28 avril 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Face à face télévisé entre MM. François Mitterrand et Jacques Chirac, lors de la campagne électorale pour le second tour de l'élection présidentielle, Paris, jeudi 28 avril 1988.

M. VANNIER.- Bonsoir.
- Mme COTTA.- Bonsoir.
- M. VANNIER.- Bonsoir, monsieur Mitterrand.
- M. MITTERRAND.- Bonsoir.
- M. VANNIER.- Bonsoir, monsieur Chirac.
- M. CHIRAC.- Bonsoir.
- M. VANNIER.- Messieurs, nous accueillons, ce soir, sur ce plateau de télévision, deux candidats au second tour de l'élection présidentielle. Ce débat était attendu - c'est peu de le dire - ce débat est maintenant devenu une tradition dans la vie politique française depuis 1974. C'est donc le troisième. 74 - 81 et, maintenant, 1988. Nous vous remercions d'avoir accepté, l'un et l'autre, que les deux grandes chaînes nationales de télévision, Antenne 2 et TF1, l'organisent selon des règles précises.
- Mme COTTA.- Chaque candidat disposera d'environ 50 minutes... mais 50 minutes précisément... nos interventions seront décomptées à part, les deux interventions des journalistes et, enfin, vous aurez droit, chacun d'entre vous, à trois minutes de conclusion.
- Nous avons divisé ce débat en quatre parties :
- 30 minutes pour la politique intérieure et les institutions.
- 30 minutes pour l'Europe et les problèmes économiques et sociaux.
- 20 minutes pour les problèmes de la société.
- 20 minutes enfin pour la politique étrangère et la défense.
- Les temps de parole de chacun d'entre vous - on insiste sur ce point parce que c'est important - doivent être équilibrés à la fin de chacune des parties.
- M. VANNIER.- Quant à la forme, cette émission qui est réalisée après un accord entre les deux chaînes, Antenne 2 et TF1, réalisée par Jean-Luc Leridon, cette émission respectera des règles de stricte équité. Par exemple, seul le candidat qui s'exprime sera présent à l'écran à ce moment-là. Chacun des candidats sera suivi pendant toute la durée de l'émission par trois caméras.
- Devant nous, deux chronomètres qui nous permettront de suivre à la seconde près le temps de parole qui a été utilisé par chacun des deux candidats présents sur ce plateau... encore une fois, afin de veiller à cette égalité de temps de parole. Mais nous ferons surtout, ce soir, Michèle Cotta et moi-même, notre métier de journaliste, c'est-à-dire que, bien sûr, nous veillerons à l'équilibre mais nous veillerons aussi à poser les questions qui, nous semble-t-il, intéressent l'ensemble des téléspectateurs et des citoyens, questions qui doivent être importantes pour eux.
- Mme Cotta.- Selon l'usage, nous avons tiré au sort juste avant le début de cette émission. Monsieur Mitterrand, vous commencez £ monsieur Chirac, vous ferez la dernière conclusion.\
Mme COTTA.- La première question est une question assez simple que, je crois, tous les Français se posent aujourd'hui : voici plus de deux ans que vous êtes, l'un et l'autre, à la tête de ce pays. A de nombreuses reprises, sur toute la scène internationale, on vous a vus, l'un et l'autre, assez proches... d'ailleurs, vous-mêmes, dans des interviews, vous avez dit que vous l'étiez et après tout les Français s'en satisfaisaient assez bien.
- Que se passe-t-il ? ... D'un seul coup, vous n'avez pas de mots assez durs pour l'un pour l'autre. Les uns parlent de l'âge d'un candidat, les autres de la vulgarité. Est-ce que, vraiment, la campagne électorale permet tout ?... Est-ce que vraiment nous ne sommes plus au temps de la cohabitation ?...
- M. MITTERRAND.- Une campagne électorale ne permet pas tout. De notre côté, la cohabitation a été voulue par le peuple et nous avons respecté sa volonté. Pendant le temps qui nous a été donné, nous avons veillé aux intérêts de la France. Bien entendu, cohabiter lorsqu'on vient de deux majorités différentes, élues à des moments différents, cela suppose, comme on dit, une dialectique, une discussion. Les points de vue ne sont, forcément, pas les mêmes. Si l'on veut défendre les intérêts de la France, surtout sur le -plan extérieur, et s'exprimer d'une même voix, il faut se mettre d'accord. Bien entendu, sans renoncer à ce à quoi on croit le plus. Et il faut veiller à trouver le chemin moyen qui reste absolument dans la ligne de ce qu'il convient de faire et, en même temps, compatible avec la pensée de chacun... en tout cas, avec ma pensée, c'est ce que j'ai toujours voulu faire.
- Ensuite, la campagne électorale s'est déroulée au cours de ces dernières semaines, on reprend une certaine liberté... il ne faut pas en prendre trop !... je me suis présenté, m'a-t-on dit, assez tardivement... je pense m'être tenu comme il convenait de se tenir et je ne peux pas en dire davantage. Il est normal que le débat ait lieu.
- M. CHIRAC.- C'est vrai que la cohabitation a été voulue par les Français et qu'elle était inévitable dans la mesure où elle correspondait à un voeu clairement exprimé. Elle s'est déroulée, je crois pouvoir le dire, dans des conditions qui ont été facilitées par nos institutions et par une certaine idée que se fait, dans son ensemble, notre pays sur les problèmes de politique étrangère. Par nos institutions qui donnent clairement les responsabilités du gouvernement au gouvernement et celui-ci a donc pu assumer ses responsabilités comme il l'entendait et il en porte la responsabilité.
- Sur le -plan de la politique étrangère où des divergences de vues auraient pu être nuisibles à l'image de marque de notre pays, à nos intérêts... depuis que, dans ce domaine comme dans celui de la défense, le Général de Gaulle a marqué ce que devait être la politique de la France et que cette orientation, après avoir été fortement critiquée par les uns et par les autres, est aujourd'hui considérée comme admise par tous, il était évidemment plus facile, là aussi, de défendre dans cet esprit les intérêts de notre pays.
- Maintenant, c'est la campagne... je souhaite, moi aussi, qu'elle se déroule dans des conditions qui éclairent les Français sur ce que doit être et ce que sera la France dans 7 ans puisque nous allons élire un Président pour 7 ans, c'est-à-dire pour une longue période, et que nous devons savoir exactement ce que celui-ci fera.\
M. VANNIER.- Nous allons, en effet, pendant cette soirée, pendant ce débat, beaucoup parler des 7 prochaines années mais, si vous le voulez bien, nous voudrions revenir encore d'un mot sur ce qui vient de se produire : Ne croyez-vous pas, messieurs, que le grand vainqueur de la cohabitation ne soit Jean-Marie Le Pen ?... N'avez-vous pas le sentiment que le succès qu'il a remporté ne soit dû, pour une bonne part, à un rejet du langage politique traditionnel et, finalement, un langage auquel, les sondages l'indiquent, les Français ne semblent plus beaucoup croire ?...
- M. CHIRAC.- Je ne présenterai pas la question tout à fait de cette façon-là. En revanche, il y a une observation à faire en début de ce débat : les Français se sont exprimés le 24 avril et dans des conditions qui, je crois qu'on peut le dire, nous ont surpris : 34 % d'entre eux ont approuvé vos propositions, 36 % d'entre eux ont approuvé ce que mon gouvernement, ma majorité avait fait et proposé - c'est ce que j'incarne aujourd'hui - et 30 %, ce qui est un nombre très important - à gauche comme à droite, ont manifesté leur mécontentement ou leurs inquiétudes. Ce qui est important, aujourd'hui, c'est, d'abord, de les entendre, de les comprendre et de leur répondre car ce mécontentement ou ces inquiétudes, naturellement, ou ces questions qu'ils se posent, sont aussi légitimes que celles de tous les autres Français, cela va de soi !...
- C'est la leçon que je tire de ce 24 avril et, probablement, au cours de ce débat, serons-nous amenés à tenir compte de cette composante nouvelle, de ce nombre très important de nos concitoyens qui ne se reconnaissent pas dans nos projets ou dans nos préoccupations.
- M. MITTERRAND.- Ce qui m'a amusé, c'est la comparaison entre les 34 et les 36 où les Français ne se reconnaissent pas très bien... ils ont voté, dimanche dernier, 34 `F. Mitterrand`.. un peu moins de 20 `J. Chirac`.. un peu plus de 16 `R. Barre`... c'est cela la réalité mais enfin je ne veux pas m'arrêter à ces détails, ce sont simplement des modes de calcul un peu particuliers.
- Quant à l'anti-cohabitation, il ne faut pas mélanger avec le langage ancien... c'est une tout autre affaire, cela dépend des hommes, de la façon dont ils parlent. Si quelqu'un avait dû en profiter davantage, plutôt que M. Le Pen, cela aurait été M. Barre qui, il faut le dire, dès le premier jour, avec beaucoup de suite dans les idées, s'est opposé à ce choix-là... or, vous n'avez pas prononcé le nom de M. Barre, vous avez prononcé le nom de M. Le Pen. J'ai l'impression qu'il y a un peu de confusion dans cette affaire.\
Mme COTTA.- Ceci étant, aucun d'entre vous ne peut être élu sans une partie plus ou moins importante de l'électorat de Jean-Marie Le Pen. Qu'êtes-vous prêt à faire pour l'attirer et l'attirerez-vous cette partie de l'électorat ?...
- M. MITTERRAND.- Moi, je n'ai rien à faire... je défends les idées que j'ai toujours affirmées, je ne m'adresse absolument pas à un parti politique particulièrement, notamment pas à celui-là dont les idées et les projets sont aux antipodes des miens, dans les domaines que je connais, je n'ai donc aucune raison de faire un appel particulier à ce public. Chacun, chacune se reconnaîtra à sa guise, les électeurs sont libres de s'exprimer.
