1 mai 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République et candidat à l'élection présidentielle de 1988, dans "Globe" de mai 1988, notamment sur le métier de Président, le rôle présidentiel selon les institutions, le débat droite-gauche.

QUESTION.- Monsieur le Président, Pierre Bergé expliquait, dans un récent éditorial de "Globe", que vous étiez le meilleur, parce qu'entres autres raisons, vous connaissiez "le métier".. Qu'en pensez-vous ?
- F. MITTERRAND.- L'appréciation de Pierre Bergé est, sans doute, trop amicale, aussi me dois-je d'y apporter un correctif : il est vrai que l'expérience du métier de président, celle acquise pendant sept ans, me permet de porter aujourd'hui un jugement plus éclairé sur la vie des gens et la marche des choses. Toutefois, cela ne suffirait pas à expliquer une nouvelle candidature, sans quoi tout président sortant pourrait se réclamer de cet argument pour recommencer indéfiniment...
- QUESTION.- Considérez-vous que cette fonction constitue véritablement un métier ?
- F. MITTERRAND.- C'est un plein-temps ! Depuis sept ans, je ne me suis pas absenté une journée de mon bureau de l'Elysée, hors les obligations officielles et les visites d'Etat. Mes vacances annuelles n'ont jamais dépassé dix jours. Oui, la présidence, c'est un travail complet. Je ne m'en plains pas ! Au contraire ! Encore heureux que je n'aie pas eu un seul rhume un peu embêtant pendant toutes ces années...
- QUESTION.- Pourtant, vous ne donnez pas l'impression d'être un homme pressé. Vous trouvez le temps d'écrire, de vous promener...
- F. MITTERRAND.- Ma journée de travail est d'environ dix à douze heures. Mais mes soirées sont libres, je ne prends jamais d'obligation à l'exception des dîners d'Etat. Je n'emporte jamais de dossier chez moi et l'on ne peut pas me téléphoner, sauf cas de force majeure. Je peux donc lire, écrire, écouter de la musique, regarder la télévision, bavarder avec des amis, ou bien aller au restaurant. Et le plus souvent, en début d'après-midi, oui, je sors faire un peu de marche. Cela me procure un bon équilibre. Quand je suis fatigué, je m'irrite et me mets en colère. C'est mon baromètre. Comme je le sais, cela m'arrive rarement.
- QUESTION.- Périclès n'a pas enseigné l'art de gouverner... parce que, selon lui, cela ne s'apprend pas. Par ailleurs, dans le second livre de Samuel, le roi est choisi un peu au hasard, et puis le dalai-lama, lui-même, est désigné dès l'âge le plus tendre, quelle que soit son origine sociale. Pensez-vous, vous aussi, que cette qualité ne peut décidément s'acquérir ?
- F. MITTERRAND.- Il y a chez certains hommes d'Etat une disposition d'esprit et de caractère qui les porte à gouverner. Un instinct, quoi ! Les affaires de la cité relèvent de la vocation... mais aussi de l'éducation que l'expérience, à défaut d'autres maîtres, vous apporte. Le fait d'acquérir la connaissance et la pratique de l'administration, des relations humaines, voilà un élément que je crois décisif.. J'ai accédé à la présidence de la République, un peu tard sans doute, à soixante-quatre ans. Mais avec derrière moi trois décennies de vie parlementaire, de gestion municipale et départementale.. De là j'ai tiré, je crois, le meilleur de mon expérience.\
QUESTION.- Dans votre "Lettre à tous les Français" vous parlez d'un président à la fois "arbitre et responsable". Pourriez-vous expliciter cette conception pour le moins dualiste du rôle présidentiel ?
