9 octobre 1988 - Seul le prononcé fait foi
Déclaration de M. François Mitterrand, Président de la République, notamment sur la nécessité de préserver le patrimoine historique et l'identité culturelle européenne, ainsi que sur le rôle de l'Etat concernant les grands équilibres économiques, l'éducation et la recherche, Saint-Jean-d'Angély, dimanche 9 octobre 1988.
Diverses raisons m'ont poussé à accepter votre invitation. J'essaierai de les résumer pour les quelques minutes dont nous disposons. Le premier groupe de raisons tient simplement à ce que vous êtes, l'autre ordre de raisons à ce que vous faites.
- Ce que vous êtes, je le sais de naissance ou presque. Bien entendu, un peu plus à l'Est pour ce qui me concerne mais c'était encore et toujours la Saintonge et je ne connaissais pas de vraie frontière entre les deux départements qui portaient à peu près le même nom. C'étaient la même province, les mêmes ciels, les mêmes usages, le même parler. J'entendais ma mère, mon grand-père - je n'ai pas entendu mon arrière grand-père mais je savais qu'il était un grand spécialiste du dialecte, du parler ou du patois saintongeais, avec Burgaud des Marets, plus récemment naturellement Goulbenez et quelques autres, les amoureux de ces vieilles choses qui devraient rester résolument modernes. Bref j'ai été baigné dans ce climat qui est le vôtre. Donc, pour ce que vous êtes, petite ville mais par rapport à tant d'autres, importante déjà, significative et d'une belle histoire, centre reconnu, ville typique et typée de Charente-Maritime que l'on connaît bien au-delà, souvent sans l'avoir visitée. Moi-même j'y suis venu, passé souvent mais il y a bien longtemps. J'y suis revenu au cours de ces dernières années, mais je n'ai pas jugé bon de déplacer la troupe, les sous-préfets, les préfets, les parlementaires ni le maire. Vous imaginez ce qu'ils devraient supporter si je les informais chaque fois. Mieux vaut rassembler par ce beau jour l'ensemble des officialités et en même temps établir une relation aussi directe que possible avec la population de Saint-Jean-d'Angély et des régions ou des cantons voisins.
- Pour ce que vous faites : c'était pour moi particulièrement sympathique, intéressant et utile que de voir cette ville réveiller son passé, ne pas accepter l'effacement du temps et, disposant de beaux monuments, de nobles constructions, les mettre en valeur pour les adapter aux besoins du siècle.\
Lisant les notes qui me sont naturellement soumises avant que j'effectue un voyage dans une province française, j'observais à quel point vous aviez réussi, - enfin vous, vos ancêtres, ceux qui vous avaient précédés - à relever tous les défis, toutes les rigueurs qui font que l'homme construit, que l'homme détruit, qu'il change de passions, qu'elles sont contradictoires et trop souvent s'annulent alors qu'il conviendrait plutôt de les conjuguer pour assurer le meilleur de l'histoire de la France. Eh bien l'histoire de ces pierres, de ces pierres de l'abbaye royale montre bien ce qu'a été la lutte tenace, et cela ne m'étonne pas des Saintongeais, la ténacité et la constance généralement dans la discrétion, sans grand éclat de voix mais avec patience et résolution. Vous sauvegardez une part de notre patrimoine et je considère que l'une des oeuvres essentielles que doit mener tout pouvoir, c'est de préserver le patrimoine pour en tirer les meilleures leçons afin que les générations nouvelles puissent lier dans leur esprit et dans le fondement de leur culture ce qui fut créé avant elles, conçu, construit et ce qu'elles doivent faire elles-mêmes pour maintenir et pour changer.
