4 mai 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République et candidat à l'élection présidentielle de 1988, à Antenne 2, FR3 et France-Inter le 4 mai 1988, sur des questions d'actualité et des problèmes de société.

C. SERILLON.- Bonjour, monsieur le Président.
- J'ai noté, comme tous mes confrères, que le ton avait changé entre le premier et le deuxième tour de cette campagne présidentielle, le ton s'est durci... On vous traite de menteur, maintenant.
- F. MITTERRAND.- Oui, c'est vrai que le ton monte exagérément. Ce n'est pas parce qu'on arrive à 4 jours du deuxième tour de scrutin, le tour décisif, qu'il faut pour cela perdre la tête... Si l'on continue de surenchère en surenchère, ce sera très fâcheux pour l'esprit public, pour la démocratie.
- Je ne compte pas entrer dans cette mêlée. J'accepte de discuter, bien entendu. Je comprends très bien que, parfois, il y ait de la vivacité, mais il ne faut pas en faire un système.\
QUESTION.- Quand M. Chirac vous attaque, il évoque notamment l'affaire Gordji. Est-ce que vous êtes indigné de ces attaques ?
- F. MITTERRAND.- Non, je vais simplement vous poser une question £ vous n'êtes pas obligé d'y répondre, et je la pose à tous ceux qui nous entendent. Une affaire qui a provoqué pendant près de cinq mois le siège, le blocus, de l'ambassade d'Iran à Paris, qui a provoqué et, par contrecoup, le siège de l'ambassade de France à Téhéran, avec un certain péril pour les Français qui se trouvaient là, enfermés... £ une affaire qui a abouti à la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, l'Iran et la France, peut-on croire que tout cela a reposé sur un dossier vide ? Il suffit de poser la question pour comprendre la réponde.\
QUESTION.- Outre l'affaire Gordji, il y a la Nouvelle-Calédonie c'est un point difficile, problème d'autant plus difficile qu'il y a des otages : des gendarmes pris en otage sur l'île d'Ouvéa. Est-ce que vous, vous voyez quelque solution proche ?
- F. MITTERRAND.- En tout cas, la première préoccupation majeure, c'est la libération des gendarmes et du magistrat, des 23 personnes qui se trouvent aujourd'hui otages dans l'île d'Ouvéa, ça c'est cela le premier devoir de tout Gouvernement.
- De quelle façon ? Cela est naturellement étudié. Je pense que la médiation qui avait été confiée à l'Archevêque de Nouméa était une bonne méthode. Elle a échoué, mais cette méthode peut-être mise au point de telle sorte que les ponts ne soient plus rompus entre les communautés en présence, qui vivent actuellement dans un climat de guerre civile. Quel est le rôle de la République, et du Président de la République ? C'est d'exercer une sorte d'arbitrage, de tenter d'apaiser les passions.
- Deux communautés principales, s'affrontent l'une qui est d'origine européenne, et celle qui, sur ce terrain de la Nouvelle-Calédonie, a derrière elle les siècles et les millénaires. Il faut qu'elles puissent vivre ensemble sur la même terre. Il ne s'agit pas de choisir, de dire : celle-ci a raison contre celle-là. Il s'agit de permettre à l'une et à l'autre, de vivre là, correctement, honorablement, dans la dignité et dans les droits que la République reconnaît à tous ses citoyens.
- Si l'on parvient à obtenir que soient libérés les otages, si l'on parvient - et c'est à quoi je compte m'appliquer - à rétablir les ponts ténus qui subsistent encore, alors le droit arbitral, le pouvoir arbitral de la République se sera exercé. Et dans les jours qui viennent, aujourd'hui même, demain, il ne faut pas perdre une heure : tous nos efforts doivent être associés, au-delà de nos querelles internes, pour obtenir ce résultat.\
QUESTION.- A l'issue du premier tour, tous les commentaires ont noté qu'il y avait eu un vote de protestation très fort, vote de protestation qui traduit sans doute un très grand mécontentement. Est-ce qu'on peut analyser ce vote de mécontentement ? Est-ce qu'il vient essentiellement de difficultés de la vie quotidienne, par exemple ?