- F. MITTERRAND.- Dans des domaines tels que la politique étrangère et la défense nationale le Président de la République doit fixer les grandes orientations dont dépend le destin de la Nation. Il est seul, vraiment seul, à pouvoir prendre la responsabilité décisive, la plus lourde, sans commune mesure avec aucune autre, qu'est la décision d'emploi de l'arme atomique. Dès lors comment n'aurait-il pas droit de regard sur toute situation qui risquerait de conduire à cette décision ? D'autant plus qu'il est, du fait de la Constitution, le chef des Armées. Et comment assurerait-il la responsabilité de la défense nationale s'il n'avait pas, en même temps, la possibilité d'orienter la politique étrangère - qui exprime les choix de la France dans le concerts des nations ? Tout se tient. Le Premier ministre et le gouvernement ont aussi, c'est évident, un rôle déterminant à jouer en ces domaines. Mais la décision dont dépend la vie d'un peuple ne peut être prise que par l'élu de ce peuple tout entier.
- QUESTION.- Pensez-vous qu'une modification de la Constitution serait nécessaire pour clarifier cette situation de bipolarité à la tête de l'Etat ?
- F. MITTERRAND.- Je ne vois pas là de nécessité absolue. Et il n'y a pas de bipolarité ! Certes, les textes constitutionnels sont ambigus. L'article 5 et l'article 20 ne se concilient pas harmonieusement, mais la pratique peut pallier ces confusions. La manière dont la Constitution a été appliquée depuis maintenant trente ans a permis d'imposer des usages. Une révision de la Constitution n'est de ce fait pas indispensable. Mais si un conflit grave d'appréciation devait s'élever durablement entre le Président et le gouvernement, on n'y échapperait pas.
- QUESTION.- Et pourtant vous avez dit un jour, monsieur le Président : "Les institutions sont dangereuses, elles l'étaient avant moi, elles le seront après moi..."
- F. MITTERRAND.- Je continue de le penser.
- QUESTION.- Alors que comptez-vous faire pour y remédier ?
- F. MITTERRAND.- Habituer les Français à un certain équilibre des pouvoirs. C'est ce que je fais actuellement. Ensuite ils n'accepteront pas n'importe quoi. Mais je ne pense pas qu'on ait intérêt, dans un entretien de ce genre, à s'enfoncer trop dans les arcanes constitutionnels parce que cela ne passionne personne.\
QUESTION.- N'avez-vous pas l'impression que ces deux dernières années de cohabitation constituaient une hérésie par -rapport à la Constitution ?
- F. MITTERRAND.- Non. La Constitution est d'une grande souplesse, qui découle précisément de ses ambiguités. Certes, j'ai dû, parfois, mettre le cran d'arrêt devant certaines tentatives de détournement de pouvoir, mais en fin de compte les choses se sont déroulées comme il convenait.
- QUESTION.- Beaucoup sont inquiets à l'idée que l'expérience de la cohabitation puisse se renouveler. Tout le monde n'aurait peut-être pas votre sang-froid...
- F. MITTERRAND.- La cohabitation dépend, bien entendu, de ceux qui la pratiquent de part et d'autre.. J'aurais pu avoir des partenaires moins partisans que ceux que j'ai eus !
- QUESTION.- Comment avez-vous vécu en votre for intérieur ces deux années de cohabitation ? Ne vous êtes-vous pas laissé gagner parfois par un sentiment d'impuissance ? Est-ce qu'il y a des choses que vous n'avez pas pu arrêter ?
- F. MITTERRAND.- Cela n'a pas été un sentiment d'impuissance. Je dois obéissance à la loi, et la loi, par définition, est votée par le Parlement, donc par la majorité parlementaire. Nous sommes dans une République parlementaire. Et la loi, j'ai pour devoir comme président, même si cela me déplaît, de la promulguer et, comme tout citoyen, de l'appliquer. J'ai donc signer des lois que je réprouvais. Il n'en a pas été de même pour les ordonnances à l'égard desquelles je n'avais pas les mêmes obligations. Je n'ai pas souhaité la cohabitation, c'est le moins qu'on puisse dire. Mais un président de la République, élu pour sept ans, c'est-à-dire pour plus longtemps que l'Assemblée nationale, est exposé à connaître la situation que j'ai vécue. Il doit cependant assumer sa mission, sans quoi la République retournerait à l'instabilité dont elle a tant souffert.\
QUESTION.- A propos d'une phrase que vous avez prononcée, qui me paraît importante et qui, en tout cas, a emporté la conviction de nombre de Français, pourriez-vous vous exprimer sur ce que vous avez voulu dire lorsque vous avez parlé d'"Etat RPR" ?
