20 septembre 1988 - Seul le prononcé fait foi

Télécharger le .pdf

Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, en hommage au résistant Henri Frenay, Paris, Les Invalides, mardi 20 septembre 1988.

C'est d'abord à ceux qui en 1940 ont vécu la guerre perdue et la France humiliée sans jamais douter de la patrie, de ses vertus, de sa pérennité £ c'est à vous, survivants des grandes heures, des sombres heures où vous étiez si solitaires, porteurs d'une espérance qui n'avait plus que vous pour la servir, c'est à vous, compagnons d'Henry Frenay, qui, là où vous étiez, avez de la même façon choisi la même route £ c'est à vous que j'adresse ces premiers mots, à vous qui avez relevé le défi, fondé et maintenu la Résistance intérieure, qui avez partagé son combat, qui saviez qui il était, qui savez qui il représente et doit représenter pour ce peuple qui est le nôtre.
- En ces moments de tristesse et de gloire, souvenons-nous. Celui dont nous célébrons la mémoire continuera de la sorte à éclairer comme naguère nos décisions et nos engagements, dès lors qu'il s'agira de rendre son dû à la patrie. La présence ici d'hommes et de femmes qui opposèrent à l'histoire qui semblait écrite le refus de leur conscience, apporte à Henri Frenay le témoignage que, dans sa pudeur, sa discrétion et sa fierté, il n'a demandé à personne.
- Dans le "Sacrifice du matin" Pierre de Bénouville écrivait : "la France ne veut pas mourir". Déjà la Résistance se dessine et les destins de ceux qui vont l'entreprendre se lient. Des milliers d'hommes qui ne se connaissent pas encore font tous ensemble un pas... Partout, déjà, existe l'armée de la Libération. Les soldats en sont encore isolés les uns des autres £ les plans ne s'en forgent pas moins dans le secret des êtres, et presque à l'insu de ceux qui les exécuteront...".\
Eh bien, mesdames et messieurs, c'est Henri Frenay qui, le premier ou l'un des premiers, rassemble quelques-uns, qui seront plus tard des dizaines, des centaines, des milliers, qui organise les soldats de l'ombre pour en faire une armée. A cette mission il était naturellement porté £ il s'y était préparé. Soldat par tradition, soldat par vocation, Henri Frenay était entré en 1924 à l'Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr, puis à l'Ecole de guerre en 1935. Carrière brillante, carrière classique, mais, dès sa sortie de l'Ecole de guerre, il étudie les mécanismes du nazisme, il réfléchit aux moyens de lutter contre un système qu'il rejette, qu'il abhorre, il se place dans l'Europe de cette époque et il en devine le destin, il prend conscience du péril, non seulement pour la France, mais pour les valeurs de civilisation auxquelles il croit et pour lesquelles il assumera tous les risques.
- Sa carrière, sa liberté, sa vie à ses yeux pèsent peu face à l'enjeu. Au moment où tout bascule, il n'obéit qu'à l'instinct venu des profondeurs de notre histoire, cette histoire qu'à son tour il va faire, car ce soldat est citoyen. Lorsqu'après avoir servi au 17ème corps d'armée en Lorraine, puis dans l'armée du Rhin, lorsque capturé en 1940, il s'évade, c'est pour se battre sans arme ni armure en maîtrisant les circonstances, en s'adaptant au terrain de la nouvelle bataille qui s'engage : tâche presque impossible, tâche accomplie.
- Comprenant le rôle dévolu aux troupes d'armistice, il quitte l'armée pour en créer une autre : l'armée de la Résistance. Vite considéré comme l'âme du combat, il sera recherché pendant près de trois années par la police de Vichy et par la Gestapo avec ses compagnons, ses premiers compagnons, dont les noms sont dans mon esprit et dans le vôtre. Il écrit, il rencontre, il propose. Je l'ai connu à cette époque comme bien d'autres parmi vous, et je n'oublie pas ce regard, ce sourire lumineux, cette force, cette autorité simple. J'avais le sentiment d'avoir rencontré l'un de ceux qui, à travers le temps, incarne la longue aventure de la France et la trame de ses héros.
- Pour rassembler et pour organiser le plus grand nombre de combattants, il conçoit et met en oeuvre un type d'organisation clandestine qui sera généralement repris par les autres mouvements de Résistance et qui, le moment venu, facilitera leur jonction ou leur fusion.
- Je ne retracerai pas davantage cette époque qui est connue de vous tous : le mouvement de liberté nationale, le mouvement "Combat", les mouvements unifiés de la Résistance, l'armée secrète, Henri Frenay fut un initiateur jusqu'à ce qu'il fût appelé par le général de Gaulle à sièger à la fin de 1943 au comité français de libération nationale.\
