30 avril 1988 - Seul le prononcé fait foi
Article de M. François Mitterrand, Président de la République et candidat à l'élection présidentielle de 1988, publié dans "Le Journal du Dimanche" le 30 avril 1988 et intitulé "Faire reculer ces vieilles frontières", à propos du débat télévisé du 28 avril avec M. Jacques Chirac.
QUESTION.- Que regrettez-vous de ne pas avoir dit jeudi ?
- François MITTERRAND.- Tant de choses. Mais on n'est pas maître des questions, ni du temps qui s'enfuit, ni des chiens et des chats... C'est l'essentiel, souvent, que ces joutes, sans le vouloir, escamotent. Par essentiel, j'entends la réponse à cette question simple : quelle idée avez-vous de l'homme ? Quelle idée avez-vous de la France et des Français ?
- Je n'ai pas en tête un dogme. Mais si on remonte la chaîne des temps, qu'est-ce qui s'est passé avec l'irruption du christianisme ? La loi du plus fort a cessé d'apparaître comme supportable. Car elle vient de là, je crois, cette idée simple et toujours scandaleuse selon laquelle les victimes ont raison, les oppresseurs ont tort, même quand ils sont sur le pavois. Dans sa revendication de justice, le socialisme exprime cette croyance où certains - et ce n'est pas pour me gêner - décèlent quelque chose de transcendant. Le libéralisme qu'on appelle sauvage et qui, en France, l'est naturellement plus que dans les pays anglo-saxons depuis longtemps dotés de solides garde-fous juridiques et moraux, nous ressasse la vieille loi de la jungle, même quand l'écrasement des faibles se cache derrière un slogan sportif, séduisant, mais fallacieux : "Que le meilleur gagne "
- Qu'est-ce qui compte dans la vie ? La force, l'argent, les armes ? Ou la justice, le respect des autres, l'intégrité des personnes ? Moi, j'attache du sens à ces mots-là. Mots creux, billevesées s'esclaffent certains autres, toujours les mêmes. Ouverture ou fermeture, mouvement ou résistance, gauche ou droite ? Les mots ont changé, mais c'est toujours, dans le grand drame humain, la même dialectique. Je souhaite pour ma part faire reculer ces vieilles frontières pour donner au dialogue et à la foi en l'homme le plus grand espace possible.\
Qu'on ne vienne pas opposer le romantique et le réaliste, le rêveur et le pragmatique ! C'est précisément parce que notre société tend à devenir impitoyable, et les lois économiques toujours plus rigoureuses, que la solidarité doit être plus que jamais au poste de commande. Sans la "politique de 1981", qu'on me reproche à tort et qui a rendu justice aux plus défavorisés, la "politique de 1982", priorité à la rigueur, et à l'effort, n'aurait jamais été acceptée par le pays, sans soubresauts ni vastes mouvements de grève. Je le répète, pas d'efficacité économique sans justice sociale, il faut marcher sur ses deux jambes. Le Premier ministre semble ignorer qu'un pays qui va à cloche-pied, fût-ce sur son pied droit, ne peut aller loin.
- Nous sommes passés de l'âge disciplinaire, hiérarchique, autoritaire, à l'âge du contrat et du dialogue. Les entreprises modernes les plus performantes sont celles qui reposent sur le dialogue et l'ouverture entre les différents échelons de la hiérarchie. L'efficacité est du côté de la confiance et du respect car c'est la confiance qu'on lui fait qui permet à un homme ou une femme de se dépenser au mieux, de s'investir le plus dans ses tâches professionnelles. Or, ceux-là même qui, sous couvert de "libéralisme économique", entendent réduire la France à "l'entreprise France", société anonyme, et l'avenir des hommes à une lutte économique pure et simple, nous proposent un modèle d'organisation périmé, archaïque, celui des entreprises qui perdent.\
Je n'ai peut-être pas eu assez de temps pour montrer comment cette différence des principes se traduit dans deux approches différentes de l'immigration. Contre vents et marées j'ai affirmé naguère que les étrangers en situation régulière étaient chez eux en France. Je n'ai jamais varié sur ce point. Je refuse par principe l'ostracisme. Ces travailleurs immigrés, n'est-ce pas nous qui sommes allés les chercher quand c'était notre intérêt ? Quand je dis "nous", vous m'avez compris, je parle des responsables économiques et de mes prédécesseurs à la tête du pays. Il faut s'en souvenir. Mais, comme je l'ai toujours dit, et notamment dans ma lettre au président de SOS Racisme, Harlem Désir, "l'immigration clandestine ne peut être tolérée et il convient de prendre les mesures nécessaires pour y mettre un terme". Les clandestins mettent en effet en péril la situation de tous les autres. Cela dit, la décision doit revenir à l'autorité judiciaire, gardienne des libertés, sans quoi les Droits de la défense et de la personne humaine risquent à tout moment d'être bafoués. Les expulsions collectives, à la hâte et à l'aveuglette, ne font pas de bien à la France. Ici, comme ailleurs, on n'est pas efficace quand on est implacable.