- M. CHIRAC.- Ne nous trompons pas de République... l'élection présidentielle - c'est pour cela que le Général de Gaulle avait voulu cette élection au suffrage universel - signifie un dialogue direct entre les électeurs et le candidat. Ce dialogue est engagé, il ne s'agit pas, naturellement, pour moi, de classer les électeurs dans telle ou telle catégorie de droite, de gauche, du centre, etc., je m'adresse aussi, cela va de soi, à tous les électeurs et je respecte, par définition, parce que je suis un démocrate, tous les électeurs d'égale façon.
- M. MITTERRAND.- Le phénomène, le Front national, s'explique par bien des raisons et, sans doute, par un malaise profond de millions de gens qui se sentent malheureux ou angoissés ou anxieux pour des raisons multiples que nous aurons, sans doute, l'occasion d'analyser. Mais il me semble, - il convient d'avoir une position claire - que ce qu'il faut récuser, c'est l'idéologie et le programme politique d'un parti comme celui-ci, il ne faut pas être complaisant et j'espère - je n'ai pas toujours eu ce sentiment - que M. le Premier ministre ne sera pas complaisant. Mais il ne faut pas être complaisant, il faut récuser l'idéologie, il faut la dénoncer. Quant à ceux qui adhèrent, c'est une autre affaire, je crois qu'il faut surtout entendre et comprendre la demande sociale qu'ils expriment. Il ne faut pas être sourd. Naturellement, si on est sourd aux problèmes fondamentaux de la vie quotidienne dans la ville, des inégalités sociales, alors, on encourage ce mouvement. Je crois qu'il faut être très ferme sur les principes, très ouvert sur la demande mais il ne faut pas faire de concessions à la démarche de ce parti.\
`M. CHIRAC.- `Suite sur l'électorat du Front national`
- Il n'est pas dans l'esprit de nos institutions, dans une campagne présidentielle, de faire la moindre concession à quelque parti que ce soit et, d'ailleurs, à quelqu'idéologie que ce soit, il faut simplement essayer de comprendre des hommes et des femmes, d'où qu'ils soient. Toutes celles et tous ceux, notamment, qui ont voté à droite ou à gauche pour d'autres candidats que ceux qui avaient exercé ou qui exerçaient les responsabilités du pouvoir. Pourquoi sont-ils là et si nombreux ?... Les uns, je dirai "plutôt à droite", encore que ces divisions sont un peu arbitraires, parce que s'est développé, sous votre quinquennat actif, si j'ose dire, c'est-à-dire de 81 à 85, un certain nombre de phénomènes qui ont été insupportables pour beaucoup de nos concitoyens.
- Cela a été vrai avec le développement du chômage, au-delà encore du niveau élevé qu'il avait atteint avant et, surtout, d'un certain nombre de mesures qui ont été prises et qui ont créé cette nouvelle pauvreté, cette misère qui a été très mal ressentie... à juste titre, naturellement et que nous voulons tous combattre.
- Cela a été, ensuite, une politique à l'égard de l'immigration et, notamment, une complaisance à l'égard de l'immigration clandestine qui ont beaucoup choqué un certain nombre de nos concitoyens et créé des problèmes : des problèmes de comportement. C'est ainsi qu'on a vu se développer des sentiments que vous comme moi récusons par ailleurs.
- Et, enfin, c'était un problème lié au développement de l'insécurité. Savez-vous, monsieur Mitterrand, - les statistiques officielles le montrent - que de 1981 à 1986, il y a eu 600 crimes et délits de plus par jour, c'est exactement le chiffre que l'on décompte en moins pour ces crimes et délits de 86 à 88. Cela m'amènera, tout à l'heure, en matière de sécurité, à vous poser une question.
- Ce sont ces phénomènes qui ont créé cette espèce de réaction. Vous êtes à l'origine de ces phénomènes et il nous appartient maintenant d'en tenir compte, de les intégrer. C'est ce que j'ai commencé à faire depuis deux ans par une politique d'ouverture plus grande en matière d'emploi, - cela m'a permis de stopper la dégradation de l'emploi -, de renforcement de notre sécurité et aussi de lutte plus efficace contre l'immigration, notamment, clandestine.
- Il faut poursuivre, c'est une question qui intéresse un grand nombre de nos concitoyens. Il y a aussi, naturellement, tout ce qui touche - cela est plutôt pour cette sensibilité de gauche qui ne nous a pas soutenus au premier tour - à l'insuffisance de solidarité. Vous ne soupçonnez pas, par exemple, à quel point, parce que je ne sais pas si vous en avez été informé à l'époque ?, en 82 et en 84, les décrets dits Bérégovoy qui ont rogné sur, à la fois, la durée et le montant des allocations de chômage et qui sont à l'origine, proprement, de la nouvelle pauvreté, ont créé chez beaucoup de ces chômeurs, notamment de longue durée, un sentiment d'exclusion. C'est là qu'il est né... nous sommes revenus naturellement sur toutes ces dispositions de façon plus humaine en pensant qu'il y a des économies à faire ailleurs que sur le dos des chômeurs mais cela a créé l'ensemble de ce mouvement... nous devons, maintenant, tenir compte de l'avis de ces électeurs.\
M. MITTERRAND.- N'avons-nous pas pris un peu d'avance sur les débats que vous aviez prévus car vous m'aviez dit initialement...
- Mme COTTA.- ... Un petit peu... mais c'est la loi du direct...
- M. MITTERRAND.- ... que vous décomposiez notre entretien entre plusieurs parties et celle-ci, l'immigration et les problèmes de société, était repoussée à plus tard tandis que certains problèmes économiques et sociaux venaient un plus tôt mais pas maintenant ... Moi, je veux bien répondre tout de suite, ce n'est pas un problème, je ne suis pas formaliste...
- Mme COTTA.- Nous avions effectivement prévu de vous poser les problèmes de l'immigration dans la partie société...
- M. MITTERRAND.- ... Monsieur le Premier ministre a sorti, tout de suite, non pas tout son sac, pas vidé entièrement, je ne le pense pas, mais il est parti à l'assaut, c'est assez dans son tempérament £ moi, j'ai le mien et j'aime bien voir les choses telles qu'elles sont.
- D'abord, je tiens à dire que se sont glissées quelques petites erreurs dans l'analyse du Premier ministre.
- L'insécurité a commencé de baisser - là, j'ai le document officiel qui me vient de vos services - à partir de 1985 et non pas à partir de 1986, c'est-à-dire sous le gouvernement de M. Fabius, un gouvernement socialiste, et pas sous le vôtre.
- Ensuite, stopper la dégradation, cela s'est produit deux fois... bien peu, il faut le dire. Il faut connaître cette histoire du chômage, n'est-ce pas. Lorsque vous êtes devenu Premier ministre de M. Giscard d'Estaing, il y avait déjà 400000 chômeurs, vous avez doublé le chiffre, cela est passé à près de 800000... puis, M. Barre est devenu Premier ministre, il a été votre successeur, il a condamné avec beaucoup de vigueur votre expérience £ malheureusement, lui aussi, il a doublé le chiffre. C'est passé au double, c'est-à-dire entre 1700 et 1800000. Et puis, pendant les cinq ans, de ce que vous appeliez "le quinquennat actif" - je souriais aussi en entendant cette expression - on a monté de 700000 : la proportion était moindre mais, de toutes manières, je ne renverrai la balle à personne, nous avons tous échoué dans notre manière d'aborder le chômage parce qu'on a mis la charrue devant les boeufs. On y viendra certainement tout à l'heure.
- Depuis mars 86, vous avez fait entre 80000 et 100000 chômeurs de plus. Il y a eu deux crans d'arrêt :
- l'un qui était en 1985, pendant six mois, toujours au temps de M. Fabius.
- Et, depuis quelques mois, enfin, l'avant-dernier mois a été mauvais, le dernier est bon, avec vous.
- En réalité, M. le Premier ministre, on ferait peut-être mieux de dire que, dans la lutte contre le chômage, il y a eu continuité, continuité dans l'échec, que le chômage a continué de s'aggraver... Ce qui m'intéresse, moi, maintenant, c'est de savoir ce que je ferai après le 8 mai, c'est de quelle manière je pourrai, enfin, mettre un terme à cette dégradation de l'emploi comme vous avez si bien dit tout à l'heure.
- Quant aux immigrés, j'y viendrai tout à l'heure parce que je ne veux pas épuiser tout mon temps, je veux simplement dire qu'il n'y a eu aucune complaisance à l'égard des immigrés. Quant aux décrets Bérégovoy, j'espère aussi que vous nous renverrez la balle pour me permettre de répondre.
- M. VANNIER.- Nous reviendrons au problème du chômage tout à l'heure...\
M. CHIRAC.- ... Je voudrais simplement dire un mot sur la présentation que fait M. Mitterrand du chômage.
- Non, monsieur Mitterrand, nous n'avons pas tous échoué de la même façon...
- M. MITTERRAND.- ... C'était pire avec vous !... Vous avez doublé...
- M. CHIRAC.- ... Vous me permettrez de parler de l'actualité...
- M. MITTERRAND.- Ah oui... c'est cela !... Vous voulez éviter le passé lorsqu'il est lourd !...
- M. CHIRAC.- J'assume toutes mes responsabilités, monsieur Mitterrand...
- M. MITTERRAND.- ... Très bien !...
- M. CHIRAC.- ... Sans aucune réserve, je l'ai dit en commençant... je reconnais bien volontiers que, pendant ces deux ans `1986 - 1988`, j'ai fait ce que voulais faire et que j'en assume toutes les responsabilités.