- Je me souviens d'avoir souvent, mais c'était dans nos luttes politiques, répété cette formule qui m'a toujours semblé étrangement forte : la mémoire est révolutionnaire. Comment pourrait-on songer à bâtir un ordre nouveau en coupant toutes les racines ? Eh bien vous les avez préservées, vous avez des idées. J'ai vu en effet Compostelle, remarquez que je circule beaucoup en France, il y a beaucoup de chemins qui passaient par ici ou par là pour aller à Compostelle mais enfin s'ils sont surtout passés par ici, cela vaut mieux et comme vous avez en plus à montrer une belle étape, une noble étape, esthétiquement très supérieure à d'autres, pourquoi pas ? Plus intéressant encore que la reviviscence de quelques itinéraires est le fait que vous ayiez donné à cette abbaye royale tout son sens. Et si le prétexte est bien choisi, on en verra bientôt les fruits autour de cette école du patrimoine, de ce maintien du patrimoine, autour des études dont j'ai lu les propositions sur le rappel des pélerinages de Compostelle avec la connaissance de tout ce qui se passait alentour : les modes de vie, la nourriture, les ordres monastiques £ tout cela a été conduit par une grande foi, un idéal, une volonté de faire plus, de faire mieux et après tout quelle est la civilisation qui pourrait s'établir en oubliant qu'elle doit toujours être supérieure à elle-même ? Si vous rappelez tout cela en rendant aussi vivant que possible ce passé qui vit en nous et en faisant que Saint-Jean-d'Angély apparaisse plus précisément à la fois comme un lieu où l'on étudie, où l'on travaille, où l'on réfléchit, où l'on se laisse aller à la poésie du monde, à la fidélité aussi à quelques principes essentiels, ce sera une bonne chose.\
Ce que vous disiez, monsieur le maire, dans la dernière partie de votre exposé montre bien que cela ne vous coupe pas de l'avenir. Y a-t-il un présent ? A peine ai-je prononcé ces mots qu'il est déjà passé. Mais il y a un passé et il y a un avenir. Cela est sûr. C'est la grande division du temps et cet avenir vous paraît difficile, difficile en tout cas à maîtriser. Ce n'est pas facile de vivre à une époque où les prodigieuses révélations de la science suivies aussitôt des techniques obligent les hommes à transformer leur façon de penser, leur façon de travailler, leur façon de produire. Ce n'est pas commode. C'est arrivé assez peu souvent dans l'histoire de notre pays. L'accélération était grande bien entendu quand il a fallu s'adapter au cours du 19ème siècle à la civilisation du fer, du verre, déjà ancienne sans aucun doute, allier les modes de construction, la connaissance de tout ce qui apparaissait comme les mystères de la nature, maîtriser la matière. Cela n'a pas été facile à la fin du 19ème et de la même façon, aujourd'hui, songez aux évolutions et aux révolutions scientifiques qu'ont connues nos parents et que nous connaissons nous-mêmes y compris celles que nous ne pouvons pas prévoir ou qui ne sont aujourd'hui pressenties que par quelques savants au creux d'un laboratoire.
- Je visitais, il n'y a pas si longtemps, c'était avant hier, l'Institut de Biotechnologies où j'apercevais avec admiration et avec un peu d'effroi la manière dont on pouvait transférer les gènes. Et si ces gènes sont transférés au sein d'un embryon, on modifie les caractères d'une espèce à jamais. Quelles précautions deviendront nécessaires si l'on veut appliquer cela à l'homme ? Au-delà des médecines nécessaires et des thérapeutiques, si telle ou telle faction s'empare comme on a pu le pressentir naguère dans notre propre jeunesse du moyen de transformer physiologiquement l'homme par la connaissance de la science ?
- Enfin tout cela s'est produit. Il ne faut pas le rejeter. Je le répète simplement il faut le maîtriser. C'est cela la force d'une civilisation intelligente. Je crois aussi que la personnalité de l'homme, c'est de maîtriser les choses, ce n'est pas de les craindre ou alors il faudrait refuser les productions de l'esprit. Il ne faut jamais les refuser, il faut organiser la société et peut-être aussi éduquer les enfants en leur enseignant des valeurs qui leur permettront de considérer leur nouvelle puissance en gardant le plus grand respect pour les êtres et pour les choses.\
Alors, se pose le problème du travail aujourd'hui. Troisième révolution industrielle en un siècle et demi. Nous disposions d'industries qui étaient du modèle ancien, sans que l'on se soit rendu compte qu'elles étaient dépassées. La force des habitudes, la difficulté d'accepter le changement, ont fait que nous avons pris du retard, et lorsque l'on s'y est mis, d'autres avaient pris les devants. On pense aux Américains, on pense aussi aux Japonais, dans certains domaines aux Allemands. N'exagérons pas la critique. La France a su parfaitement comprendre les besoins du temps, dans un certain nombre de disciplines industrielles et scientifiques, mais pas assez. Pas d'une façon assez générale. Cela a été le mouvement de l'esprit de quelques-uns qui n'étaient pas toujours écoutés. Alors, il faut transformer de l'intérieur nos industries. Ce n'est pas à l'Etat qu'il appartient de le faire, sinon par certains aspects, sur lesquels je vais insister. Mais, c'est surtout aux chefs d'entreprises, aux entreprises elles-mêmes. On se tourne toujours du côté de l'Etat, mais il faut bien se rendre compte qu'il appartient à l'Etat de mettre à la disposition de chacun les moyens de se développer, les formes d'éducation, de culture et de formation dont chacun à besoin. Mais à partir de là, c'est l'initiative de chacun et de tous, qui devient responsable.
