13 juillet 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la vie et la carrière de Pierre Bourdan, Paris, mercredi 13 juillet 1988.

Madame, mesdames, messieurs,
- Nous nous retrouvons pour cet anniversaire, anniversaire douloureux et qui nous permet en même temps de retracer les étapes d'une vie, celle de Pierre Bourdan, et la nôtre. Notre vie à nous, un certain nombre de ceux qui sont ici, qui ont été si étroitement mêlés aux actes et aux pensées de Pierre Bourdan. Je l'ai personnellement rencontré à Londres, en 1943, où il était déjà le compagnon de plusieurs de ceux qui viennent fidèlement témoigner pour la mémoire de Pierre Bourdan £ je pense en particulier à Jean Marin.
- Nous nous étions retrouvés au lendemain de la guerre, après que Pierre Bourdan eût fait les choix que l'on sait. Il représentait l'agence Havas, à Londres, en 1940. Son choix fut immédiat, passionné de journalisme et donc d'information, et donc de liberté de l'esprit, de liberté de l'expression. Il créa même une agence de presse indépendante alors qu'il était encore un journaliste très jeune et qui se formait à l'expérience, à l'expérience d'une guerre mondiale. On a pu entendre à l'instant quelques uns de ses commentaires qui montraient déjà ses dons d'analyse en même temps que de synthèse dans sa conception de l'histoire vécue, l'histoire contemporaine qui est toujours plus difficile de démêler que l'autre.
- Ses options personnelles étaient celles d'un jeune homme déjà très attiré par la vie publique, peut-être plus encore par la vie et la production intellectuelle - qui ne sont pas incompatibles, il devait le démontrer -, engagement politique d'une certaine manière qui était davantage un engagement intellectuel et spirituel dans ses combats de la jeune République. Lucien Rose, parmi nous, a pu écrire naguère c'était d'ailleurs au moment de la disparition de Pierre Bourdan, quelques lignes qui restent dans nos mémoires.
- Et tout naturellement, après avoir été de si près mêlé au combat de la France Libre, de la Résistance, à Londres, puis lors des premiers débarquements en France, après une aventure à la fois pittoresque et dramatique qui lui permis d'échapper cependant à l'arrestation par les troupes allemandes et de réapparaître tout aussitôt grâce à la complicité heureuse de quelques patriotes français sur la route du retour, la route de la libération, la route de la victoire. Il devait se retrouver parmi nous dans les jours de joie que nous avons partagés. Nous sommes encore ici quelques uns qui les avons vécus ensemble, ici présents dans cette salle, avec Pierre Bourdan, à partir de la libération de Paris jusqu'à la libération totale du territoire £ lui-même ayant déjà poursuivi sa route au moins jusqu'à Strasbourg associé - puisque telle était sa volonté - à tous les combats de la France en voie d'être libérée.\
Ses dispositions d'esprit que je vous ai rapidement rappelées, son goût de l'action, l'intérêt que porte tout homme serviteur des choses de l'esprit dès que l'action se propose, qui aime la rechercher, dont il sera finalement victime, m'ont permis de connaître, d'apprécier - je peux le dire - de me flatter de l'amitié de Pierre Bourdan. Nous étions les deux plus jeunes membres des gouvernements du début de la quatrième République, puisque nous étions l'un et l'autre dans le premier de ces gouvernements en 1947. Cela paraîtra à quelques uns d'entre vous antédiluvien ou bien préhistorique. Et pourtant c'était comme cela. Nous étions jeunes, il l'est resté. Il l'est resté dans l'imagination, dans la mémoire du coeur surtout, de chacun d'entre nous. Il est resté, puisqu'il est mort en pleine jeunesse. Très rapidement élu député, il avait attiré l'attention de ceux qui, à l'époque, dirigeaient la République. Et c'est ainsi qu'il a été appelé à entrer au gouvernement que je viens d'évoquer, en tant que ministre de la jeunesse, des lettres et des arts, fonction qui lui convenait parfaitement, à laquelle il s'était immédiatement attaché. Les lettres, les arts : lui même avait écrit, devait continuer d'écrire. Et l'on devait publier après sa mort quelques unes des pages très remarquables écrites sur ses carnets de route, carnets des jours d'attente - au point de départ, carnets de route tout court, les carnets de retour - parmi les autres oeuvres qu'il a égrénées en si peu de temps, l'étude sur l'Angleterre ou bien sur la France, sans oublier bien entendu les multiples écrits de circonstances qui furent les siens ou les paroles de circonstance qu'il eût à prononcer dans ses fonctions de membre du gouvernement de la République. On pouvait lui prédire le plus bel avenir, ce que faisait, je m'en souviens, Edouard Herriot qui, en apprenant sa mort, devait dire que "la France avait perdu une partie de son printemps".