- Ce qui me conduit à constater que si, pendant les cinq ans de gouvernement socialiste, il y a eu, en bilan, 700000 chômeurs de plus, je constate que, pour la première fois, d'ailleurs, depuis 15 ans, pour être franc, depuis mars 1987, il y a une diminution du chômage.
- Monsieur Mitterrand, permettez-moi de vous dire que, pendant les cinq années de pouvoir socialiste, si vous reprenez les statistiques de l'INSEE, celles que personne ne conteste, il y a eu, tous les jours ouvrés, 500 chômeurs de plus. Derrière ces chiffres, se cache ce que chacun sait et ce qu'on imagine. Depuis mars 87, c'est-à-dire depuis qu'ont commencé à prendre corps les mesures de mon gouvernement, il y a 500 chômeurs de moins par jour ouvré en France, moins 5 % maintenant. Ceci a été particulièrement caractéristique pour les jeunes dont le chômage a augmenté, pendant toute la période 81-86...
- M. MITTERRAND.- ... Non, c'est inexact !...
- M. CHIRAC.- ... Permettez-moi... je crois que ce n'est pas la peine de dire simplement, "c'est inexact"...
- M. MITTERRAND.- ... Je le démontrerai...
- M. CHIRAC.- ... Il y a, aujourd'hui, 15 % de chômeurs jeunes de moins qu'en mars 1986 quand j'ai pris la responsabilité du gouvernement. Donc, nous avons, dans ce domaine, réussi d'abord à stabiliser puis à engager le processus de reflux du chômage, que nous devons continuer... et nous l'avons fait, pourquoi ? ... parce que nous avons fait une politique économique qui était une politique dynamique, fondée sur la liberté et sur la responsabilité et que nous ne nous sommes pas simplement laissés aller. Ce que je dis du chômage, je le dirai plus tard de l'immigration.
- M. MITTERRAND.- Je voudrais tout de même faire une observation de caractère général avant d'aborder le détail, si je peux appeler cela un détail... moi, ce n'est pas un mot que je dis facilement, je l'ai entendu il n'y a pas longtemps sur les places publiques.
- Voyez-vous, monsieur le Premier ministre, ce que vous dites là, vous l'avez répété 100 fois depuis les 4 mois que vous êtes candidat à la Présidence de la République, vous l'avez répété partout, on l'a entendu sur toutes les ondes, vous l'avez souvent dit, au demeurant, pendant les deux années où vous avez été le Premier ministre, le débat a eu lieu, on va maintenant opposer bilan à bilan ? Mais les Français ont jugé, ils ont jugé le 24 avril, c'est-à-dire qu'il y a entre 19 et 20 % de Français qui ont estimé que vous aviez raison et puis les autres ont pensé que vous aviez tort.
- Quand vous aurez dit, vous, que les socialistes ont tout raté et quand j'aurai répondu que vous avez tout raté, en quoi aurons-nous fait avancer les affaires de la France ? En quoi les Français auront-ils une perspective intéressante à partir du 8 mai ? Je me permets de vous conseiller de ne pas tomber dans ces schémas un peu trop simplistes.\
M. VANNIER.- Si vous le voulez bien, nous reprendrons dans quelques minutes, dans la deuxième partie, ce débat sur le chômage qui est un débat important.
- J'aimerais, si vous le voulez bien, vous poser une autre question avant : Raymond Barre a le premier, je crois, utilisé l'expression "d'Etat impartial", je ne vous demande pas, monsieur Mitterrand, monsieur Chirac, de faire le décompte des entorses à cette règle que vous reprochez à votre adversaire mais plus concrètement de nous dire ce que vous ferez, demain, l'un et l'autre, si vous êtes élus, pour assurer cette impartialité de l'Etat ?...
- M. CHIRAC.- Cette impartialité de l'Etat va de soi et ce que, pour ma part, j'ai dénoncé et contesté a été, en 1981, cette chasse aux sorcières qui a trouvé son point d'orgue au moment du Congrès de Valence dont je n'ai pas entendu, d'ailleurs, que vous l'ayez condamné... - c'était, d'ailleurs, difficile puisque, vous-même, aviez affirmé que le Parti socialiste devait pénétrer l'Etat alors que vous étiez chef de l'Etat et que vous l'y encouragiez -. Je crois que c'est une mauvaise méthode !...
- En 86, nous n'avons pas fait la même chose... nous, nous n'avons changé aucun dirigeant des chaînes de télévision et de radio contrairement à ce qui s'était passé en 81 et je suis heureux de constater qu'un grand journal du soir disait, récemment, "Le Monde", pour ne pas le citer, "que l'enquête générale faite auprès de l'ensemble de vos confrères, monsieur Vannier, indiquait que, pour la première fois, depuis longtemps, il n'était plus soumis à des pressions politiques"... je m'en réjouis !... cela doit être vrai partout.
- Demain, si les Français me font confiance, s'ils approuvent mes propositions, je puis m'engager à ce que, conformément à l'esprit qui a toujours été le mien et que j'ai notamment appliqué pendant les deux ans où j'ai été Premier ministre, l'impartialité de l'Etat soit totalement garantie.
- M. MITTERRAND.- Il faudra dans ce cas-là, monsieur le Premier ministre, si jamais l'éventualité assez fragile qu'il a évoquée se produisait, c'est-à-dire de rester au pouvoir, il faudrait vraiment qu'il fasse des progrès, qu'il change un peu les manières de faire, le sectarisme £ il faudrait qu'il en finisse avec l'Etat RPR qui s'est installé d'une façon insolente - vieille tradition, d'ailleurs, qui a été relevée par d'autres partis de droite - je dis de "droite", pardonnez-moi, mais enfin c'est l'expression qu'avait employée M. Pasqua. Lorsqu'au soir du 24 avril, il a dit, "non pas 36, non pas 19 ou 20 mais 51... il y avait 51 % de voix de droite", il a effacé toute distinction entre les centristes, le RPR et le Front national.
- Je reviens là-dessus : si vous dites solennellement, aujourd'hui, "plus de chasse aux sorcières", c'est très bien, c'est une bonne intention, il faudra que les futurs gouvernements la prennent à leur compte. Mais vous avez tout mêlé, Valence pas condamné... mais, écoutez, il ne faut pas avoir des lectures à trous... si vous aviez lu très attentivement le journal "Le Monde" que vous venez de citer, vous auriez vu un grand titre, en première page. Le Congrès de Valence s'est tenu pendant que j'étais au Mexique, pour la conférence de Cancun, et quand je suis revenu, accueilli par les journalistes, très ému, dès ma descente d'avion, j'ai dit, "ce n'est pas cela qu'il faut faire... il ne faut pas essayer de diviser les Français et certaines expressions excessives de mes amis... eh bien, ils ont eu tort". Cela figure en première page. Je n'ai jamais parlé autrement à mes amis que j'approuve souvent et qu'il m'arrive de désapprouver. Donc là votre information est inexacte ou bien vous avez voulu transmettre à l'opinion publique qui nous écoute un message erroné, volontairement erroné. \
`M. MITTERRAND.- `Suite sur les nominations dans les médias`
- De même que vous avez dit, vous avez encouragé, vous, les Socialistes, à investir l'Etat, en citant Mme Nicole Kern, journaliste du "Figaro", honnête femme et honnête journaliste mais qui est, tout de même, la seule à avoir entendu, parmi les 40 journalistes qui se trouvaient être avec moi, l'expression que vous venez de relever.
- Evitons ce genre, si vous voulez, d'attaque personnelle. Politiquement, j'estime que "l'Etat RPR" est un grand danger. Il est ressenti par beaucoup d'autres que par moi. C'est l'accaparement de l'Etat et je pourrais le démontrer...
- M. CHIRAC.- ... Vous voulez vraiment le démontrer !... M. MITTERRAND.- ... Vous avez fait une petite incursion sur l'information. C'était vraiment extraordinaire d'entendre cette démonstration sur l'information. La manière dont la CNCL s'est installée, la manière dont elle a été composée, les nominations auxquelles elle a procédé... tout cela a montré une main-mise de caractère totalitaire, - je n'hésite pas à employer ce mot -, sur les moyens de l'information. Allez donc dans un département d'outre-mer et jugez RFO. Je ne veux pas faire de distinction, c'est insupportable !, mais je pense qu'après le 8 mai car c'est la seule chose qui m'intéresse, c'est la seule chose, tout ce qui s'est passé là... je ne veux pas critiquer votre gestion, vous passez votre temps à critiquer la mienne, cela ne m'intéresse pas ! C'est après le 8 mai, ce qui est intéressant. Les Français attendent leur avenir immédiat, c'est dans quelques jours. Je voudrais vraiment qu'il soit entendu que nous allons faire triompher quelques principes de liberté qui ont été bafoués au cours de ces derniers temps.
- M. CHIRAC.- Je voudrais dire un mot tout de même, une phrase parce que je trouve qu'il y a tout de même une certaine audace à parler des médias. Monsieur Mitterrand, en 1981, tous les dirigeants de chaînes ont été changés par vous, pas par moi. Quand la Haute Autorité a été créée, - je ne voudrais pas demander le témoignage de Mme Cotta - un dirigeant que celle-ci voulait nommer a été interdit par l'Elysée... toute la presse en fait -état, personne ne l'a contesté...
- M. MITTERRAND.- ... Sauf Mme Cotta, ici présente, qui l'a écrit dans un ouvrage en disant que l'Elysée n'avait fait aucune pression...
- Mme COTTA.- ... Tout à fait !... mais je souhaiterais être en dehors de ce débat...