- Le devoir de l'Etat, c'est d'assurer ces grands équilibres. Et d'abord la lutte contre l'inflation, pour qu'on n'ait pas constamment une monnaie en péril, pour qu'on ne se trouve pas devant des augmentations de prix pour les denrées quotidiennes et les machines dont on a besoin sans jamais pouvoir planifier une production. La lutte contre l'inflation, elle a été menée avec succès. Je me souviens qu'en 1981, sans vouloir critiquer ce qui s'était passé avant, les difficultés étaient autres et sérieuses. Le rythme était de 14 % par an. Cela a baissé chaque année de telle sorte que nous en sommes aujourd'hui à un point d'arrêt. Depuis un an et demi, la croissance commençant de revenir, il y a une certaine tendance à relâcher l'effort en même temps que les courants économiques nous créent de nouvelles obligations. Mais enfin, quand on en arrive à 2,5 ou 3 % d'inflation, il ne faut pas se dire : on va s'arrêter là. Mais on constate tout de même un immense progrès. Cela a été un effort collectif national, et je dois exprimer la gratitude du pays à l'égard de celles et ceux qui par millions et par millions ont contribué à cette victoire sur l'incessante montée des prix. Il y a tout le reste naturellement, il y a la politique budgétaire, il y a tout ce qui contribue à une façon d'aider la production, sa modernisation.\
Mais, il y a aussi un autre devoir de l'Etat, c'est celui qui consiste à donner l'instrument de base, que lui seul peut donner, c'est-à-dire, les grandes lignes de l'éducation, les moyens de l'éducation et de la formation : pour avoir ce que d'autres que moi ont appelé la ressource humaine, il faut former les filles et les garçons, dès leur jeune âge, avec une possibilité de formation continue à travers le temps. S'ils sont formés à des disciplines dépassées, ils ne connaîtront pas les secrets de la technique moderne. Et malheureusement une grande majorité de jeunes filles et de jeunes femmes n'ont pas été formées pour les métiers qu'elles feront. Elles sont victimes d'une certaine forme de ségrégation, je n'hésite pas à le dire. Elles sont de moins en moins, mais il faut le savoir.
- Ce qui permet aussi de comprendre la difficulté d'un problème comme celui que posent aujourd'hui les infirmières, les infirmières en général. Elles ont été délaissées pendant des dizaines d'années. Leur statut a été fixé il y a plus de quarante ans. Elles ont été soumises à des travaux écrasants, sans horaire, avec une responsabilité qu'on est obligé de respecter, car cette responsabilité, c'est la santé, c'est l'histoire de la vie, c'est l'histoire de la mort, cela touche au secret même de l'être. Elles ont fait cela avec un statut misérable, sans reconnaissance véritable. Alors maintenant la colère est là. Comment ne pas la comprendre ? Il faut comprendre.
- En revanche, et c'est à elles que je m'adresse, aussi justifié que soit un mouvement qui tend à restituer pouvoir d'achat, moyen de vivre et, par l'organisation du travail, temps de vivre et dignité même, on ne peut pas demander à un gouvernement, en l'espace de quelques mois, de réparer ce qui n'a pas été fait pendant ces décennies. Aucun budget national ne peut absorber en une fois, et en l'espace de quelques mois ce qui exigera un plan de quelques années. Encore faudrait-il, encore faudra-t-il que ce plan soit mis en place, et çà c'est la responsabilité du gouvernement, de ce gouvernement comme des autres. J'y veillerai, croyez-moi.
- Bien des corps de métier se trouvent aujourd'hui inquiets, parfois désarçonnés. Ils ont le sentiment de ne pas être reconnus, de ne pas être traités comme il conviendrait. Car dans le problème de l'emploi, il n'y a pas que le salaire ou le traitement, - bien entendu, c'est important - il y a aussi la dignité. Il y a la façon de vivre, la façon d'être dans la société.\
Alors la formation est déterminante. Nous avons ajouté cette année 11 milliards dans les crédits de l'éducation nationale. 11 milliards, c'est une somme considérable. J'entends poursuivre cet effort, à travers les années qui viennent. La recherche a vu ses crédits augmenter de - je ne sais plus très bien - entre 8 et 9 %. Il nous faut des savants, comme je l'ai dit en d'autres circonstances, des chercheurs qui trouvent, mais aussi des chercheurs qui ne trouvent pas. Ce sont ceux qui ne trouvent pas qui permettent un jour à d'autres de trouver. Il ne faut pas lésiner sur ces choses, il faut que nous le sachions, ou plutôt que ceux qui ont la faculté de comprendre ces secrets-là, et ensuite de les dominer soient aidés, il faut qu'ils soient rémunérés, il faut qu'ils disposent de laboratoires parfaitement équipés.