- F. MITTERRAND.- Je pense que l'explication n'est pas seulement politique. Ce n'est pas une idéologie qui soudain a flambé `Front national`, pour emporter avec elle près de 15 % du corps électoral. Je ne pense pas que cela soit strictement politique, ni idéologique. Cela s'est produit sur un terrain qui, lui-même, était, il faut le dire, gangréné. Ce sont les difficultés sociales, les difficultés de la vie quotidienne qui ont alimenté, qui alimenteront encore demain, si l'on n'y prend garde, tous les mouvements excessifs.
- QUESTION.- Alors, monsieur le Président, j'aimerais que l'on précise ce qui, selon vous, a suscité ce mécontentement dans la vie quotidienne.
- F. MITTERRAND.- On va les énumérer, si vous voulez bien. Si on dit le chômage, si on dit...
- QUESTION.- Le chômage, c'est-à-dire le manque de formation des jeunes ou qui sortent des écoles, des choses comme cela ?
- F. MITTERRAND.- Et puis surtout trop, trop de chômeurs en fin de droits, qui sont confrontés au désespoir et à l'exclusion. Il est compréhensible que ces femmes et que ces hommes éprouvent un sentiment de révolte contre la société que nous dirigeons. Le devoir de ceux qui assument les responsabilités principales dans cette société, c'est de s'attaquer désormais avec plus de vigueur encore aux causes de ce mal.
- Puis vient le logement, le logement qui n'est pas toujours correspondant à ce qu'en attendent ceux qui ont une famille. Il y a la laideur, souvent, de certains quartiers, ou de la ville. Il y a la difficulté des transports, les difficultés scolaires... la liste serait longue... les difficultés de voisinage. Tant que nous n'aurons pas commencé d'organiser mieux nos grands centre urbains, le même phénomène continuera de se produire.
- Et j'observe à cet égard que si l'on regarde bien la carte politique, telle qu'elle se dessine au lendemain du premier tour de scrutin, là où le parti dont vous me parlez a fait le moins de progrès, et pourtant dans des centres urbains, où il y a beaucoup de monde...
- QUESTION.- A forte densité, oui.
- F. MITTERRAND.- ... eh bien, c'est dans les quartiers où les municipalités, quelle que soit leur couleur politique, se sont vraiment attaqué à cette sorte de lèpre des quartiers pauvres, abandonnés ou entassés. Je pense par exemple à Herouville-Saint-Clair dans le Calvados £ je pense à Orly, je pense à Alençon, je pense à Oullins dans le Rhône. Vous avez là une série de municipalités qui n'ont pas voulu se laisser aller, qui ont voulu restituer à leur population une certaine beauté...\
QUESTION.- Monsieur le Président, cela veut dire que, comme le rappelait Harlem Désir au cours d'une "Heure de vérité" `à Antenne 2 le 19 août 1987`, en fait, il faut s'attaquer à des problèmes très, très concrets. C'est le rôle des hommes politiques de s'attaquer aux cages d'escalier, aux problèmes de bruit ?
- F. MITTERRAND.- Eh bien, Harlem Désir avait dit en effet : si l'on remettait en marche les ascenseurs dans les HLM, cela irait mieux. Il a cent fois raison. Il y a quand même un minimum de vie collective et de vie sociale qu'il faut savoir respecter.
- Des gens qui vivent, des familles par exemple, où est coupée la relation entre les différentes générations : les petits-enfants ne connaissent plus les grands-parents - d'ailleurs comment pourraient vivre les grands-parents avec le reste de la famille dans des logements trop étroits ? Il y a déjà quelque chose qui manque.