- M. CHIRAC.- ... Nous vous y laissons !...\
M. CHIRAC.- Monsieur Mitterrand, nous, nous n'avons changé personne en 86... personne. Lorsque, quelques semaines avant les élection de 86 dont vous avez bien vu que vous alliez les perdre, que le peuple français vous désavouerait, vous vous êtes caché dans un petit coin pour négocier, avec vos amis, l'attribution sans aucun appel d'offre de La Cinq et de la Six. Pensez-vous que ce soit véritablement "l'Etat impartial" ?...
- Ne revenons pas sur le passé, je suis d'accord avec vous... ce sont des procès d'intention... ils méritent d'être faits un petit peu, pas trop n'en faut, je suis d'accord avec vous... et voyons l'avenir. Je souhaite, monsieur Mitterrand, que vous et votre parti ayez la même conception de l'impartialité de l'Etat que celle que j'ai toujours eue et qu'a toujours eu le mouvement auquel j'appartiens. M. MITTERRAND.- Je vous ai observé pendant deux ans,, vous me donnez là un bien mauvais exemple mais je ne vais pas m'engager davantage... moi, je vous appelle, je ne fais aucune observation particulière sur votre façon de vous exprimer, vous en avez le droit... moi, je continue à vous appeler "Monsieur le Premier ministre" puisque c'est comme cela que je vous ai appelé pendant deux ans et que vous l'êtes. Eh bien, en tant que Premier ministre, j'ai constaté que vous aviez, et c'est bien juste de le dire, de très réelles qualités , vous n'avez pas celles de l'impartialité ni du sens de la justice dans la conduite de l'Etat.
- M. CHIRAC.- Permettez-moi juste de vous dire que, ce soir, je ne suis pas le Premier ministre et vous n'êtes pas le Président de la République, nous sommes deux candidats, à égalité, qui se soumettent au jugement des Français, le seul qui compte, vous me permettrez donc de vous appelez monsieur Mitterrand.
- M. MITTERRAND.- Mais vous avez tout à fait raison, monsieur le Premier ministre.
- M. VANNIER.- Messieurs, si vous voulez bien, avant de donner la parole à Michèle Cotta pour la prochaine question puisque l'information a été mise en cause, en quelque sorte, permettez-moi d'apporter une précision, cette fois-ci, je le fais, vous m'en excuserez, comme directeur de l'information d'Antenne 2, chaîne publique, je tiens à dire que cette rédaction est libre et indépendante aujourd'hui mais qu'elle l'était aussi en 1985.\
Mme COTTA.- Messieurs, avec quelle majorité allez-vous gouverner ?... La vôtre, monsieur Chirac, est un peu étroite et, vous, monsieur Mitterrand, elle est à construire... si vous gagnez cette élection, n'allez-vous pas être contraints, l'un et l'autre, quoi que vous disiez, à dissoudre prochainement et peut-être plus tôt que ce que vous ne le pensiez ou que vous le dites, l'Assemblée nationale et, à ce moment-là, avec quel mode de scrutin, monsieur Mitterrand ?...
- M. MITTERRAND.- J'ai déjà répondu à cela mais il est tout à fait normal que je le fasse pour ce grand rendez-vous : élu et proclamé, c'est-à-dire quelques jours, tout de même, après le 8 mai, je nommerai un Premier ministre si, toutefois, l'actuel Premier ministre que j'ai devant moi et qui l'est encore, démissionne. C'est la tradition républicaine. Mais en droit strict, constitutionnel, le Premier ministre ne peut quitter son pouvoir, son poste, sa fonction qu'à la demande de l'Assemblée nationale. On verra si la tradition républicaine est respectée. En tout cas, je m'en arrangerai.
- Quand j'aurai la possibilité de nommer un Premier ministre, je le nommerai, le plus tôt sera le mieux, pour respecter la volonté des Français, et je le chargerai de former un gouvernement... sans m'occuper davantage de l'Assemblée nationale, qui fera ce qu'elle voudra. Bien entendu, ce Premier ministre aura pour directive de présenter une équipe de gouvernement capable de représenter une large majorité des Français, de façon à se trouver à l'aise devant les électeurs qui se seront prononcés en ma faveur. Il appartiendra à l'Assemblée nationale de faire ce qu'elle voudra et le Premier ministre me dira : "Je peux poursuivre la tâche que vous m'avez confiée" ou "je ne le peux pas". S'il ne le peut pas, je dissoudrai l'Assemblée nationale.
- M. VANNIER.- Une précision... il vous reste, monsieur Mitterrand, dans cette premiere partie qui concerne la politique et les institutions, environ 1 minute 10, monsieur Chirac, il vous reste 1 minute et demie.
- M. CHIRAC.- Je tiens tout d'abord à vous rassurer, monsieur Mitterrand, je respecterai la tradition républicaine, vous n'en doutez pas !... Je tiens aussi à dire que, moi, j'ai engagé dans des conditions difficiles le redressement de la France il y a deux ans... je l'ai fait avec tout mon coeur, je l'ai fait avec la compétence d'hommes et de femmes dévoués. J'ai une majorité au Parlement et j'entends, demain, nommer un Premier ministre qui poursuivra et amplifiera cette tâche en s'appuyant sur cette majorité que je n'ai, naturellement, aucune raison de sanctionner d'où ma déclaration consistant à ne pas dissoudre... moi, je suis prêt à gouverner, il n'y a aucune incertitude sur l'avenir, sur les combinaisons à mettre au point pour avoir un gouvernement qui soit éventuellement soutenu, pour partie de son action, par l'Assemblée et le tout débouchant, naturellement, sur des élections législatives, un nouveau débat et de nouveaux retards dans l'effort que nous devons faire. Voilà pour ce qui me concerne.
- Votre appréciation, monsieur Mitterrand, c'est, "je vais nommer quelqu'un aussi largement que possible, je vais essayer d'attirer quelques-uns ici, quelques-uns là pour...", cela était la conception de la IVème République... je comprends très bien que vous y reveniez parce que j'ai toujours eu la conviction que vous n'aviez jamais tout à fait accepté la Vème République et son esprit dont vous avez bénéficié mais que vous avez vivement combattu. Moi, je suis dans l'esprit de la Vème République : une majorité pour soutenir un gouvernement. Vous ne l'avez pas.\
M. MITTERRAND.- Je veux unir et rassembler, comme je l'ai dit dimanche soir, autour des valeurs démocratiques et pas au-delà de mes propres convictions. Vous disiez, "il n'y a pas d'incertitude"... il y en a une, monsieur le Premier ministre, une très grave, la plus difficile à franchir, c'est votre élection. Vous avez donc dessiné, ici, une politique fiction en négligeant peut-être les séquelles d'une campagne électorale qui, dans votre camp, a été très durement ressentie. En tout cas, pour ce qui me concerne, j'ai dit ce que je ferai : je chercherai là comme ailleurs à réunir les Français autant qu'il est possible, sans aucune complaisance avec quiconque qui ne respecte pas les valeurs démocratiques auxquelles je tiens.
- M. VANNIER.- Monsieur Chirac, la première partie consacrée à la politique est terminée, vous avez parlé un peu plus de 15 minutes, quelques secondes de plus, monsieur Mitterrand, quelques secondes de moins.
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M. VANNIER.- Avant que nous ne passions au chapitre européen, à l'économie, au social, je voulais vous proposer, - je sais bien que cela peut paraître dérisoire compte tenu de l'importance des problèmes, - de consacrer encore peut-être deux minutes chacun, car le temps nous est compté, pour un problème grave qui est celui de la Nouvelle-Calédonie.
- Mme COTTA.- Si vous êtes d'accord, nous décomptons ces deux fois deux minutes, la question est que la situation en Nouvelle-Calédonie est particulièrement préoccupante en ce moment. Il est vrai qu'elle l'est depuis longtemps. Si vous êtes élus, demain, quelles mesures comptez-vous prendre pour que le calme y revienne de façon durable.
- M. VANNIER.- J'ajouterai un point, si vous le permettez, il est question, nous dit-on, d'une convocation d'un Conseil des ministres exceptionnel qui déciderait de dissoudre le FLNKS. Acceptez-vous, tous les deux, cette convocation d'un Conseil des ministres et cette dissolution du FLNKS ?... On parle aussi, nous dit-on, sur place, de la nomination d'un nouveau médiateur et le nom de M. Pisani a été cité, là encore, permettez-nous de vous interroger sur ce point.
- M. MITTERRAND.- Ces deux dernières informations ne sont pas parvenues jusqu'à moi. Personne ne m'a parlé d'un médiateur, ce n'est pas une mauvaise idée. Mais le chef du gouvernement ne m'en a pas saisi. Pas davantage, il ne m'a saisi d'une dissolution éventuelle du mouvement indépendantiste des Canaques, de telle sorte que ce sont deux questions auxquelles je ne puis répondre. J'ajoute que s'il me le demandait, mais je vais être loin puisqu'il ne me l'a pas demandé, cela mériterait qu'on en parle sérieusement au vu d'un dossier, des connaissances exactes de la situation. Ce qui compte, aujourd'hui, je veux dire à la minute où je m'exprime, c'est la libération des gendarmes et du magistrat qui sont, aujourd'hui, retenus en otage, ce qui n'est pas, pour nous, supportable. Il est, d'ailleurs, de mon devoir de rendre hommage au courage et au sens du service public de ceux qui ont été victimes de cette action. Donc, ce qui compte tout de suite, c'est de les délivrer mais ce qui compte, toujours, aujourd'hui et demain, c'est le dialogue. Or, le gouvernement a choisi la brutalité, a choisi d'ignorer la moitié à peu près de la population. Moi, je choisis le dialogue et, après le 8 mai, puisque c'est cela qui m'intéresse, je ne cherche pas à régler des comptes ni avec M. le Premier ministre ni personne, tout cela est dépassé, le peuple a jugé, je le répète, le 24 avril. Il y avait le calme avant mars 86 `1986`. Les élections régionales, les élections législatives s'étaient déroulées avec la participation de tous et dans le calme. On a oublié que le dialogue était la règle de la République, il faut retourner au dialogue avec toutes les parties prenantes de la Nouvelle-Calédonie.\
M. CHIRAC.- D'abord, je ne sais pas très bien ce que vous voulez dire, monsieur Mitterrand, en disant que le peuple a jugé le 24 avril ?... Il vous a donné 34 % des voix, 36 % à ma majorité... je ne vois pas très bien ce qu'il a jugé ?... Là où j'ai vu le peuple juger, moi, c'est en mars 86, pour le moment, c'est le dernier jugement de référence et nous verrons le 8 mai prochain.
