9 octobre 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, dans "Sud-Ouest" le 9 octobre 1988, sur son attachement à la Saintonge et la nécessité de préserver les dialectes locaux.

QUESTION.- Monsieur le Président, je vous remercie de bien vouloir m'accueillir aujourd'hui, parce que je viens vous voir au nom de notre commune Saintonge. Ce pays compte donc encore tellement pour vous ?
- LE PRESIDENT.- J'aime cette région. Pourquoi ? Parce que j'y suis né, parce que mon enfance a été formée par son climat, ses ciels, la nature de ses arbres, ses rivières, ses côteaux, ses productions, sa vigne.. Que sais-je ? Ses chemins de terre qui couraient à l'époque à travers les champs et qui représentaient ma liberté d'enfant.
- C'est un pays à mon avis très évocateur. Un pays réservé, le paysage lui-même est très discret et le touriste pressé n'y verra rien, sinon une région un peu ennuyeuse, peut-être. Mais pour peu qu'on s'y attarde, on s'aperçoit tout de suite que c'est le pays même de la nuance ! Chaque heure du jour change la vue que l'on a des choses. Le moindre chemin vous conduit à des paysages différents, n'eût-il que deux kilomètres... C'est donc un pays secret, je le répète. Pour ceux qui aiment la difficulté quand il s'agit de connaître les êtres et les choses, c'est là un motif particulier d'attirance. J'y reviens de plus en plus.
- QUESTION.- Je vous croyais parti dans les Landes ?
-LE PRESIDENT.- Je reviens en Saintonge, cinq, six, sept fois par an...
- QUESTION.- Comment situez-vous les Charentes, entre le Sud et l'Atlantique ?
- LE PRESIDENT.- C'est l'Aquitaine. J'y suis sensible aussi à la présence de la mer, que pourtant l'on ne voit pas. Je suis un terrien, mais en Saintonge la mer se reflète dans le ciel. Un ciel mouillé, toujours. C'est cela, je pense qui fait la beauté particulière de la lumière d'ici : l'eau y est en suspension. Et puis j'aime ses couleurs. En somme, je suis accordé à cette terre, c'est tout.\
QUESTION.- Vous parlez souvent de ses églises ?
- LE PRESIDENT.- Ses églises ont une bonne place dans la réalité permanente : elles sont toujours là ! Le roman saintongeais a une qualité assez rare. Ainsi, je tiens Aulnay pour l'un des monuments les plus parfaits du monde ! Cela vaut bien, à mon avis, les temples grecs de Sicile. Et il n'y a pas qu'Aulnay, il y a Surgères, Rioux, Rétaud, Talloires, Talmont on ne saurait les citer toutes...
- QUESTION.- Et l'Abbaye-aux-Dames, à Saintes ! Vous êtes un homme très occupé, monsieur le Président, si vous avez accepté de venir ce dimanche inaugurer la restauration de notre abbaye, est-ce pour une raison particulière ?
- LE PRESIDENT.- Lorsqu'on m'y invite, chez vous, on me prend par mon point faible ! J'accepte donc facilement, sans doute est-ce un peu injuste, cette préférence ... Mais je me fais plaisir !
- QUESTION.- Et vous nous faites plaisir !
- LE PRESIDENT.- Sachez que je vais souvent à Saintes, quand je viens en Saintonge, mais sans tambour ni trompettes pour une balade ! Mon grand-père, que j'ai beaucoup connu et avec lequel j'ai vécu jusqu'à sa mort, avait été élevé au collège de Pons. Ses souvenirs étaients de là-bas. En fait, il y avait tout un environnement saintongeais, autour de moi, qui débordait Jarnac. L'une de mes tantes était de Saujon... Une autre, morte à 93 ans, il y a dix-huit ans, était née en 1877. Elle avait donc vingt-trois ans en 1900 et gardait d'importants souvenirs du début du siècle. Elle en conservait aussi qu'on lui avait repassés de la génération précédente. En fait sa mémoire remontait jusqu'en 1850. Je regrette de ne pas avoir noté ce qu'elle me racontait, je n'en ai que des lambeaux.\
QUESTION.- Ne pensez-vous pas que nous sommes formés par ces "lambeaux" ? un vocabulaire, des intonations...
- LE PRESIDENT.- L'un de mes arrière-grand-pères a beaucoup silloné cette région pour la préservation du dialecte, d'autres diraient du patois. Il a beaucoup travaillé avec Burgaud des Marets, qui était un grand mainteneur de la langue. Il a connu ceux qui ont mis au point les premières grammaires de ce dialecte local. Mon grand-père le parlait naturellement. Ma mère aussi parlait très facilement le patois !
- QUESTION.- On l'entend encore à la campagne, à la foire et sur les marchés. Comment peut-on, d'après vous, conserver ce que certains appellent "l'identité régionale", que d'autres, comme moi, peut-être vous, appellent "l'âme" d'une région, sans pour autant être des passéistes ?
- LE PRESIDENT.- Il faut, en effet, entretenir l'héritage, y compris cette langue qui, forcément, a tendance à s'estomper. La génération précédente - les paysans - parlaient le patois même au conseil municipal.