- J'ai été pendant 35 ans, parlementaire de Bourgogne, et j'ai connu un jeune savant médecin qui travaillait à Dijon. Il était désespéré parce qu'il ne pouvait pas trouver de laboratoire convenable pour les expériences qu'il avait besoin de faire. Alors, je lui ai conseillé, faute de mieux, de venir à Paris. Il a cherché pendant des années à Paris, il n'a pas trouvé. Alors il est parti en Californie. Je l'ai rencontré, il n'y a pas bien longtemps, j'ai déjeuné avec lui en Californie, et c'était un des Prix Nobel les plus célèbres, mais il est devenu Américain. Il faut quand même éviter à tout prix, cette sorte d'évasion des cerveaux. On l'appelle l'évasion de la matière grise. Si nous n'avons pas cela, monsieur le maire, si nous n'avons pas l'éducation à la base, et vous y contribuez en développant la culture, si nous n'avons pas les moyens de recherche qui permettent de renouveler rapidement l'instrument scientifique, il ne faudra pas s'étonner si les Japonais et les autres nous enfoncent. Ils ont commencé de le faire. L'Europe doit être capable de s'organiser sur ce terrain-là, comme sur d'autres.\
J'ai écrit avant-hier au Président de la Commission, Jacques Delors, pour lui demander de précipiter le mouvement pour ce qu'on appelle un Eurêka audiovisuel, c'est à dire l'association de tous les pays de la Communauté d'abord, ils sont douze, mais aussi de bien d'autres, ceux qui le voudront, pour une production audiovisuelle. Pas simplement la télévision, mais tous les moyens, toutes les images. Je calculais, j'ai déjà cité ce chiffre, qu'il faudrait produire 125000 heures par an pour répondre aux besoins, et que des pays d'Europe, comme l'Italie, l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, à quatre, n'en produisaient que 5000. Ce qui veut dire que vous aurez les images américaines sur les techniques japonaises. Et vous, monsieur le maire, qui défendiez à l'instant la culture, vous vous rendrez compte comme nous tous, que notre culture est vidée de sens et de signification, que nous avons été colonisés par la culture extérieure, alors que l'Europe tout de même a une histoire, que cette histoire repose sur la culture et qu'il convient aussi de la défendre.\
Je ne veux pas prolonger cet exposé, mais vous dire simplement que nous sommes revenus dans une période de modeste encore, mais véritable croissance, et que cela provoque, naturellement, de nouveaux appels d'air. Si nos entrepreneurs ne sont pas en mesure de fournir des machines modernes dont les autres entrepreneurs ont besoin pour se développer, eh bien, nous achèterons ailleurs et nous aggraverons le déficit de notre commerce extérieur. De ce fait, nos entreprises ne pourront pas se moderniser aussi vite qu'il faudrait bien que l'Etat ait fourni l'essentiel, les moyens d'éducation, les moyens de recherche, les moyens sociaux de faire face provisoirement au chômage pour que les gens vivent tout simplement, en attendant, mais en attendant autre chose : la structure industrielle dont nous avons besoin.
- Mobilisons tous nos efforts dans ce sens, mesdames et messieurs. Evitons les pièges que représentent les promesses inutiles. Si l'on travaille bien dans ce sens, nous raccourcirons considérablement, monsieur le maire, mesdames et messieurs, le délai qui permettra dans quelque temps, dans quelques années, à l'ensemble de la jeunesse de trouver immédiatement un travail. Faute de quoi, le désordre, les malheurs intimes, la déstabilisation de nos sociétés, se poursuivront. Bien entendu le devoir du gouvernement, le devoir des élus, le devoir des responsables de toutes sortes, c'est d'être tous ensemble à lutter contre l'envahissement d'un flot qui serait désastreux pour ce que nous aimons, ce que nous respectons. Je vous remercie, monsieur le maire, de votre invitation. Elle m'a permis de vous tenir comme çà, un peu en décousu, un certain nombre de propos sur des sujets auxquels je tiens. Il m'est agréable des les tenir en Saintonge, dans cette ville de Saint-Jean-d'Angély, qu'il me reste maintenant à voir de plus près. Il serait dommage, quel que soit l'intérêt de la chose, d'avoir fait un petit tour à la mairie, et puis de repartir.