- Nous avons vécu, n'est-ce pas, Chère Hélène Vercors Bourdan, ces moments tragiques. J'étais à ce moment-là, après un bref passage d'un ministre que j'appellerai intercalaire, sans vouloir en quoi que ce soit nuire à sa mémoire, j'occupais une partie de la fonction qu'avait représenté Pierre Bourdan, lorsque j'étais chargé des problèmes de l'information. Nous avons apris la disparition de Pierre Bourdan, par un jour de beauté, qui fût un jour de peine, de deuil et de mort dans la Méditerranée £ une embarcation qui se retourne, la tempête, le vent soudain qui chavire, les compagnons qui nagent, lui-même avec sa force de sportif, qui n'avait peur de rien. Il était sûr aussi de sa résistance personnelle, lui qui avait tant voulu que la Résistance du pays pût aussi s'affirmer et cependant, nous n'avons pu compter Pierre Bourdan parmi les vivants à partir de cette heure-là. Alors tout le chemin du deuil, le retour à Paris, la douleur, la peine et le sentiment d'un grand destin rompu comme sont tant de destins. Mais enfin nous le sentions nous-même plus douloureusement que d'autres, puisque nous aimions un Pierre Bourdan, sans oublier naturellement le chagrin intime ou personnel, de ceux qui, plus proches encore, n'ont cessé de le pleurer.\
J'ai pu, en compagnie de ceux qui déjà l'entouraient, participer à diverses cérémonies ou voyages que nous avons faits dans la Creuse. Il était originaire de la Creuse et il avait choisi son nom Pierre Bourdan à partir du nom d'une commune ou d'un hameau de la Creuse "Le Bourg Dan" écrit naturellement tout autrement. Il était donc très sensible à ses racines. Il aimait son pays charnellement, son petit pays de la Creuse ou bien, un peu plus haut après les marches du Limousin, celles du Berry. Il en parlait souvent.
- Il nous a été arraché. Et Pierre Bourdan pour la génération qui est la mienne, la nôtre - je me retourne un peu ici et là - a représenté vraiement un éclat particulier, comme une sorte de lumière, la lumière d'une génération d'abord riche d'un immense espoir de qualité qui se réalisait. On voyait naître un homme d'Etat en même temps qu'un homme de pensée, en même temps qu'un écrivain de grand talent et voilà que c'était fini. Il s'était passionné pour les arts, le théâtre, la vie de Paris dans ce qu'elle a de bon, l'attention aux siens, l'amour, l'amitié, toutes les couronnes allaient se poser sur sa tête. Ca a été celle de la mort et cela fait quarante ans. Et voyez que nous sommes encore quelques-uns à célébrer une mémoire qui est restée présente dans notre esprit.