- Alors que les enfants ne le comprennent même pas ! C'est dire que ce qui était un langage populaire est devenu aujourd'hui un trésor pour intellectuels ! Lesquels intellectuels, en travaillant cette langue et en la restituant dans ses origines, à mon avis, rendront un jour à cette population un peu de ce qu'ils ont reçu ! Ils tiennent et repasseront le flambeau. Il faut donc, dans nos bibliothèques, que le Conseil général finance, subventionne, tout livre intéressant qui préservera le patrimoine des mots. Il faut constituer des dictionnaires, des grammaires, garder les expressions, les histoires du cru.
- QUESTION.- Nous avons une Académie de Saintonge, qui, entre autres, s'est donné pour tâche de s'en occuper.
- LE PRESIDENT.- Il existe aussi l'Académie d'Angoulême, et j'ai moi-même créé une Académie dans la Nièvre, dans le Morvan. Je n'en suis pas membre - je ne suis pas morvandiau puisque je suis saintongeais - mais j'y suis invité chaque année et c'est une assemblée qui fait maintenant un travail très actif sur la mémoire écrite, qui publie des revues, des brochures, des dessins, tout ce qui peut et qui doit être transmis et respecté. Ce que je recommande aux Académies, moi-même je l'ai fait comme président du Conseil général de la Nièvre, c'est de financer des livres qui ne sont lus que par huit cents personnes, mais qui se trouvent à la disposition du public dans les bibliothèques. Surtout les livres du dialecte, qui exigent des caractères un peu à part, ce qui les rend très chers à publier et fait que les personnes privées ne peuvent plus s'en charger. Moi-même j'ai constitué une bibliothèque pour cette région de la Nièvre que je représentais et donc que j'avais le devoir de servir.
- QUESTION.- Vous êtes pour la conservation de la mémoire par tous les moyens ?
- LE PRESIDENT.- Absolument ! Il ne faut pas se laisser obstruer par le passé... Mais le présent et le futur nous tiennent et nous attirent assez pour qu'il n'y ait pas de risques.\
QUESTION.- Ne craignez-vous pas que nous soyions un jour débordés, et même dépersonnalisés par le tourisme ? Ces gens venus d'ailleurs qui achètent de plus en plus de maisons qu'ils n'occupent parfois que deux mois par an ?
- LE PRESIDENT.- Ils seront dévorés par le pays. Absorbés.. Leurs enfants se croiront saintongeais ! Vous-même, auvergnate d'origine, n'êtes-vous pas devenue totalement saintongeaise alors que vous n'avez pas de sang saintongeais ?
- QUESTION.- C'est vrai, je suis d'ici par l'esprit !
- LE PRESIDENT.- Il n'y a qu'à vous lire ! Vous avez une langue très appropriée à cette région, moi je reconnais tout de suite un écrivain d'ici. Il y a des prototypes de cette région, Jacques Chardonne en est un grand. Au bout de trois lignes d'un livre, je sais d'où ils viennent : c'est un style retenu, je dirais précis, avec une sorte de poésie discrète, réelle, une économie de mots. L'écriture du pays !
- QUESTION.- Dans vos ouvrages, vous-même vous révélez un grand prototype de ce type d'écriture !
- LE PRESIDENT.- C'est que non seulement je me sens de ce pays-là, mais je le suis par ma mère depuis très longtemps, à travers les siècles. Par mon père je suis berrichon, mais je n'ai jamais vécu dans le Berri. Et puis on est du pays de son enfance.
- QUESTION.- Oui, du pays de ses rêves, ce qui est peut-être la même chose.
- LE PRESIDENT.- On reste ou on revient toujours au pays de son enfance ! Je reviens en Charente de plus en plus souvent. Je suis d'ailleurs en train d'explorer tout le cours de la Seudre.. A pied parfois.. A la recherche des petits ports, des canaux perdus dans les herbes.. Je remonte aussi la Charente ! J'aime ce pays ! J'ai comme un regret de ne pas m'y être fixé. C'est dû au fait que nous étions beaucoup de frères et soeurs, huit, qui vivons encore tous aujourd'hui. Notre maison familiale est restée entre les mains de l'une de mes soeurs, et, quand je vais à Jarnac, j'habite chez ma soeur, c'est-à-dire dans la maison où je suis né ! Elle est dans notre famille depuis maintenant cent quarante ans. Toutefois, cette maison où nous sommes nés, où nous avons toujours vécu, a beau être grande, elle ne pouvait pas continuer à nous contenir tous, avec nos familles ! Donc au moment où j'ai songé à m'implanter quelque part, ce ne pouvait pas être dans cette maison.
- Et puis, si j'aimais beaucoup la Charente, je souffrais un peu, à Jarnac, de la rudesse étouffante des étés. Vivre en Charente, l'été, c'est tropical ! J'ai longtemps pensé à m'installer dans l'île de Ré.
- QUESTION.- Il n'est jamais trop tard, monsieur le Président pour revenir vous fixer. La Charente vous attend, vous le savez bien !\