- Alors, nous allons continuer, aller à l'abbaye royale, voir la bibliothèque. Je vous remercie, mesdames et messieurs pour votre accueil.
- Vive Saint-Jean-d'Angély !
- Vive la République !
- Vive la France !\
- Ce que vous êtes, je le sais de naissance ou presque. Bien entendu, un peu plus à l'Est pour ce qui me concerne mais c'était encore et toujours la Saintonge et je ne connaissais pas de vraie frontière entre les deux départements qui portaient à peu près le même nom. C'étaient la même province, les mêmes ciels, les mêmes usages, le même parler. J'entendais ma mère, mon grand-père - je n'ai pas entendu mon arrière grand-père mais je savais qu'il était un grand spécialiste du dialecte, du parler ou du patois saintongeais, avec Burgaud des Marets, plus récemment naturellement Goulbenez et quelques autres, les amoureux de ces vieilles choses qui devraient rester résolument modernes. Bref j'ai été baigné dans ce climat qui est le vôtre. Donc, pour ce que vous êtes, petite ville mais par rapport à tant d'autres, importante déjà, significative et d'une belle histoire, centre reconnu, ville typique et typée de Charente-Maritime que l'on connaît bien au-delà, souvent sans l'avoir visitée. Moi-même j'y suis venu, passé souvent mais il y a bien longtemps. J'y suis revenu au cours de ces dernières années, mais je n'ai pas jugé bon de déplacer la troupe, les sous-préfets, les préfets, les parlementaires ni le maire. Vous imaginez ce qu'ils devraient supporter si je les informais chaque fois. Mieux vaut rassembler par ce beau jour l'ensemble des officialités et en même temps établir une relation aussi directe que possible avec la population de Saint-Jean-d'Angély et des régions ou des cantons voisins.
- Pour ce que vous faites : c'était pour moi particulièrement sympathique, intéressant et utile que de voir cette ville réveiller son passé, ne pas accepter l'effacement du temps et, disposant de beaux monuments, de nobles constructions, les mettre en valeur pour les adapter aux besoins du siècle.\
Lisant les notes qui me sont naturellement soumises avant que j'effectue un voyage dans une province française, j'observais à quel point vous aviez réussi, - enfin vous, vos ancêtres, ceux qui vous avaient précédés - à relever tous les défis, toutes les rigueurs qui font que l'homme construit, que l'homme détruit, qu'il change de passions, qu'elles sont contradictoires et trop souvent s'annulent alors qu'il conviendrait plutôt de les conjuguer pour assurer le meilleur de l'histoire de la France. Eh bien l'histoire de ces pierres, de ces pierres de l'abbaye royale montre bien ce qu'a été la lutte tenace, et cela ne m'étonne pas des Saintongeais, la ténacité et la constance généralement dans la discrétion, sans grand éclat de voix mais avec patience et résolution. Vous sauvegardez une part de notre patrimoine et je considère que l'une des oeuvres essentielles que doit mener tout pouvoir, c'est de préserver le patrimoine pour en tirer les meilleures leçons afin que les générations nouvelles puissent lier dans leur esprit et dans le fondement de leur culture ce qui fut créé avant elles, conçu, construit et ce qu'elles doivent faire elles-mêmes pour maintenir et pour changer.