- Vous savez, je connais bien la Calédonie et c'est un pays que j'aime, j'y suis allé 11 fois, ce qui me donne une certaine supériorité par -rapport à ceux qui ne connaissant pas cette terre, ces hommes, quelle que soit leur origine ethnique. Dire que l'on fait une politique contre la moitié de cette population, la moitié mélanésienne, c'est faire preuve d'une méconnaissance totale de ce dossier, méconnaissance politique, méconnaissance humaine. Il y a, en réalité, une action qui a été conduite et amplifiée de dialogue et qui fait qu'une très large partie des Mélanésiens sont, aujourd'hui, en faveur de la solution qui consiste à rester dans la République et ils l'ont exprimé clairement lors du dernier référendum... personne ne l'a contesté et ne peut le faire.
- Il y a, enfin, un petit groupe qui, d'ailleurs, rejette les traditions culturelles et la coutume mélanésienne et canaque et qui s'appelle le FLNKS qui a été longtemps une sorte de Parti politique qui, petit à petit, a dérivé vers le terrorisme et qui, aujourd'hui, est un groupe terroriste et qui vient encore de le marquer en étant solidaire et en revendiquant la préparation du drame d'Ouvéa. Nos gendarmes ont été prisonniers, tués... je tiens à vous dire à quel point cela m'a bouleversé !... Vous savez, monsieur Mitterrand, si on n'avait pas systématiquement encouragé le FLNKS et Tjibaou, nous n'en serions pas là. Tjibaou disait, il y a quelque temps, que "la France nous dise combien elle veut de morts ?..." et si je ne m'abuse, dans votre Lettre aux Français, vous disiez : "depuis 7 ans que je le rencontre, M. Tjibaou ne varie pas, c'est un homme que je respecte". Eh bien, voilà notre différence... moi, je ne respecte pas quelqu'un qui est devenu un terroriste et je ferai tout pour que ce groupe terroriste soit réduit comme j'ai tout fait pour qu'il soit réduit ailleurs... je ne me sens pas le droit moral, monsieur Mitterrand, de rejeter hors de la Communauté nationale une partie de cette communauté qu'elle soit d'origine mélanésienne ou française ou polynésienne ou wallisienne ou indonésienne ou chinoise... je ne me vois pas les rejetant.
- M. VANNIER.- Monsieur Chirac, vous avez parlé un peu plus de deux minutes.
- M. Mitterrand dispose encore d'une minute s'il souhaite parler de la Nouvelle-Calédonie, après quoi, s'il vous plaît, passons au dossier européen.
- M. MITTERRAND.- J'aurais pu vous demander de continuer la lecture de ma Lettre `Lettre aux Français`. Vous auriez vu que je considérais, moi aussi, qu'il ne fallait rejeter ni les uns ni les autres et que c'était la République française qui pouvait et qui devait être l'arbitre dans ce conflit que votre politique a malheureusement aiguisé et aggravé par son injustice et son intolérance. Nous avons assisté, nous assistons, actuellement, et c'est dramatique, à l'échec absolu de votre politique et je serai là, je l'espère, après le 8 mai, pour que les Français raisonnables défendent la République et toutes les communautés sans exception, sans rejeter personne en Nouvelle-Calédonie.\
M. CHIRAC.- Monsieur Mitterrand, lorsque vous avez pris le pouvoir, en 1981, la Calédonie était totalement calme... pour l'ensemble du territoire, il y avait un escadron et demi de gendarmerie pour assurer l'ordre, c'est tout !... Pendant qu'il y a eu les gouvernements socialistes, nous avons eu l'exaspération, nous avons 32 morts, des centaines de gens blessés, des maisons incendiées, des femmes violées... voilà quel a été le résultat de votre politique. A partir de 86, le calme est revenu sur le territoire, le peuple s'est exprimé par un referendum et personne n'en a contesté le bien-fondé et, comme par hasard, c'est à la veille de nos élections qu'une opération dont le FLNKS nous dit, aujourd'hui, qu'elle a été préparée de longue main, dont nous savons qu'elle a été préparée avec l'aide d'aides extérieures et probablement de complicité intérieure que cette opération intervient... eh bien, je vous dis, monsieur Mitterrand, que les encouragements qui ont pu être donnés dans le passé à cette fraction terroriste et séparatiste qui représente très peu de choses sont responsables de cette situation. Je le répète, en 81, il n'y avait aucun problème calédonien.
- M. MITTERRAND.- Je veux dire très rapidement que la Nouvelle-Calédonie en l'espace d'un siècle a connu de nombreuses crises dont certaines ont été plus tragiques encore que celles que nous vivons actuellement. Le problème s'est posé de telle sorte que sous le septennat de M. Giscard d'Estaing, à deux reprises, des ministres responsables ont voulu transformer les structures de ce lointain territoire, en constatant ce que j'ai constaté, à savoir qu'on ne pouvait assurer l'harmonie dans l'injustice et l'oppression. Il faut que chacun, là-bas, se sente en sécurité, il faut que la culture d'origine soit respectée, il faut que les terres ne soient pas confisquées au bénéfice de quelques-uns. Il y a des fortunes immenses qui se sont bâties là-bas en face de la pauvreté. Cela a aiguisé les oppositions et la façon dont vous me disiez "l'ordre règne" me faisait penser à une phrase fameuse, mais il s'agissait de Varsovie... je m'arrête là...
- Mme COTTA.- Monsieur Chirac...
- M. CHIRAC.- ... C'est un sujet important qui intéresse aujourd'hui tous les Français..
- M. VANNIER.- ... Nous serons obligés de faire un deuxième débat..
- M. CHIRAC.- ... un deuxième débat, je m'en réjouis à l'avance.
- Monsieur Mitterrand, on ne peut dire des choses comme cela... vous dites, "il y a des fortunes immenses", c'est faux... vous dites, "les terres"... les terres, pendant les cinq ans de gouvernement socialiste, pas un hectare a été redistribué ... sous mon gouvernement, 30000 hectares ont été redistribués et il y a là-bas de la terre pour tout le monde... c'est un pays grand comme la Belgique et où il y a 150000 habitants...
- M. VANNIER.- ... Monsieur Chirac, je suis navré, nous ne pouvons pas continuer comme ceci...
- M. CHIRAC.- ... Vous parlez de la coutume, monsieur Mitterrand, mon gouvernement a créé l'assemblée culturelle dans son nouveau statut... ceux qui ont contesté la coutume, c'est votre gouvernement et c'est aussi d'ailleurs le FLNKS.
- M. MITTERRAND.- Arrêtons les paradoxes et continuons.
- M. VANNIER.- Monsieur Mitterrand, vous avez parlé une minute et demie de moins que Monsieur Chirac dans cette première partie.
- M. MITTERRAND.- Je préfère ne pas avoir parlé une minute et demie de plus pour dire des choses aussi irréelles et aussi injustes que celles qui viennent d'être énoncées.\
M. VANNIER.- Si vous êtes d'accord, nous arrêtons cette première partie, nous arrêtons les chronomètres et nous repartons maintenant pour une seconde partie en parlant de l'Europe.
- Mme COTTA.- Pour les téléspectateurs, M. Mitterrand a parlé 18 minutes 36 et M. Chirac, 19 minutes 56.
- M. MITTERRAND.- Ce n'est pas un drame !...
- M. VANNIER.- On vous a, messieurs, probablement jamais vus plus proches à la fois physiquement et peut-être politiquement que sur les affaires européennes... les Français vous ont vus, en effet, à la télévision, participer ensemble à des négociations, au coude à coude... voilà, au moins, un domaine dans lequel, sans aucun doute, vous connaissez fort bien, l'un et l'autre, les opinions de l'un et de l'autre. Nous avons envie de vous demander ce qui, aujourd'hui, au -plan européen, vous sépare et vous rapproche ?... et aussi lequel de vous deux a le plus évolué au cours des quelques années qui viennent de s'écouler ?...
- M. MITTERRAND.- Je ne me permettrai de juger. Pour ce qui me concerne, c'est un engagement très ancien, certains diront "trop ancien" car j'ai été l'un des premiers fondateurs, à la Deuxième Guerre mondiale, des institutions européennes... à cela près que j'étais un modeste député très jeune et que je regardais, en les admirant, agir des hommes comme Monnet, Schumann, Adenauer, Gaspéri et quelques autres.
