à l'évolution des techniques, des connaissances, de la concurrence internationale pour en tirer le meilleur parti pour l'avenir. Cet avenir peut être repensé et doit être repensé dans le cadre nouveau qui s'offre à nous, celui de l'Europe. Le grand rendez-vous de 1993 n'appelle pas seulement un bouleversement des marchés de biens et de services, il appelle aussi la comparaison, la mise en compétition des formations supérieures et de la recherche. Il faut vraiment mobiliser les esprits et les savoirs face aux entités qui s'appellent Oxford, Heidelberg, Cambridge, Zurich et j'en passe. Aurons-nous des centres qui sauront attirer les meilleurs étudiants d'Europe et les industries de pointe ? Saurons-nous tirer parti du potentiel exceptionnel, de "matière grise", que représente un campus tel que celui-ci afin de favoriser la recherche de base ainsi que l'innovation technologique ? Voilà notre engagement, celui que j'entends répéter partout et à tout moment pendant les années qui viennent pour que vraiment la Nation s'y reconnaisse et que ceux qui ont pu apprendre et ceux qui commencent de savoir, et ceux qui savent tout à fait, au point d'enseigner les autres, se sentent reconnus dans tous les domaines de leur vie intellectuelle et matérielle et qu'ils puissent à leur tour diffuser et entretenir ce besoin de savoir.
- Si l'Europe tire sa force de sa diversité, elle bénéficiera d'une bonne coordination des politiques nationales. Le même constat des diversités peut s'établir pour notre système de formation supérieure £ un même mouvement vers plus de coordination, renforcera considérablement notre potentiel de recherche et de formation. C'est une des raisons pour lesquelles je voulais venir parmi vous.\
Je suis frappé de voir que dans l'environnement proche de l'Ecole Polytechnique, des institutions aussi diverses et remarquables que l'Université d'Orsay, l'Ecole Supérieure d'Electricité, le Centre d'Etudes Nucléaires de Saclay, les laboratoires du CNRS de Gif-sur-Yvette, l'Institut d'Optique, l'Ecole des Hautes Etudes Commerciales se trouvent rassemblées. Qui ne voit la force exceptionnelle de cet ensemble, si nous savons nous organiser ? Ce n'est pas une sorte de vérité première que de dire que la Silicon Valley que j'ai visitée il y a quelques années, est d'abord un axe de communication et c'est une redondance de rappeler que la fameuse route 128 c'est d'abord une route avant d'être un numéro. Faisons du plateau de Moulon un vaste espace de communication libre où chacun profitera de la richesse des autres.
- Il faut pour cela une volonté politique claire et je viens ici l'attester. Les ministres de la défense et de l'éducation nationale m'ont accompagné ici. J'ai dit que le ministre de la recherche n'avait pu être ici avec nous mais je sais qu'il le regrette et au demeurant il est toujours sur le terrain. Ils sont tous prêts à se mobiliser pour cristalliser - si le terme est exact - cette idée. Le ministre de l'éducation nationale est naturellement prêt à favoriser les initiatives communes entre les différents pôles de recherche et d'enseignement de manière à donner son âme à l'ensemble. Une aide directe de l'Etat sera apportée à des projets de qualité qui concrétiseront les synergies désirées, selon une logique qui a prouvé son efficacité dans le programme Européen Eurêka, dont j'ai pris l'initiative il y a quelques années et qui provoque bien au-delà de l'Europe - le Japon, l'Argentine, le Canada et beaucoup d'autres encore - une formidable attraction scientifique appliquée à l'industrie et qui est au demeurant organisée entre industries qui disposent de toute liberté. Les apports publics d'argent public n'étant là que pour dynamiser avec le minimum d'administration.\
J'ai dit que l'Ecole Polytechnique avait toujours besoin d'une grande ambition : elle l'a et elle doit continuer de l'avoir. Ce projet que j'évoque est - je le pense - l'un des moyens de prolonger les efforts déjà faits sur le plan interne, en particulier pour développer à l'Ecole des enseignements de troisième cycle - on m'en parlait il y a un moment - pour accroître le nombre des élèves venus des autres pays d'Europe, pour multiplier les ouvertures vers l'industrie par la constitution de centres de transfert de technologie.
- Bref, j'ai le sentiment que cet ensemble sur ce plateau de Moulon peut être un exemple avancé des centres d'excellence qui peuvent apparaître, émerger en France de plus en plus. J'insiste sur ce thème de l'organisation. Il nous faudra vraiment une organisation très forte, très sûre et très précise pour réussir de tels projets. Nous devrons nous garder d'un certain nombre d'erreurs, assez habituelles malheureusement, qui font créer une institution nouvelle chaque fois qu'il y a un projet nouveau. C'est parfois utile mais il ne faut pas en faire un système. Il y a en France une tendance à la bureaucratie tout simplement qui ne date pas d'il y a quelques années comme je l'entends dire quelques fois. C'est le défaut français - j'allais dire par excellence - mais j'annule tout de suite, c'est le défaut français dont il faut se méfier ainsi que de la centralisation excessive. Préférons favoriser l'initiative locale, le dynamisme, la créativité, bref préserver l'identité de tous ces pôles. Il faudrait éviter de renverser la proposition et prétendre que l'on pourrait faire quoi que ce soit sans l'Etat qui plus que jamais affirme son rôle et sa nécessité. Après tout, là comme ailleurs, tout est dans l'harmonie, l'harmonie des démarches. On réclame un peu d'intelligence, on doit pouvoir en trouver par ici !
- Ainsi nous saurons échapper aux controverses vraiment stériles qui opposent en particulier l'université et les grandes écoles. Elles sont complémentaires. Il faut réunir leurs ambitions. Il faut qu'elles conçoivent un grand dessein et de ce point de vue, mesdames et messieurs, je compte sur vous toutes, sur vous tous, là où vous êtes, qui vous êtes aussi rassemblés dans cette maison, ce symbole particulièrement significatif de ce que la République a été capable de concevoir et de réaliser depuis deux siècles. Cette Ecole, avant que le terme ne soit généralisé à l'époque de Jules Ferry, c'était vraiment l'école de la République en même temps que l'école de la France.\