- Je me souviens d'avoir souvent, mais c'était dans nos luttes politiques, répété cette formule qui m'a toujours semblé étrangement forte : la mémoire est révolutionnaire. Comment pourrait-on songer à bâtir un ordre nouveau en coupant toutes les racines ? Eh bien vous les avez préservées, vous avez des idées. J'ai vu en effet Compostelle, remarquez que je circule beaucoup en France, il y a beaucoup de chemins qui passaient par ici ou par là pour aller à Compostelle mais enfin s'ils sont surtout passés par ici, cela vaut mieux et comme vous avez en plus à montrer une belle étape, une noble étape, esthétiquement très supérieure à d'autres, pourquoi pas ? Plus intéressant encore que la reviviscence de quelques itinéraires est le fait que vous ayiez donné à cette abbaye royale tout son sens. Et si le prétexte est bien choisi, on en verra bientôt les fruits autour de cette école du patrimoine, de ce maintien du patrimoine, autour des études dont j'ai lu les propositions sur le rappel des pélerinages de Compostelle avec la connaissance de tout ce qui se passait alentour : les modes de vie, la nourriture, les ordres monastiques £ tout cela a été conduit par une grande foi, un idéal, une volonté de faire plus, de faire mieux et après tout quelle est la civilisation qui pourrait s'établir en oubliant qu'elle doit toujours être supérieure à elle-même ? Si vous rappelez tout cela en rendant aussi vivant que possible ce passé qui vit en nous et en faisant que Saint-Jean-d'Angély apparaisse plus précisément à la fois comme un lieu où l'on étudie, où l'on travaille, où l'on réfléchit, où l'on se laisse aller à la poésie du monde, à la fidélité aussi à quelques principes essentiels, ce sera une bonne chose.\
Ce que vous disiez, monsieur le maire, dans la dernière partie de votre exposé montre bien que cela ne vous coupe pas de l'avenir. Y a-t-il un présent ? A peine ai-je prononcé ces mots qu'il est déjà passé. Mais il y a un passé et il y a un avenir. Cela est sûr. C'est la grande division du temps et cet avenir vous paraît difficile, difficile en tout cas à maîtriser. Ce n'est pas facile de vivre à une époque où les prodigieuses révélations de la science suivies aussitôt des techniques obligent les hommes à transformer leur façon de penser, leur façon de travailler, leur façon de produire. Ce n'est pas commode. C'est arrivé assez peu souvent dans l'histoire de notre pays. L'accélération était grande bien entendu quand il a fallu s'adapter au cours du 19ème siècle à la civilisation du fer, du verre, déjà ancienne sans aucun doute, allier les modes de construction, la connaissance de tout ce qui apparaissait comme les mystères de la nature, maîtriser la matière. Cela n'a pas été facile à la fin du 19ème et de la même façon, aujourd'hui, songez aux évolutions et aux révolutions scientifiques qu'ont connues nos parents et que nous connaissons nous-mêmes y compris celles que nous ne pouvons pas prévoir ou qui ne sont aujourd'hui pressenties que par quelques savants au creux d'un laboratoire.
- Je visitais, il n'y a pas si longtemps, c'était avant hier, l'Institut de Biotechnologies où j'apercevais avec admiration et avec un peu d'effroi la manière dont on pouvait transférer les gènes. Et si ces gènes sont transférés au sein d'un embryon, on modifie les caractères d'une espèce à jamais. Quelles précautions deviendront nécessaires si l'on veut appliquer cela à l'homme ? Au-delà des médecines nécessaires et des thérapeutiques, si telle ou telle faction s'empare comme on a pu le pressentir naguère dans notre propre jeunesse du moyen de transformer physiologiquement l'homme par la connaissance de la science ?
- Enfin tout cela s'est produit. Il ne faut pas le rejeter. Je le répète simplement il faut le maîtriser. C'est cela la force d'une civilisation intelligente. Je crois aussi que la personnalité de l'homme, c'est de maîtriser les choses, ce n'est pas de les craindre ou alors il faudrait refuser les productions de l'esprit. Il ne faut jamais les refuser, il faut organiser la société et peut-être aussi éduquer les enfants en leur enseignant des valeurs qui leur permettront de considérer leur nouvelle puissance en gardant le plus grand respect pour les êtres et pour les choses.\
Alors, se pose le problème du travail aujourd'hui. Troisième révolution industrielle en un siècle et demi. Nous disposions d'industries qui étaient du modèle ancien, sans que l'on se soit rendu compte qu'elles étaient dépassées. La force des habitudes, la difficulté d'accepter le changement, ont fait que nous avons pris du retard, et lorsque l'on s'y est mis, d'autres avaient pris les devants. On pense aux Américains, on pense aussi aux Japonais, dans certains domaines aux Allemands. N'exagérons pas la critique. La France a su parfaitement comprendre les besoins du temps, dans un certain nombre de disciplines industrielles et scientifiques, mais pas assez. Pas d'une façon assez générale. Cela a été le mouvement de l'esprit de quelques-uns qui n'étaient pas toujours écoutés. Alors, il faut transformer de l'intérieur nos industries. Ce n'est pas à l'Etat qu'il appartient de le faire, sinon par certains aspects, sur lesquels je vais insister. Mais, c'est surtout aux chefs d'entreprises, aux entreprises elles-mêmes. On se tourne toujours du côté de l'Etat, mais il faut bien se rendre compte qu'il appartient à l'Etat de mettre à la disposition de chacun les moyens de se développer, les formes d'éducation, de culture et de formation dont chacun à besoin. Mais à partir de là, c'est l'initiative de chacun et de tous, qui devient responsable.