- C'est vrai qu'aujourd'hui M. le Premier ministre est très européen dans son discours... c'est vrai qu'il y est arrivé tardivement mais il est le bienvenu. Je me souviens du temps où il disait, c'était en 79 `1979`, j'ai la citation sous les yeux, "sur l'Europe, ce qui nous sépare de l'UDF est incomparablement plus profond ce qui nous unit", ou bien "il y a bien deux thèses fondamentalement différentes sur l'Europe, l'une gaulliste qui consiste à construire l'Europe avec la possibilité de dire "non" et l'autre qui a toujours été celle des centristes et qui est l'Europe au détriment des intérêts de la France", ou bien "je veux bien qu'on élise le Parlement européen au suffrage universel mais à condition que cette Assemblée n'ait aucun pouvoir car cette réunion de bavards irresponsables ne fera pas progresser les choses". Puis, enfin, il y a le fameux appel de Cochin dans lequel, alors que M. Giscard d'Estaing était Président de la République, il était dénoncé, sous cette forme, "comme toujours quand il s'agit de l'abaissement de la France, le parti de l'étranger est à l'oeuvre avec sa voix paisible et rassurante... Français, ne l'écoutez pas, c'est l'engourdissement qui précède la paix de la mort".
- Tout cela, ce conflit qui était un peu exagéré dans les propos de l'actuel Premier ministre, s'adressait à M. Giscard d'Estaing à propos de l'Europe. En fait, le Premier ministre a été jusqu'à une époque récente toujours contre tout ce qui concernait le développement de l'Europe. Voilà qu'aujourd'hui on le compte parmi les plus ardents, j'en suis très heureux, et comme je pense qu'il faut, dans ce domaine, multiplier les occasions de se retrouver pour que la France soit forte dans l'Europe unie et la France unie dans l'Europe plus forte, je ne négligerai pas le concours de M. le Premier ministre lorsqu'il sera redevenu homme politique toujours actif, sans aucun doute, mais, je l'espère, éloigné de la direction de la politique française. M. CHIRAC.- Ne soyez pas si sûr de vous, monsieur Mitterrand... votre situation n'est pas si brillante et ne préjugeons pas de ce que décideront les Français... Ils vous ont dit clairement ce qu'ils pensaient en 86, je ne suis pas convaincu qu'ils aient si rapidement changé d'avis...
- M. MITTERRAND.- ... On verra bien ! ... n'ayons aucune présomption, je n'en ai pas... ce sera de toute manière très difficile et pour vous et pour moi.\
M. CHIRAC.- S'agissant de l'Europe, vous avez l'art de la caricature fondé sur l'exploitation des petites phrases, monsieur Mitterrand... si vous vouliez que je sorte l'ensemble des citations que j'ai de vous, il faudrait faire une deuxième et, probablement, une troisième émission... ce n'est pas mon propos, cela va de soi. Je prendrai donc, effectivement, le problème aujourd'hui et ce que nous devons faire demain.
- L'Europe qui est l'Europe des nations, aujourd'hui... celle d'ailleurs qu'avait envisagée le général de Gaulle, à laquelle j'ai toujours souscrit, cette Europe progresse difficilement. Oh, nous n'avons pas - nous y reviendrons peut-être - entre 81 et 85, donné beaucoup d'impulsion à cette Europe, sauf l'initiative sur l'Europe sociale qui n'a pas eu de suite.
- En revanche, depuis deux ans, c'est vrai, et sous l'impulsion de mes ministres, beaucoup de choses ont été faites et je m'en réjouis... Ce que je veux, maintenant, c'est qu'en 92 `1992`, au moment de l'ouverture de ce marché commun, la France soit suffisamment forte, soit suffisamment compétitive, comme on dit aujourd'hui, grâce au travail de ses travailleurs et de ses entreprises pour affronter cette concurrence nouvelle... je suis sûr qu'elle le peut... mais elle le peut à condition de poursuivre une politique faisant confiance à l'homme, à son sens de la responsabilité, faisant confiance aux entreprises et c'est cela ma politique et, c'est en cela d'ailleurs, qu'elle diffère de la politique socialiste.
- Je ne doute pas, un seul instant, de votre conviction... mais vous voyez, monsieur Mitterrand, il ne suffit pas de faire des incantations... il ne suffit pas de faire "Europe, Europe, Europe", il faut également conduire et avoir la compétence et la capacité de conduire une politique économique qui nous permette, demain, d'être des concurrents gagnants. C'est cela mon ambition... c'est pourquoi j'ai commencé à redresser la situation de la France et c'est pourquoi je veux donner une impulsion nouvelle à ce redressement. Je souhaite que les Français me fassent confiance parce que c'est un combat difficile qui va durer longtemps et je suis décidé à y mettre tout mon coeur et toute mon énergie.\
M. MITTERRAND.- Vous avez raison de vouloir réussir, voilà un point sur lequel nous nous retrouvons et je ne voudrais pas que ce débat se déroule simplement dans la contradiction. Je voudrais aussi que l'on constate qu'il y a des continuités, les continuités sont nécessaires... L'histoire de France est faite de cela... peut-être avez-vous un jugement injuste, même sûrement, lorsque vous dites, "on n'a rien fait pendant ces 5 années-là `1981 - 1986`" alors que, succédant à M. Giscard d'Estaing qui avait accompli des réformes très importantes que j'avais approuvées alors que je condamnais généralement le reste de sa politique. Il avait fait : le Conseil européen, où siègent les chefs d'Etat et de gouvernement. Il avait fait procéder à l'élection du Parlement européen au suffrage universel. Il avait fait adopter le système monétaire européen, entre autres choses. Voilà trois mesures capitales qui ont fait avancer l'Europe après un long purgatoire pendant lequel l'Europe avait été mal servie par la France.
- Sous mon autorité, la France a procédé à l'élargissement de la Communauté, à l'Espagne et au Portugal. Ce n'était pas facile. J'ai pris l'initiative, et vous le savez, de l'Europe technologique autour du projet Eurêka qui dépasse, d'ailleurs, la Communauté puisque 18 pays, les 12 de la Communauté et 6 autres, participent aujourd'hui et c'est une grande réussite à la construction d'Eurêka, Europe technologique et, enfin, j'ai fait prendre la décision - je n'étais pas seul, avec Jacques Delors, avec le Chancelier Kohl - du fameux marché unique... du grand marché européen qui est l'étape la plus décisive depuis le Traité initial qui, comme vous le savez, en 1957, s'appelait le Traité de Rome. C'est ce marché unique, ce grand marché auquel nous nous appliquons tous, tous les Français responsables, pour que la France y parvienne dans les meilleures conditions possibles.
- Voilà, c'est une action dont je ne voudrais pas me flatter... disons que je me suis situé dans la continuité de la politique française et j'aime ce mot lorsqu'il s'agit de la France.\
Mme COTTA.- Que faire pour que la France ne devienne pas une région défavorisée de l'Europe, ne craignez-vous pas une fuite des cerveaux et des capitaux ou une mainmise d'actionnaires européens et étrangers à la France sur les grandes sociétés et les grandes entreprises françaises.
- M. CHIRAC.- Je suis également partisan de cette Europe... nous avons progressé, depuis deux ans, c'est vrai... et nous avons fait des propositions concrètes, notamment, celle de M. Balladur sur un instrument monétaire commun. De même, nous avons permis à l'Europe de régler ce problème financier qu'elle traînait depuis longtemps, lancer, en matière de technologie, le programme Airbus, le programme de l'Europe spatiale, ce qui va conditionner notre temps et qui est un grand défi pour la jeunesse de l'Europe et de la France... un homme enfin européen dans l'espace avant l'an 2000... c'est une grande ambition.
- Tout ceci, nous le réussirons naturellement si nos entreprises sont assez fortes et, là, on revient sur le problème intérieur. L'expérience a prouvé, pendant des années et, notamment, sous le général de Gaulle et sous Georges Pompidou, que lorsque nos entreprises étaient à armes égales avec les entreprises européennes, elles étaient les meilleures... nous étions arrivés alors à la troisième place des puissances industrielles du monde, à la troisième place en ce qui concerne l'exportation et nous étions le pays qui exportait le plus par tête d'habitant... avant l'Allemagne, le Japon, etc. La situation s'est ensuite dégradée parce que nos entreprises, nos travailleurs se sont vus, au titre d'une certaine conception de la politique étatiste, surchargés de toutes sortes d'entraves bureaucratiques ou fiscales... bref, de toutes sortes de contraintes... et c'est de cela qu'il faut, aujourd'hui, les débarrasser.
- Alors, monsieur Mitterrand, vous avez été le promoteur d'une politique socialiste, en France, en 1981, elle a développé considérablement les déficits, elle a augmenté sensiblement les charges de toutes -natures... je répète, bureaucratiques ou financières... elle nous a laissé, en 1986, des déficits lourds et des problèmes difficiles à régler... mais chacun peut se tromper, je le considère tout à fait !...
- Ma question, parce que cela est une question que se posent tous les Français, si d'aventure - pardon du mot - vous étiez réélu, continueriez-vous à faire une politique dite de gauche pour prendre les propos de terminologie de vos amis ?... ou seriez-vous décidé à faire une politique qu'ils qualifient de droite, c'est-à-dire une politique de liberté et de responsabilité ?...
- Moi, j'ai répondu, "j'ai engagé cette politique"... elle a eu ses résultats... vous observez qu'aujourd'hui on ne parle plus beaucoup de questions économiques parce que cela va mieux, parce que le chômage a baissé, parce que l'inflation n'a jamais été aussi basse, parce que la situation s'améliore. Oh, il reste beaucoup à faire, on ne fait pas en deux ans ce que les Anglais ou les Allemands ont fait en six ou dix ans mais nous progressons vite car nous avons plus de tonus... nos travailleurs, nos entrepreneurs, nos chercheurs, nos ingénieurs ont probablement plus de tonnus que les autres, en tous les cas, je leur fais confiance.