- F. MITTERRAND.- L'expression n'est pas de moi mais d'un parti de droite hostile à l'accaparement de l'Etat par le RPR. Et, comme elle était juste, elle a été reprise par l'ensemble de la classe politique. Le RPR sait où est le pouvoir. Il confine donc ses associés là où le pouvoir n'est pas. C'est tout à fait dans sa logique.
- QUESTION.- Cela apparaît d'ailleurs clairement dans la composition du gouvernement. Il en irait de même pour tous les postes clés ?
- F. MITTERRAND.- Je le crains.
- QUESTION.- Pourquoi ? S'agirait-il d'idéologie ou bien de népotisme ?
- F. MITTERRAND.- Peu d'idéologie et beaucoup d'esprit partisan.
- QUESTION.- Est-ce là une constante - gaulliste, pompidolienne et aujourd'hui chiraquienne - que vous avez observée tout au long de la Vème République ?
- F. MITTERRAND.- Ce qui, du temps du Général `de Gaulle` et de M. Pompidou, n'était qu'une tendance est devenu depuis deux ans un système.
- QUESTION.- Dans la réalité des faits, cela correspond à quoi ?
- F. MITTERRAND.- Il existe dans l'Etat un certain nombre de postes, parfois apparemment modestes, qui sont déterminants pour la conduite des affaires publiques. Le RPR les a répertoriés et s'en est emparé. Administrations centrales, police, justice, ainsi que les principaux leviers de l'économie.\
`Suite sur le RPR`
- Et il y a l'information. Aujourd'hui, RFO (la radio-télévision d'outre-mer) et, à un moindre degré, FR3, reflètent une volonté totalitaire. RFO, parce qu'il s'agit de territoires lointains, se croit à l'abri de tout contrôle et le gouvernement en use sans vergogne. Je répète le mot : il s'agit là d'une information de type totalitaire, révélatrice d'un -état d'esprit inquiétant pour la démocratie. On a voulu par ce moyen conditionner le vote des électeurs d'outre-mer. Tout cela sous l'oeil bienveillant de la CNCL, qui fait d'ailleurs partie du système et le couvre. Cela dit, au vu des résultats du 24 avril `élection régionale`, on constate que la population possède un jugement aigu et qu'elle condamne ces comportements. C'est une bonne leçon.
- QUESTION.- Et les autres chaînes ?
- F. MITTERRAND.- Les autres chaînes sont moins faciles à régenter parce qu'elles sont plus écoutées en métropole et parce qu'elles emploient davantage de journalistes respectueux de leur profession.
- QUESTION.- Le pouvoir de l'argent, en ce qui concerne l'information sur TF1 ?
- F. MITTERRAND.- Je n'ai pas d'observation à faire sur l'information proprement dite à TF1.
- QUESTION.- Et l'information sur la Cinq, aujourd'hui contrôlée par Hersant ?
- F. MITTERRAND.- La Cinq sait que son identification à une simple fonction de programme gouvernementale ne pourrait qu'ajouter à ses déboires commerciaux, dont elle commence précisément à se relever. Et elle compte aussi dans ses rangs de vrais journalistes.
- QUESTION.- La loi du marché aurait donc une fonction de régulation morale ? Vous avez dit que les privatisations étaient de fausses privatisations ?
- F. MITTERRAND.- J'ai encouragé entre 1981 et 1986 la naissance des radios et des chaînes privées. Le monopole n'était plus tenable devant l'évolution et la diversification des moyens de communication. Evidemment je n'avais pas prévu la privatisation de TF1 qui a déséquilibré le secteur public, lequel devait, dans mon esprit, maintenir la qualité culturelle assez remarquable jusque-là de notre télévision. Aujourd'hui, je suis inquiet de voir la production française si mal servie, si oubliée, malgré les grands créateurs et réalisateurs dont nous disposons. Ne parlons donc pas de régulation morale.