- Le devoir de l'Etat, c'est d'assurer ces grands équilibres. Et d'abord la lutte contre l'inflation, pour qu'on n'ait pas constamment une monnaie en péril, pour qu'on ne se trouve pas devant des augmentations de prix pour les denrées quotidiennes et les machines dont on a besoin sans jamais pouvoir planifier une production. La lutte contre l'inflation, elle a été menée avec succès. Je me souviens qu'en 1981, sans vouloir critiquer ce qui s'était passé avant, les difficultés étaient autres et sérieuses. Le rythme était de 14 % par an. Cela a baissé chaque année de telle sorte que nous en sommes aujourd'hui à un point d'arrêt. Depuis un an et demi, la croissance commençant de revenir, il y a une certaine tendance à relâcher l'effort en même temps que les courants économiques nous créent de nouvelles obligations. Mais enfin, quand on en arrive à 2,5 ou 3 % d'inflation, il ne faut pas se dire : on va s'arrêter là. Mais on constate tout de même un immense progrès. Cela a été un effort collectif national, et je dois exprimer la gratitude du pays à l'égard de celles et ceux qui par millions et par millions ont contribué à cette victoire sur l'incessante montée des prix. Il y a tout le reste naturellement, il y a la politique budgétaire, il y a tout ce qui contribue à une façon d'aider la production, sa modernisation.\
Mais, il y a aussi un autre devoir de l'Etat, c'est celui qui consiste à donner l'instrument de base, que lui seul peut donner, c'est-à-dire, les grandes lignes de l'éducation, les moyens de l'éducation et de la formation : pour avoir ce que d'autres que moi ont appelé la ressource humaine, il faut former les filles et les garçons, dès leur jeune âge, avec une possibilité de formation continue à travers le temps. S'ils sont formés à des disciplines dépassées, ils ne connaîtront pas les secrets de la technique moderne. Et malheureusement une grande majorité de jeunes filles et de jeunes femmes n'ont pas été formées pour les métiers qu'elles feront. Elles sont victimes d'une certaine forme de ségrégation, je n'hésite pas à le dire. Elles sont de moins en moins, mais il faut le savoir.
- Ce qui permet aussi de comprendre la difficulté d'un problème comme celui que posent aujourd'hui les infirmières, les infirmières en général. Elles ont été délaissées pendant des dizaines d'années. Leur statut a été fixé il y a plus de quarante ans. Elles ont été soumises à des travaux écrasants, sans horaire, avec une responsabilité qu'on est obligé de respecter, car cette responsabilité, c'est la santé, c'est l'histoire de la vie, c'est l'histoire de la mort, cela touche au secret même de l'être. Elles ont fait cela avec un statut misérable, sans reconnaissance véritable. Alors maintenant la colère est là. Comment ne pas la comprendre ? Il faut comprendre.
- En revanche, et c'est à elles que je m'adresse, aussi justifié que soit un mouvement qui tend à restituer pouvoir d'achat, moyen de vivre et, par l'organisation du travail, temps de vivre et dignité même, on ne peut pas demander à un gouvernement, en l'espace de quelques mois, de réparer ce qui n'a pas été fait pendant ces décennies. Aucun budget national ne peut absorber en une fois, et en l'espace de quelques mois ce qui exigera un plan de quelques années. Encore faudrait-il, encore faudra-t-il que ce plan soit mis en place, et çà c'est la responsabilité du gouvernement, de ce gouvernement comme des autres. J'y veillerai, croyez-moi.
- Bien des corps de métier se trouvent aujourd'hui inquiets, parfois désarçonnés. Ils ont le sentiment de ne pas être reconnus, de ne pas être traités comme il conviendrait. Car dans le problème de l'emploi, il n'y a pas que le salaire ou le traitement, - bien entendu, c'est important - il y a aussi la dignité. Il y a la façon de vivre, la façon d'être dans la société.\
Alors la formation est déterminante. Nous avons ajouté cette année 11 milliards dans les crédits de l'éducation nationale. 11 milliards, c'est une somme considérable. J'entends poursuivre cet effort, à travers les années qui viennent. La recherche a vu ses crédits augmenter de - je ne sais plus très bien - entre 8 et 9 %. Il nous faut des savants, comme je l'ai dit en d'autres circonstances, des chercheurs qui trouvent, mais aussi des chercheurs qui ne trouvent pas. Ce sont ceux qui ne trouvent pas qui permettent un jour à d'autres de trouver. Il ne faut pas lésiner sur ces choses, il faut que nous le sachions, ou plutôt que ceux qui ont la faculté de comprendre ces secrets-là, et ensuite de les dominer soient aidés, il faut qu'ils soient rémunérés, il faut qu'ils disposent de laboratoires parfaitement équipés.