- Laquelle de ces deux politiques suivriez-vous ?..\
M. MITTERRAND.- Je vous entendais avec plaisir, tout à l'heure, évoquer cette magnifique perspective, qui n'est pas un mirage, d'un homme dans l'espace, d'un homme européen dans l'espace, avec un matériel européen. Cela me rappelait le moment où à La Haye, lors d'un Sommet européen mais j'étais allé faire un discours à côté devant des Européens, où j'ai préconisé précisément le lancement d'un satellite orbital qui pourrait être habité par un équipage. C'est à partir de là que l'Europe technologique s'est attaquée à ce problème, pour ne pas être à la traîne, disons les choses, des Américains. Là aussi, il y a une certaine continuité : vous voulez bien vous réjouir d'une initiative qui a été, je le crois, en effet, importante.
- J'ai moins tendance à sourire lorsque vous parlez de la réussite de votre politique économique et lorsque vous parlez des exportations. Ce sont surtout les exportations de produits industriels, comme on dit, manufacturés, qui représentent la puissance économique d'un pays. Or, en 1985, nous avons eu un excédent de 90 milliards de produits manufacturés et, en 1987, - ce sont les derniers Comptes annuels de la nation qui viennent de le dire, document officiel - vous avez atteint, avec moins 11 milliards, le plus grave déficit de produits industriels ou manufacturés depuis 1969... vous avez battu le record depuis 1969. Naturellement, si on commence comme cela, avec le dernier mois qui a été très détestable vous le savez, plus de 5 milliards de déficit, naturellement, si on s'engage dans l'Europe comme cela, on s'y cassera les reins. Il faut donc que toutes les forces économiques françaises parmi lesquelles je compte notre qualité de travail par les travailleurs eux-mêmes, se mettent à l'ouvrage pour réussir la place de la France dans l'Europe.
- Enfin, vous avez parlé, tout à l'heure, de l'inflation en vous réjouissant du point où vous en étiez arrivé, c'est-à-dire environ 2,5 % d'augmentation seulement. C'est une réussite par -rapport aux années précédentes : c'était 3 % en 1986, c'était près de 14 % lorsque je suis arrivé à la Présidence de la République en 1981, il y a eu véritablement une courbe qui tombe vers le bas - et cette fois-ci, on peut dire vers le bas avec joie - que vous avez poursuivie. J'y vois encore une réussite à travers 7, 8 et 9 ans. C'est bien, il faudrait continuer. Je ne veux pas poser les problèmes qui nous opposent d'une façon générale, il suffit de vous entendre, toujours en termes de rupture. Il faudra continuer, après le 8 mai de cette année, une politique anti-inflationniste. Rappelez-vous que vous avez dû quitter, vous-même, le pouvoir en 1976, vous avez cédé la place à M. Barre parce que vous aviez échoué dans votre lutte contre l'inflation et M. Barre vous avait condamné, à cette époque, très sévèrement.
- On ne va pas revenir là-dessus... on condamne ceci, on condamne cela... vous avez condamné mon action, je pourrais condamner la vôtre. Je vais reprendre le même raisonnement : quand vous aurez expliqué que les gouvernements socialistes ont échoué, quand j'aurai expliqué que votre gouvernement a échoué, en quoi aurons-nous fait avancer les affaires de la France ? ... Et je souhaite que, pour ce qui reste de notre entretien, nous puissions vraiment aborder l'avenir en disant : "A partir de ce fameux 8 mai, même un peu plus tard, que va-t-on faire ?..." La politique que je préconiserais serait une politique pour la France... je n'ai pas imposé d'opinion sectaire, croyez-le et la France s'est trouvée mieux dans l'Europe, à la fin de mon mandat, c'est-à-dire maintenant, qu'elle n'y était auparavant.\
M. CHIRAC.- Les exportations sont un problème important et vous avez, monsieur Mitterrand, comme toujours, une approche romantique des problèmes économiques, c'est d'ailleurs, par certains côtés, sympathique mais parfois un peu irréel.
- C'est vrai qu'en 84-85, je ne conteste pas vos chiffres, bien sûr, nous avions un excédent... c'est vrai que nous avons un déficit et je dis "heureusement et bravo". Vous aviez un exédent, pourquoi ?... Oh non pas parce qu'on exportait davantage ou qu'on avait plus de parts de marché, simplement parce que nos entreprises étaient réduites à un -état où elles ne pouvaient plus investir, par conséquent, elles n'importaient plus et elles exportaient ce que nous produisions.
- Aujourd'hui, depuis 1986, nous avons, Dieu soit loué, engagé une politique qui a rendu à nos entreprises le moyen d'investir, c'est-à-dire de préparer l'avenir, de préparer cette échéance 92 `1992` et cela est capital, naturellement !... et elles ont investi comme jamais depuis 15 ans en deux ans : plus 14 %, c'est-à-dire plus que tous les pays industriels.
- Naturellement, qu'est-ce que cela a pour conséquences ?... C'est que nous importons davantage, ce sont des importations saines et que nous exportons moins parce que nous consommons davantage, notamment les machines-outils que nous produisons, pas assez d'ailleurs... mais c'est un autre problème. Alors, je ne peux de ce point de vue que m'en réjouir et ce que je souhaite, c'est savoir non pas comme vous le dites que la politique que vous préconisez sera une politique pour la France - je me doute bien que ce ne sera pas une politique pour le Luxembourg - mais quelle sera cette politique pour la France que vous ferez ? ... Vous avez fait une politique en 1981... nous l'avons vue... nationalisations, contrôle, bureaucratie... on a vu les résultats. Moi, j'ai fait une politique depuis 86, on la connaît : liberté des changes, des prix, liberté du crédit, investissements, lutte contre le chômage, réussite dans ce domaine. Je dis ce que je ferai... je poursuivrai et j'amplifierai cette politique en mettant l'accent sur les nécessités sociales sur lesquelles nous reviendrons tout à l'heure et le renforcement des solidarités dans notre pays et la lutte contre la misère. Cela, tout le monde peut le comprendre mais je ne sais toujours pas, nous ne savons toujours pas, quelle politique économique vous choisirez entre celle que vous avez menée en 81 et celle que je mène depuis deux ans ?...
- M. MITTERRAND.- Il me semble que nous avons rendez-vous dans quelques minutes pour parler de cela, non pas spécialement de l'Europe mais de la politique économique...
- Mme COTTA.- ... Nous sommes dans le même chapitre...
- M. MITTERRAND.- ... Ce que l'on peut dire, c'est que l'analyse économique, anti-romantique qui vient d'être exprimée par M. le Premier ministre, est totalement contestée, y compris au sein, comment disiez-vous ? ... de vos 36 %, puisque j'ai bien lu, avec attention, les interviews de M. Barre sur le même sujet, notamment au journal "Les Echos", dans lesquels il conteste absolument la réalité de vos propos.\
`M. MITTERRAND.- `Suite sur la politique économique`
- Deuxièmement, tout de même, tirer matière à réjouissance là encore, le paradoxe ne peut pas abuser les Français, du fait qu'il y avait en 85 `1985` 90 milliards d'excédents de produits industriels, de vente de produits industriels, que nous en sommes arrivés au point que dans le document des Comptes annuels de la nation, il est dit que malgré la réussite de l'agro-alimentaire et malgré la baisse de la note des produits pétroliers, cette note a baissé de 100 milliards au cours de ces deux dernières années - nous avons tout de même trouvé le moyen de tomber à moins 10 milliards, exactement 11. Ceci veut dire qu'en l'espace de trois ans, nous avons une chute de 100 milliards dans nos produits manufacturés avec 100 milliards de moins à payer sur le -plan énergétique, c'est-à-dire sur le -plan pétrolier.
- C'est un échec et un échec grave... votre explication, "c'est parce que... c'est parce que..." : il n'empêche que si vous deviez continuer cette politique, ce serait très fâcheux pour notre avenir.
- Vous me dites : "Et vous, que voulez-vous faire ?", vous avez tranché les questions, "vous, c'est un échec". Si vous devez expliquer que tout est échec, notre discussion va tourner en rond. Nous avons préparé la liberté des changes, la liberté des prix - on en était à 78 % en mars 1986 - et nous savons bien qu'au sein de l'Europe, il faut que toutes les frontières tombent. Quand j'ai engagé la France dans le grand marché, je savais bien, c'était ma proposition, que désormais nous nous battrions dans le bon sens du terme avec nos concurrents de l'Europe, nos onze partenaires, à égalité, sans aucune protection. Voilà ma politique : je veux engager la France dans l'Europe, en acceptant la concurrence et la compétition avec, bien entendu, la volonté de la gagner.
- M. VANNIER.- Une information, seulement... monsieur Mitterrand, dans cette partie économique et sociale qui est encore devant nous, il vous reste trois minutes de temps de parole, ce qui est peu pour parler du chômage, notamment, les problèmes de l'emploi. Si vous voulez bien, nous passerons, après l'intervention de M. Chirac, à ces problèmes.\
M. CHIRAC.- Une simple question, monsieur Mitterrand : vous parlez de l'Europe, avez-vous l'intention de poursuivre la politique de privatisation qui est conforme à ce qu'on fait dans toute l'Europe ou non ?...
- M. MITTERRAND.- Non, sûrement pas !
- M. CHIRAC.- Avez-vous l'intention de renationaliser ?
- M. MITTERRAND.- Non, j'ai déjà dit "non" parce que je pense qu'on ne peut pas faire un remue-ménage permanent.
- M. CHIRAC.- ... Pensez-vous qu'il est logique de considérer qu'il n'y a qu'à rien toucher et que c'est cela qui va nous donner le dynamisme ?... Eh bien, non, monsieur Mitterrand, non...
- M. MITTERRAND.- Rien toucher à quoi ?