- Je remercie celles et ceux et particulièrement Hélène Bourdan qui ont pris l'initiative et qui ont apporté là des documents qu'ils étaient seuls à détenir ou à connaître et qui nous ont permis de revivre une période de notre propre vie. Après tout, au travers de la disparition des autres on aperçoit aussi une large part de la disparition de soi-même. Toutes ces images nous rappellent la naissance d'une République, le moment où elle n'était qu'espérance avant de connaître ses déclins, l'intérêt de tout ce que l'on pourrait appeler la classe intellectuelle française pleine d'éveil, de richesse des années immédiates de l'après-guerre et qui reconnaissait Pierre Bourdan comme l'un des meilleurs des siens.\
Je ne vous ai pas dit l'essentiel mais l'essentiel est toujours hors des paroles et hors des faits que l'Histoire retient. L'essentiel il est fait de vie quotidienne, des pensées constantes, de vie intérieure, l'essentiel il est dans ce que l'on ne sait pas ou bien dans ce que l'on ne dit pas. Mais je suis sûr que vous serez ici plusieurs, et particulièrement ses plus proches, à pouvoir exprimer, ce qui était l'essentiel de la vie de Pierre Bourdan.
- Mais sur le plan public, puisque je m'exprime ici, non seulement comme un ami de Pierre Bourdan mais aussi en qualité de Président de la République Française, voilà l'une de ces valeurs assurées qui traverse le ciel un moment, qui jette un grand éclat, qui disparait aussitôt et l'on sait que notre Histoire est faite aussi de cela.
- Il y a les permanences, il y a les fragilités. En Pierre Bourdan se réunissaient les permanences et les fragilités. C'est dans ce sens qu'il est apparu, qu'il devrait apparaître de nouveau. Je souhaite que les ministres qui m'entendent ici réveillent d'une certaine manière la mémoire de Pierre Bourdan. Car je ne vois guère de figures aussi symboliques depuis ces adresses à la BBC, ces voix que nous entendions de si loin et qui s'identifiaient d'abord au combat, puis à l'espoir - car le combat a d'abord été mené sans espoir, c'est ce qui a fait sans doute sa force et sa beauté mais aussi sa difficulté. Et puis peu à peu les jours passaient, la liberté réapparaissait dans un point d'horizon et Pierre Bourdan, accompagné de sa voix et de ses commentaires, le cheminement de cet espoir.
- Sur le plan de notre Histoire ce sera peut-être le moment le plus éclatant qui sera retenu par l'Histoire à L'égard de Pierre Bourdan, mais pour ceux qui ont vécu l'immédiat après-guerre, je crois que Pierre Bourdan c'est l'identité même de ce que fût la libération de la France : un pays qui se libérait. Il était obsédé par ce thème, il se disait toujours et il était profondément républicain - le mot avait et doit garder son sens - il était républicain. Tout ce qui pouvait nuire à la vie démocratique de notre pays le blessait, il avait une forme de susceptibilité ombrageuse dès qu'une menace paraissait, pouvant penser sur nos libertés. L'époque était trouble, elle n'était pas aisée £ un esprit scrupuleux avait de quoi s'exercer et Pierre Bourdan était déjà un jeune maître à penser. Je me souviens de l'avoir admiré, il était de peu mon aîné. Nous avons été côte-à-côte dans ces gouvernements puis dans la vie pendant de très brèves années 1945 - 1948 mais enfin les très brèves années de notre vie publique commune. Nous appartenions à la même formation parlementaire et nous avions des préoccupations du même ordre. Mais le vrai porte-parole, en même temps que le penseur de l'époque que nous vivions, c'était lui. Cette sorte de primauté je suis heureux, oui ce soir, parce que la mémoire préservée après quarante ans c'est une belle chose, je suis heureux de pouvoir lui porter témoignage et de le redire devant ceux qui m'entendent : oui c'était lui l'un des maîtres à penser d'un moment de l'Histoire de France. Il faut donc donner à cette cérémonie tout son sens et toute sa portée, il faut que Pierre Bourdan soit de nouveau situé parmi ceux, je m'y appliquerai moi-même, qui ont marqué dans des moments particulièrement difficiles de notre Histoire de France, les chances et les énergies de la France réveillée.\