- Quant aux privatisations, en général, elles ont été l'occasion pour le RPR d'offrir à des groupes financiers et à des personnes très proches de lui une partie du patrimoine national et de bâtir des forteresses appelées "noyaux durs", à l'abri desquelles il compte dominer pour longtemps l'économie de notre pays et l'ensemble des circuits financiers. Ce sont des "privatisations" très privées qui n'ont rien à voir avec le libéralisme tel qu'il se définit lui-même.\
QUESTION.- L'autre droite, la droite dite libérale, que fait-elle là-dedans ? Je pense à Raymond Barre et à ses amis, à des libéraux dignes de ce nom ?
- F. MITTERRAND.- Leur résistance n'est pas farouche. Je ne les crois pas cependant assimilables aux thèmes de la droite dure. Il restent démocrates.
- QUESTION.- N'attendez-vous pas un sursaut de cette droite vraiment libérale ? Ils ne vont tout de même pas se laisser dévorer sans réagir !
- F. MITTERRAND.- Je ne sais pas.. Eux seuls peuvent vous répondre.
- QUESTION.- Quels sentiments avez-vous d'eux après les avoir tant fréquentés ?
- F. MITTERRAND.- (Silence)... Je ne les connais pas beaucoup.
- QUESTION.- Pensez-vous sérieusement que l'Etat-RPR représente une menace pour l'avenir de notre démocratie ?
- F. MITTERRAND.- Un système de ce type ne peut que nuire à la démocratie.
- QUESTION.- En évoquant les rapports du RPR et du Front national, vous avez parlé de frères jumeaux. N'avez-vous pas été excessif ?
- F. MITTERRAND.- Ces deux partis s'interpénètrent sur une frange assez large de leur électorat. D'où, d'un côté, leur âpre concurrence, et, de l'autre, leurs alliances. Mais leurs intérêts sont rivaux.
- QUESTION.- Les vestiges gaullistes du RPR ne font-ils pas obstacle à cela ?
- F. MITTERRAND.- Que reste-t-il du gaullisme ? Des fidèles, assurément, que cette fidélité honore. Mais qui n'inspirent pas le parti qui s'en prétend l'héritier.
- QUESTION.- Nous avons le sentiment, à propos de la Nouvelle-Calédonie, notamment, que le gaullisme c'est vous et pas eux.
- F. MITTERRAND.- Je ne me suis jamais réclamé du gaullisme politique, que j'ai combattu dès le début de l'après-guerre. De Gaulle, grand capitaine sur le terrain politique, a compris dans la dernière phase de la guerre d'Algérie que la décolonisation répondait à une nécessité historique et à l'intérêt de la France. Il méprisait aussi le règne de l'argent et je pense qu'il n'aurait pas admis ce qui se passe en Nouvelle-Calédonie. Mais je n'ai pas besoin de cette référence pour exprimer mes réserves sur une politique qui me paraît injuste et dangereuse. Le devoir de la République est d'exercer un arbitrage impartial.
- QUESTION.- Et quand certains vous décrivent comme un de Gaulle socialiste, cela ne vous ennuie-t-il pas ?
- F. MITTERRAND.- De Gaulle était un personnage exceptionnel, mais d'une autre époque. Ce que j'ai à faire est différent. Comme le sont mes idées et mon tempérament.
- QUESTION.- Pensez-vous qu'on puisse trouver à droite des personnages aptes à exercer le métier de président ?
- F. MITTERRAND.- Certainement.
- QUESTION.- Et pour ce qui est de Jacques Chirac ?
- F. MITTERRAND.- (Silence)...\
QUESTION.- Dans le Wall Street Journal (22 avril 1988), nous avons relevé une phrase, une de ces fameuses petites phrases qui ponctuent la vie politique : "La France a plus changé le président qu'il n'a changé la France". Cela vous semble-t-il exact ?