- L'identité française s'est forgée au cours des siècles grâce à l'intégration, par vagues successives d'étrangers de diverses provenances. Aujourd'hui, ceux qui souhaitent retourner dans leur pays doivent y être aidés : c'est le sens de la loi d'aide à la réinsertion adoptée sous le gouvernement Mauroy. Ceux qui souhaitent rester, il faut leur en donner les moyens, matériels et moraux, sans porter atteinte au Code de la nationalité qui cristallise une tradition séculaire, le droit du sol. Il en va de l'intérêt de la France autant que de l'honneur des hommes.\
- François MITTERRAND.- Tant de choses. Mais on n'est pas maître des questions, ni du temps qui s'enfuit, ni des chiens et des chats... C'est l'essentiel, souvent, que ces joutes, sans le vouloir, escamotent. Par essentiel, j'entends la réponse à cette question simple : quelle idée avez-vous de l'homme ? Quelle idée avez-vous de la France et des Français ?
- Je n'ai pas en tête un dogme. Mais si on remonte la chaîne des temps, qu'est-ce qui s'est passé avec l'irruption du christianisme ? La loi du plus fort a cessé d'apparaître comme supportable. Car elle vient de là, je crois, cette idée simple et toujours scandaleuse selon laquelle les victimes ont raison, les oppresseurs ont tort, même quand ils sont sur le pavois. Dans sa revendication de justice, le socialisme exprime cette croyance où certains - et ce n'est pas pour me gêner - décèlent quelque chose de transcendant. Le libéralisme qu'on appelle sauvage et qui, en France, l'est naturellement plus que dans les pays anglo-saxons depuis longtemps dotés de solides garde-fous juridiques et moraux, nous ressasse la vieille loi de la jungle, même quand l'écrasement des faibles se cache derrière un slogan sportif, séduisant, mais fallacieux : "Que le meilleur gagne "
- Qu'est-ce qui compte dans la vie ? La force, l'argent, les armes ? Ou la justice, le respect des autres, l'intégrité des personnes ? Moi, j'attache du sens à ces mots-là. Mots creux, billevesées s'esclaffent certains autres, toujours les mêmes. Ouverture ou fermeture, mouvement ou résistance, gauche ou droite ? Les mots ont changé, mais c'est toujours, dans le grand drame humain, la même dialectique. Je souhaite pour ma part faire reculer ces vieilles frontières pour donner au dialogue et à la foi en l'homme le plus grand espace possible.\
Qu'on ne vienne pas opposer le romantique et le réaliste, le rêveur et le pragmatique ! C'est précisément parce que notre société tend à devenir impitoyable, et les lois économiques toujours plus rigoureuses, que la solidarité doit être plus que jamais au poste de commande. Sans la "politique de 1981", qu'on me reproche à tort et qui a rendu justice aux plus défavorisés, la "politique de 1982", priorité à la rigueur, et à l'effort, n'aurait jamais été acceptée par le pays, sans soubresauts ni vastes mouvements de grève. Je le répète, pas d'efficacité économique sans justice sociale, il faut marcher sur ses deux jambes. Le Premier ministre semble ignorer qu'un pays qui va à cloche-pied, fût-ce sur son pied droit, ne peut aller loin.
- Nous sommes passés de l'âge disciplinaire, hiérarchique, autoritaire, à l'âge du contrat et du dialogue. Les entreprises modernes les plus performantes sont celles qui reposent sur le dialogue et l'ouverture entre les différents échelons de la hiérarchie. L'efficacité est du côté de la confiance et du respect car c'est la confiance qu'on lui fait qui permet à un homme ou une femme de se dépenser au mieux, de s'investir le plus dans ses tâches professionnelles. Or, ceux-là même qui, sous couvert de "libéralisme économique", entendent réduire la France à "l'entreprise France", société anonyme, et l'avenir des hommes à une lutte économique pure et simple, nous proposent un modèle d'organisation périmé, archaïque, celui des entreprises qui perdent.\
Je n'ai peut-être pas eu assez de temps pour montrer comment cette différence des principes se traduit dans deux approches différentes de l'immigration. Contre vents et marées j'ai affirmé naguère que les étrangers en situation régulière étaient chez eux en France. Je n'ai jamais varié sur ce point. Je refuse par principe l'ostracisme. Ces travailleurs immigrés, n'est-ce pas nous qui sommes allés les chercher quand c'était notre intérêt ? Quand je dis "nous", vous m'avez compris, je parle des responsables économiques et de mes prédécesseurs à la tête du pays. Il faut s'en souvenir. Mais, comme je l'ai toujours dit, et notamment dans ma lettre au président de SOS Racisme, Harlem Désir, "l'immigration clandestine ne peut être tolérée et il convient de prendre les mesures nécessaires pour y mettre un terme". Les clandestins mettent en effet en péril la situation de tous les autres. Cela dit, la décision doit revenir à l'autorité judiciaire, gardienne des libertés, sans quoi les Droits de la défense et de la personne humaine risquent à tout moment d'être bafoués. Les expulsions collectives, à la hâte et à l'aveuglette, ne font pas de bien à la France. Ici, comme ailleurs, on n'est pas efficace quand on est implacable.
- L'identité française s'est forgée au cours des siècles grâce à l'intégration, par vagues successives d'étrangers de diverses provenances. Aujourd'hui, ceux qui souhaitent retourner dans leur pays doivent y être aidés : c'est le sens de la loi d'aide à la réinsertion adoptée sous le gouvernement Mauroy. Ceux qui souhaitent rester, il faut leur en donner les moyens, matériels et moraux, sans porter atteinte au Code de la nationalité qui cristallise une tradition séculaire, le droit du sol. Il en va de l'intérêt de la France autant que de l'honneur des hommes.\