- J'ai été pendant 35 ans, parlementaire de Bourgogne, et j'ai connu un jeune savant médecin qui travaillait à Dijon. Il était désespéré parce qu'il ne pouvait pas trouver de laboratoire convenable pour les expériences qu'il avait besoin de faire. Alors, je lui ai conseillé, faute de mieux, de venir à Paris. Il a cherché pendant des années à Paris, il n'a pas trouvé. Alors il est parti en Californie. Je l'ai rencontré, il n'y a pas bien longtemps, j'ai déjeuné avec lui en Californie, et c'était un des Prix Nobel les plus célèbres, mais il est devenu Américain. Il faut quand même éviter à tout prix, cette sorte d'évasion des cerveaux. On l'appelle l'évasion de la matière grise. Si nous n'avons pas cela, monsieur le maire, si nous n'avons pas l'éducation à la base, et vous y contribuez en développant la culture, si nous n'avons pas les moyens de recherche qui permettent de renouveler rapidement l'instrument scientifique, il ne faudra pas s'étonner si les Japonais et les autres nous enfoncent. Ils ont commencé de le faire. L'Europe doit être capable de s'organiser sur ce terrain-là, comme sur d'autres.\
J'ai écrit avant-hier au Président de la Commission, Jacques Delors, pour lui demander de précipiter le mouvement pour ce qu'on appelle un Eurêka audiovisuel, c'est à dire l'association de tous les pays de la Communauté d'abord, ils sont douze, mais aussi de bien d'autres, ceux qui le voudront, pour une production audiovisuelle. Pas simplement la télévision, mais tous les moyens, toutes les images. Je calculais, j'ai déjà cité ce chiffre, qu'il faudrait produire 125000 heures par an pour répondre aux besoins, et que des pays d'Europe, comme l'Italie, l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, à quatre, n'en produisaient que 5000. Ce qui veut dire que vous aurez les images américaines sur les techniques japonaises. Et vous, monsieur le maire, qui défendiez à l'instant la culture, vous vous rendrez compte comme nous tous, que notre culture est vidée de sens et de signification, que nous avons été colonisés par la culture extérieure, alors que l'Europe tout de même a une histoire, que cette histoire repose sur la culture et qu'il convient aussi de la défendre.\
Je ne veux pas prolonger cet exposé, mais vous dire simplement que nous sommes revenus dans une période de modeste encore, mais véritable croissance, et que cela provoque, naturellement, de nouveaux appels d'air. Si nos entrepreneurs ne sont pas en mesure de fournir des machines modernes dont les autres entrepreneurs ont besoin pour se développer, eh bien, nous achèterons ailleurs et nous aggraverons le déficit de notre commerce extérieur. De ce fait, nos entreprises ne pourront pas se moderniser aussi vite qu'il faudrait bien que l'Etat ait fourni l'essentiel, les moyens d'éducation, les moyens de recherche, les moyens sociaux de faire face provisoirement au chômage pour que les gens vivent tout simplement, en attendant, mais en attendant autre chose : la structure industrielle dont nous avons besoin.
- Mobilisons tous nos efforts dans ce sens, mesdames et messieurs. Evitons les pièges que représentent les promesses inutiles. Si l'on travaille bien dans ce sens, nous raccourcirons considérablement, monsieur le maire, mesdames et messieurs, le délai qui permettra dans quelque temps, dans quelques années, à l'ensemble de la jeunesse de trouver immédiatement un travail. Faute de quoi, le désordre, les malheurs intimes, la déstabilisation de nos sociétés, se poursuivront. Bien entendu le devoir du gouvernement, le devoir des élus, le devoir des responsables de toutes sortes, c'est d'être tous ensemble à lutter contre l'envahissement d'un flot qui serait désastreux pour ce que nous aimons, ce que nous respectons. Je vous remercie, monsieur le maire, de votre invitation. Elle m'a permis de vous tenir comme çà, un peu en décousu, un certain nombre de propos sur des sujets auxquels je tiens. Il m'est agréable des les tenir en Saintonge, dans cette ville de Saint-Jean-d'Angély, qu'il me reste maintenant à voir de plus près. Il serait dommage, quel que soit l'intérêt de la chose, d'avoir fait un petit tour à la mairie, et puis de repartir.
- Alors, nous allons continuer, aller à l'abbaye royale, voir la bibliothèque. Je vous remercie, mesdames et messieurs pour votre accueil.
- Vive Saint-Jean-d'Angély !
- Vive la République !
- Vive la France !\