- F. MITTERRAND.- C'est un bon mot, mais superficiel.
- QUESTION.- Mais à l'étranger, on vous est plus souvent favorable !
- F. MITTERRAND.- La législature socialiste a changé beaucoup de choses en France et je suis resté ce que j'étais, socialiste. Pour aller cependant dans le sens du Wall Street Journal, j'ajouterai que la France s'est habituée pendant cinq ans aux socialistes et qu'ayant considéré, de mon côté, qu'élu président de la République mon devoir était de prendre en charge tous les Français sans distinction, chacun a fait un petit bout de chemin.
- QUESTION.- Pourtant vous n'employez pas une seule fois le mot "socialiste" dans cette Lettre à tous les Français qui a défrayé la chronique !
- F. MITTERRAND.- Si, j'y parle du socialisme et je m'y réclame de Jaurès. J'ai souvent rappelé à la télévision mes convictions socialistes ! Au demeurant, tout le monde les connaît. Cela ne m'empêche pas de penser que le président de la République doit échapper à toute attache partisane.
- QUESTION.- Mais vous n'êtes plus vraiment le candidat du parti socialiste, vous voulez plutôt être celui d'une majorité, d'une France unie.
- F. MITTERRAND.- Tout cela est compatible. Pourquoi un socialiste ne pourrait-il réconcilier et rassembler les Français ?\
QUESTION.- Nous voudrions justement revenir sur ce vieux débat gauche-droite. Aujourd'hui, d'un côté comme de l'autre, les grands candidats nous tiennent sensiblement le même discours. Sans doute parce qu'il n'y a pas, en fin de compte, trente-six façons de gouverner le pays. Alors, qu'est-ce qui fait la vraie différence entre la gauche et la droite, entre vous et les autres ?
- F. MITTERRAND.- La différence ? Elle est grande. Il y a les mots et ce qu'ils recouvrent. Vous connaissez l'origine des appellations "droite" et "gauche", elles sont apparues à la fin du règne de Louis XVI, sous la Constituante, lors d'un débat portant sur le droit de veto. Pour trancher et clore la discussion le président de l'Assemblée a demandé à ceux qui étaient favorables au veto du roi de se placer à sa droite et aux autres de se porter à sa gauche. Ces deux termes recouvrent depuis lors une réalité constante : il y a toujours eu dans nos sociétés occidentales d'une part des conservateurs, que le moindre changement effraie, et, d'autre part, des progressistes qui, eux, choisissent résolument l'évolution de la société. Au XIXème siècle on parlait de "résistance" contre le "mouvement". C'était d'une part la "résistance" au changement et, d'autre part, le "mouvement" qui tentait, lui, de l'imposer. Les partisans du progrès étaient pêle-mêle des socialistes, des radicaux et des libéraux éclairés. Cette dialectique a pris un autre sens avec la lutte des classes. Le contenu social du binôme gauche - droite a pris le pas sur le contenu politique. Encore faudrait-il nuancer ce propos car le politique et le social se confondent le plus souvent. J'ai cherché, avec l'évolution de la société industrielle, à situer autrement le débat. Aujourd'hui, les problèmes de société, d'éthique, de responsabilité, de diffusion du savoir et du pouvoir donnent une nouvelle coloration au grand débat qui occupe les Français. Parmi eux, apparaît en première ligne le refus des exclusions. Mais les clivages plus anciens n'ont pas pour autant disparu. Telle est la géologie de notre société.
- QUESTION.- Et aujourd'hui, c'est encore la même droite qui, sans vergogne, récupère les conquêtes sociales de la gauche...
- F. MITTERRAND.- D'une certaine manière, oui. Du moins, en paroles. Qui demande à revenir sur les conquêtes du Front populaire ? Sur les acquis de la Libération ? Et même sur les principales mesures prises après 1981 ? Pas grand monde ! Certes, il y a les privatisations et, sous la droite classique, l'extrême droite montre le nez. Il y a les menaces sur la Sécurité sociale. On rêve de revanche. Mais la comédie du langage camoufle ses envies. La mode, dans cette droite "dure", était, il n'y a pas si longtemps, de se dire social-démocrate ! Le masque n'a pas tenu.