- Il y a les difficultés de la garde des enfants : que peut faire une femme qui travaille avec ses enfants, s'il n'y a pas de crèche, où s'il n'y a pas en tout cas d'organisation parentale ? Et ainsi de suite...
- Tout ce qui marque la difficulté de la vie : s'il faut mettre une heure et demie pour le moins aller, une heure et demie pour le moins retour, pour aller de sa maison au lieu de son travail, vous imaginez l'épuisement, l'épuisement nerveux, l'irritation qui gagne... A ce moment-là, on rejette tout, on dit : eh bien, cette société, décidément, elle ne me convient pas, elle ne m'apporte pas ce dont j'ai besoin, le minimum dont j'ai besoin.
- QUESTION.- Elle me laisse sur la touche.
- F. MITTERRAND.- Elle me laisse sur la touche... et on vote pour des extrêmes.\
QUESTION.- Alors, les objectifs que vous vous fixez pour essayer de pallier ces difficultés `problèmes de société`, quels sont-ils ?
- F. MITTERRAND.- Le premier objectif, c'est... On a beaucoup parlé des grands projets, des grands travaux qui ont occupé, il faut le dire, mon septennat qui s'achève maintenant. Et je pense que les grands travaux du prochain septennat, si les Français le veulent, ce sera demain de s'attaquer à ces problèmes de la vie quotidienne, et de commencer à les résoudre. Ceux qui auront la charge, à la tête des ministères du futur gouvernement, de tous les secteurs qui touchent aux problèmes que vivent du matin au soir, et du soir au matin, des millions et des millions de gens, ce seront, avec le ministre de l'éducation nationale, les plus importants de l'expérience qu'il faut maintenant engager. On a trop longtemps vécu trop loin de ces problèmes.
- QUESTION.- Pourquoi ? Parce que les hommes politiques se contentaient du débat politique à Paris et descendaient moins justement dans les quartiers ?
- F. MITTERRAND.- Non, ce ne serait pas tout à fait juste de donner cette explication. Beaucoup d'hommes politiques ont une grande expérience de la vie locale, conseillers municipaux, maires, conseillers généraux, conseillers régionaux. Là ils les traitent bien.
- Mais à la hauteur de l'Etat, quelques grands problèmes retiennent naturellement l'attention de ceux qui gouvernent, mais peut-être les majorités n'ont-elles pas eu le moyen, ou n'ont-elles pas assez songé que la première nécessité, c'était de répondre au malaise, à l'anxiété, à l'inconfort... eh oui, à un bout de jardin à côté de la maison... eh oui, un square tout à côté, la possibilité de s'asseoir sur un banc, une place qui tourne... retrouver, - je ne rêve pas de la société pastorale -, mais retrouver une vie conviviale, où l'on aime discuter ensemble, retrouver peut-être les gens qui ont le même accent que vous... Tout cela est indispensable. Les hommes ne se connaissent plus dans la ville. C'est pourquoi je le dis : il faut civiliser la ville.
- QUESTION.- Mais alors, monsieur le Président, on va vous dire à nouveau que vous êtes romantique, que cette question de civilisation plus solidaire, ce n'est pas pour tout de suite.
- F. MITTERRAND.- Comment romantique ? C'est extraordinaire de dire cela... Je n'incite pas ceux qui m'écoutent à rêver, je les invite à travailler. Quand je vais, j'y vais souvent, dans ces villes où il ne fait pas bon vivre, je pense même que les Françaises et les Français ont une grande patience. D'où, d'une certaine manière, je vous dirai que je comprends qu'ils se révoltent. Et dans mes fonctions de Président de la République, j'en souffre... J'ai envie vraiment de créer un élan, de mobiliser les énergies, pour que l'on s'attaque désormais, par priorité, je le répète encore, avec celui de l'éducation nationale et de l'éducation des jeunes, aux problèmes de la vie quotidienne, avec patience, sans romantisme, avec méthode et avec réalisme. Voilà par quoi il faut commencer.\