Il faut le rappeler, Henri Frenay a obstinément rassemblé les courages et préservé l'identité de la Résistance intérieure et ses aspirations communes. Mieux qu'aucun autre, il savait qu'elle ne pouvait décider à elle seule du destin de la France £ mais jamais il n'a consenti à ce qu'elle fut réduite au simple rôle de collecteur de renseignements ou de simple auxiliaire. Plus qu'aucun autre, il a fait qu'elle a pris sa place dans la Résistance nationale, et cette place est immense.
- Tout cela s'est fait dans les conditions les plus difficiles et les plus dramatiques. Les moyens utilisés pour communiquer étaient irréguliers et précaires. Il y avait toujours un risque de malentendu et les malentendus n'ont pas manqué. Comment ne pas citer ceux qui ont séparé deux hommes d'exception comme le furent Henry Frenay et Jean Moulin. Il y a quelques mois, j'ai rappelé ces grands événements lorsque j'ai eu la joie de remettre à Henry Frenay les insignes de grand-croix de la Légion d'honneur. Il me semble pourtant que nous ne lui avons pas rendu justice autant qu'il eût fallu. Commissaire aux prisonniers de guerre et déportés du comité de libération nationale puis du gouvernement de la République, il a pris en charge le retour de millions de captifs, déportés, prisonniers, dans un pays démuni de tout et l'on doit savoir qu'il fît là en dépit des polémiques et je le rappelle des injustices, une oeuvre capitale ou ses qualités appliquées à une oeuvre de paix et de regroupement des Français égalèrent celles qu'il avait déjà montrées à la tête du combat.
- Quelques années plus tard, Henry Frenay a choisi de se retirer de la vie publique. Non, assurément, qu'il s'en désintéressât £ mais il lui était difficile de ne rien concéder aux uns et aux autres. Il ne s'est plus manifesté que pour faire connaître lorsqu'il avait le sentiment d'une obligation, les choix qui étaient les siens, que lui dictait sa haute conscience, celle qu'il avait de ses devoirs - je dirai même de sa mission -.
- C'est ainsi qu'il a lutté pour la construction de l'Europe. Défenseur acharné, résolu, de la liberté, - cette liberté qui, pour lui, est toujours apparue comme l'accomplissement de l'homme et de la société de l'homme - avec les fédéralistes européens, il a repris une nouvelle forme de combat, toujours les yeux tournés vers l'avenir, pressé de le construire et donnant tout ce qu'il avait pour ce en quoi il croyait.\
Henry Frenay nous a quittés le 6 août dernier. Sa fin a été empreinte de la dignité rigoureuse qui a marqué son existence. Il nous a quittés en affirmant les certitudes de sa jeunesse avec lesquelles il n'avait jamais transigé. Je voudrais, en cet instant solennel que ma voix pût pénétrer loin dans la France, pour que les générations nouvelles et pour que la jeunesse sachent qu'Henry Frenay était un soldat modèle, un citoyen résolu, qu'il a marqué son époque et qu'il marquera notre histoire. Nous avons maintenant à le dire et à le répéter. De même que cette cérémonie, dans cette cour, après le service religieux, a pour objet de rappeler aux Français que parmi eux, toujours ont surgi ceux qui ont su exprimer les volontés et les devoirs de la patrie commune. Nous avons, nous, maintenant pour mission de perpétuer sa mémoire, de saluer son souvenir, cette belle figure que nous avons aimée.
- A ses proches, Aquiléna sa femme, à son fils, à ceux qui l'ont entouré, qui n'ont jamais séparé leur destin du sien, et qui l'ont assisté dans des jours de bonheur, mais aussi dans la souffrance et le malheur, ceux qui ont su ce qu'il valait, ses compagnons de tous moments, oui, à vous tous, je tiens à affirmer que la nation entière doit partager ce deuil. A la nation que je représente, je demande de méditer ce grand exemple, de conserver à la mémoire d'Henry Frenay la reconnaissance due à ceux qui ont servi mieux que quiconque, sans attendre quoi que ce soit d'autre que d'avoir réussi leur vie en accord avec leur conviction. Je voudrais, vous, qui l'avez aimé et qui resterez près de lui jusqu'à la dernière minute de votre vie, que vous sachiez à quel point, en cet instant, je ressens non seulement ce que peut être votre peine, mais aussi ce que doit être votre certitude d'avoir accompagné un grand Français.\