- QUESTION.- Tout de même, les socialistes français ont eu longtemps du mal à accepter l'idée de "social-démocratie".
- F. MITTERRAND.- C'est vrai. Mais les uns et les autres appartiennent à la même Internationale. Entre Willy Brandt et moi, par exemple, il n'y a pas de fossé. Ce sont les convergences qui dominent. Les pays de tradition catholique sont plus dogmatiques que les pays de religion réformée. Cette influence joue encore. Les sociaux-démocrates privilégient les structures sociales et les socialistes les structures économiques. Mais ils se rejoignent sur l'essentiel.\
QUESTION.- N'avez-vous pas l'impression que vos amis, les socialistes et les autres, ceux qui vous ont élu en 1981, trouvent que cette campagne s'est un peu trop recentrée ?
- F. MITTERRAND.- Je me suis efforcé de parler le langage du bon sens, de la compréhension humaine, celui que peut entendre la grande majorité des Français. Les structures politiques françaises sont tellement rigides, tellement étanches, que cela surprend toujours un peu. Or, il me semble que je puis rester fidèle à moi-même tout en élargissant le cercle de ceux qui me rejoignent.
- QUESTION.- Il y aurait en France, dit-on, 6 à 10 % de bourgeois tranquilles, modérés, de droite, prêts à voter pour vous.
- F. MITTERRAND.- On ne le saura que le 8 mai. La pratique du pouvoir présidentiel tel que je l'ai exercé pendant sept ans a sans doute touché un certain nombre de Français qui échappent au cloisonnement de notre société. Je suis entré dans leur univers sans que nul n'ait à se renier.
- QUESTION.- Est-ce que ce type de ralliement se traduit pas l'arrivée de personnalités politiques inattendues ?
- F. MITTERRAND.- Assez peu de responsables de premier -plan parce qu'ils s'évadent, eux, plus difficilement que les autres du cloisonnement dont je parlais. Mais quelques-uns peut-être.
- QUESTION.- Lesquels ?
- F. MITTERRAND.- (Silence)...\
QUESTION.- Monsieur le Président, comptez-vous réaliser dans le prochain septennat (au cas où...) d'autres grandes réformes aussi importantes que celle, par exemple, de la cinquième semaine de congés payés. Ou encore, quelles nouvelles traces voudriez-vous laisser derrière vous ?
- F. MITTERRAND.- Je crois d'abord qu'il faut approfondir le sillon déjà tracé et que cela ne peut pas avoir le même impact psychologique que ce qui fut nouveau à son heure. J'aimerais faire avancer les lois Auroux qui ont organisé le dialogue dans l'entreprise. Ces lois gagnent du terrain. Il faut en élargir le domaine d'application. Je souhaite pousser plus loin la décentralisation des pouvoirs, que nous avons commencée, et c'était révolutionnaire, en 1982. La diffusion des responsabilités préparera notre société aux rendez-vous du siècle prochain. Sur le -plan social, j'attends une puissante avancée de la politique contractuelle.
- Les grandes réformes que je voudrais voir acceptées seraient l'égalité professionnelle accrue entre les hommes et les femmes, l'aménagement du temps de travail, le contrôle des licenciements, l'amélioration des conditions de travail et l'harmonisation entre le rythme de travail et les rythmes scolaires. Les enfants de nos écoles sont soumis à des horaires trop stricts. Beaucoup de problèmes seraient résolus par l'assouplissement des rythmes scolaires. Les parents pourraient passer plus de temps avec leurs enfants, organiseraient mieux leur vie familiale. Si on développe les équipements collectifs, crèches, garde des enfants, services ménagers sans omettre le logement, on allègera la charge des parents, notamment de la mère, et la natalité, trop faible, augmentera. Je noterai aussi que la formation et l'éducation seront le levier des transformations profondes que j'engagerai dès le mois de juin.
- QUESTION.- Est-ce possible de mettre tout cela en oeuvre dans les années à venir ?
- F. MITTERRAND.- Oui, si l'on s'y met tous.\
F. MITTERRAND.- Un autre point me paraît essentiel, je veux parler de l'urbanisme. Prenez une ville de la couronne parisienne, ordinairement si mal construite, si peu faite pour la convivialité, Créteil. Dans les quartiers nouveaux, vous serez émerveillés par ces immenses espaces verts, par le lac en pleine ville, ces prairies où les gens se promènent et où les enfants jouent. Tout autour sont de grands ensembles intelligemment architecturés où les problèmes sociaux et raciaux s'estompent. On aime y vivre et les rapports humains prennent un autre tour.
- QUESTION.- Autant dire que l'urbanité dépend de l'urbanisme...
- F. MITTERRAND.- Dans une large mesure, en effet. On avait demandé à Harold Wilson, lorsqu'il était Premier ministre : "Qu'est-ce que le socialisme ?" Et il avait répondu : "C'est la science". Ce n'était pas absurde. Si on me posait aujourd'hui cette même question, je répondrais : "C'est la ville". Quatre-vingts pour cent de notre population vit dans les villes et il n'y a toujours pas de civilisation urbaine à l'horizon. Une grande ambition serait de fournir les clefs de cette civilisation-là.. Il n'est pire désert que les grandes masses entassées, les grands ensembles qui bouchent l'horizon de l'homme, de ses yeux et de son esprit.\
QUESTION.- Sur le -plan économique, les entreprises françaises vous semblent-elles prêtes à affronter le grand marché européen ?
- F. MITTERRAND.- Certaines oui, heureusement. Mais trop peu, vraiment trop peu. Etat, entreprises, régions, circuits financiers, formations spécialisées, on a besoin d'un front commun pour gagner des parts de marché. C'est une affaire de volonté, d'-état d'esprit, de formation des jeunes et d'ouverture sur les technologies nouvelles.
- QUESTION.- Il est vrai aussi que les chefs d'entreprise ne sont pas formés du tout pour la conquête des marchés.
- F. MITTERRAND.- Pas assez. Les Français aiment rester chez eux. Je les comprends ! Mais les frontières vont tomber et nous avons besoin d'hommes et de femmes ambitieux, au courant de ce que le monde moderne va produire.\
QUESTION.- Face au fléau que constitue l'apparition de "nouveaux pauvres", je voudrais vous poser une question sur l'IGF (Impôt sur les grandes fortunes). Vous avez dit, et c'est une formule qui plaît beaucoup : "Il faut prendre un peu à ceux qui ont tout, pour donner à ceux qui n'ont rien". L'IGF devrait être affecté aux nouveaux pauvres, aux exclus, comme cette vignette pour les personnes âgées que l'on garde en mémoire.
- F. MITTERRAND.- C'est vrai que l'affectation d'un impôt à une destination précise pose un problème juridique. L'essentiel est de s'assurer que cette recette servira bien à financer cette dépense.
- QUESTION.- Est-ce que vous pourriez dire qu'il sera créé un ministère ou une commission des exclus et que la totalité de cet IGF sera vraiment mis à la disposition des gens sans ressources ?
- F. MITTERRAND.- Une telle commission serait une bonne idée.
- QUESTION.- Je pense que cela rendrait cet IGF totalement acceptable.
- F. MITTERRAND.- Vous avez raison. L'IGF peut rapporter cinq à six milliards de francs, et je n'entends pas l'élargir. Le revenu minimal d'insertion pour la grande pauvreté coûtera plus cher, huit milliards environ, mais on ne connaît pas encore le nombre exact des éventuels bénéficiaires. La différence sera pourvue par le budget. Je crois cette mesure juste. Vous avez bien fait de rappeler ma proposition : les plus riches aideront les plus pauvres. Encore faut-il que ces fonds ne soient pas détournés de l'objet pour lequel ils auront été réunis. J'y veillerai.\