- M. CHIRAC.- A la situation actuelle...
- M. MITTERRAND.- Que voulez-vous dire par là ?
- M. CHIRAC.- Les entreprises nationalisées nous ont coûté très, très cher...
- M. MITTERRAND.- Combien ?
- M. CHIRAC.- 140 milliards en cinq ans... ce qui a été considérable, de déficit...
- M. MITTERRAND.- Non. Les sociétés nationalisées par nous ont été reçues avec des pertes et nous les avons restituées avec des gains et vous les vendez trois fois plus cher...
- M. CHIRAC.- ... Je n'engagerai pas ce débat qui est trop technique. Je v ous dis, moi, que l'ensemble du secteur public, 140 milliards de déficit, et cela représentait environ 1000 francs par an et par ménage ... si c'est mauvais, il faut poursuivre les dénationalisations, si, au contraire, votre conviction est que cela a si bien réussi, que c'est bon, il faut renationaliser. Ou bien c'est bon, il faut le faire ... ou bien c'est mauvais et il faut s'en défaire. Mais la théorie qui consiste à dire, "laissons les choses en l'-état", ce n'est pas une théorie dynamique.\
M. CHIRAC.- Je voudrais enfin dire un mot sur la fiscalité : pendant 5 ans, vous augmentez les impôts et vous en avez créé de nouveaux : depuis deux ans, j'ai diminué les impôts et je n'en ai créé aucun. J'ai indiqué clairement ma volonté de poursuivre la diminution de la fiscalité en France qui est excessive par -rapport à nos concurrents et j'ai dit comment je le ferai, je ne surprendrai personne. Je trouve qu'il serait normal que les Français sachent aussi ce que vous voulez faire dans un domaine qui est non seulement sensible à leur porte-monnaie, ce que chacun peut comprendre, mais ce qui est également capital pour être concurrentiel comme vous le disiez tout à l'heure.
- M. MITTERRAND.- En fait, parlons clair, les prélèvement obligatoires qui représentent la somme des impôts et des cotisations sociales ont constamment augmenté depuis 1974 de près de 1 % par an, jusqu'en 1985, date à laquelle il y a eu légère baisse - c'est la seule fois que cela s'est produit. Au cours de cette période, près de 1 % de plus par an. Allez demander aux Françaises et aux Français de distinguer entre ceci et cela ! Eux savent ce qu'ils paient : impôts plus cotisations sociales £ près de 1 % de plus chaque année, il fallait casser cette infernale mécanique et je l'ai cassée en 1985. Malheureusement, elle a repris de plus belle après 86 puisque vous venez de battre le record absolu de la charge fiscale et sociale en 1987 avec le pourcentage par -rapport au produit intérieur brut de 44,8. Personne, si j'ose dire, n'a jamais fait mieux, en tout cas, personne n'a fait plus.
- Pour ce qui concerne les impôts, il est exact que vous les avez réduits mais vous n'avez pas réduit les charges que supportent les ménages, ce sont des charges qui restent très lourdes. Et quant aux impôts, vous avez redistribué environ 50 milliards de francs : 15 de ces milliards sont allés vers les 120 à 130000 personnes les plus riches de France £ les 35 autres milliards sont allés aux 23 millions de foyers fiscaux qui vont des foyers importants jusqu'aux plus modestes. Comme ce sont les plus modestes qui ont payé des cotisations sociales, en fait, 120 à 130000 personnes ont reçu des cadeaux : suppression de l'impôt sur les grandes fortunes, avoir fiscal sur les dividendes porté à 69 %, tranche maximum de l'impôt sur le revenu baissée de 65 à 56 et quelques pour cent, que vous voulez d'ailleurs réduire encore à 50 %.
- Bref, il n'y a que 120 à 130000 personnes qui peuvent se réjouir de votre politique. Toutes les autres, vous entendez, toutes les autres, en dépit de la réduction d'impôt, ont payé plus. C'est pourquoi, nous en sommes arrivés à ce record absolu que vous venez de battre, un très fâcheux record, celui des 44,8 % du produit intérieur brut qui a été constaté par tous les documents officiels. Donc, de ce point de vue me parler des impôts sous forme d'allègements pour les individus, permettez-moi de vous dire que votre calcul n'est pas juste, les prélèvement obligatoires sont plus lourds qu'ils n'ont jamais été.
- Je suis navré de m'attarder là-dessus : entendons-nous pour dire qu'après le 8 mai, il faudrait que les charges diminuent. En commençant par les impôts... très bien, en commençant par les impôts... vous ne pourrez pas faire exactement tout ce que vous dites, d'ailleurs, en aurez-vous les moyens ? ... mais personne ne pourra réduire de 1 % chaque année... en tout cas, il faut aller dans ce sens, de ce point de vue, nous avons raison tous les deux.\
M. CHIRAC.- Je dois dire que nous venons d'avoir droit à un cours de fiscalité-fiction assez étonnant. Ca, je dois dire que je m'y réfèrerai. Monsieur Mitterrand, les choses ne se passent pas comme cela. J'ai supprimé l'impôt sur le revenu pour 2 millions de personnes qui étaient les plus modestes. Celles-là, vous ne leur expliquerez certainement pas qu'elles payent davantage. Un couple marié qui gagne 8000 francs par mois, lorsque vous aviez le pouvoir, payait 2000 francs d'impôt, 1922 pour être précis. Ils n'en paient plus aujourd'hui. S'il gagne 9000 par mois, il paie 1000 francs de moins, c'est-à-dire 1 tiers de moins. C'est la raison pour laquelle je ne reconnais à personne - et pas plus à vous qu'à un autre - le droit de me donner des leçons dans le domaine de justice fiscale.
- J'ai diminué la TVA sur l'automobile, ça fait 3000 francs par automobile, 2000 francs par moto. Cela intéresse beaucoup de monde, notamment des jeunes. Je l'ai diminuée - et je poursuivrai - sur les disques et les cassettes, aujourd'hui, vous savez, c'est 13 à la douzaine. On peut obtenir 13 disques pour le prix de 12, c'est un progrès.
- Ce que vous aviez fait, vous ... J'ai la liste des impôts que vous aviez augmentés, c'est impressionnant jusqu'à y compris - et je vous en ai voulu à cette époque, non pas pour des raisons personnelles, en tant que maire de Paris, en tant qu'homme - en 1984 vous avez plus que doublé le taux de la TVA sur les aliments pour les chiens et les chats. Comme si ce n'était pas essentiellement un nombre considérable de personnes modestes et souvent seules qui comptent des animaux de cette -nature et que l'on a fait cette ponction injuste sur leurs revenus. C'est vous dire que tout était bon, j'évoquais tout à l'heure le décret de Bérégovoy, tout était bon. Alors, ne me parlez pas de justice sociale.
- Et puis puisque vous avez évoqué, monsieur Mitterrand, l'IGF, l'impôt sur le patrimoine, alors je voudrais vous poser une question. Moi, je suis pour faire payer les riches, naturellement, mais dans des conditions qui soient conformes à nos intérêts. Ma question est la suivante : nous allons avoir l'Europe, vous vous en réjouissez, vous ne cessez d'en parler. Vous expliquez qu'il faut faire l'harmonisation fiscale. Aujourd'hui l'impôt sur le patrimoine, l'impôt sur les grandes fortunes est, en Allemagne, la moitié de ce qu'il est en France. La moitié. Vous voulez créer ou recréer cet impôt, augmentant encore la différence. Que va-t-il se passer, alors, en 1992, lorsqu'il y a libre-circulation des capitaux ? Eh bien, il y aura forcément transfert des capitaux en Allemagne et, donc, appauvrissement de la France, incapacité d'investir et qui paiera les pots cassés, comme toujours ? Ce sont les travailleurs qui n'auront plus d'emploi, ce sont les entreprises qui ne pourront plus investir.
- Alors, vous savez, il ne faut pas jouer avec ces choses. Oh ! naturellement, sur le -plan de la démagogie, c'est excellent de dire : on fait payer les riches. Mais qui n'a pas cet objectif, naturellement ? Mais lorsqu'il s'agit de mettre en oeuvre une technique qui, au total, fera le malheur des autres et ça, on ne le leur dit pas, alors je dis : attention !. Moi, j'élimine toute démagogie, je sais que cette position n'est pas bien ressentie, que tous les sondages sont favorables. Mais je suis un homme politique responsable, je pense à la France de 1992 et je ne veux pas la voir se vider de ses capitaux au profit des Allemands.\
M. MITTERRAND.- Je voudrais répondre d'un mot.
- Mme COTTA.- Sur l'IGF.... sur l'impôt sur les grandes fortunes ?
- M. MITTERRAND.- Oui, d'abord, sur l'injustice fiscale, je ferai observer - exemple et contre-exemple - deux cas :
- un couple marié et deux enfants, patrimoine : 10 millions de francs, revenu 100000 francs par mois. Le bilan, gain fiscal pour cette famille : 70000 francs.
- Cas no 2, couple marié, deux enfants, son revenu n'est pas imposé. Il ne reçoit que 5000 francs par mois et ce contribuable là paiera 920 francs de plus...
- M. CHIRAC.- J'ai le même exemple pour la réforme Bérégovoy de 1985.
- M. MITTERRAND.- Vous avez dit : ce sont les travailleurs - ça me paraissait extraordinaire votre phrase - qui paieront les pots cassés de l'impôt sur les grandes fortunes. Nous continuons vraiment à vivre sur d'étranges nuages !
- Ce que je veux vous dire, c'est que ce n'est pas vrai, ce n'est pas exact que l'impôt sur les grandes fortunes soit plus cher qu'en Allemagne, il est nettement moindre. Ce n'est pas exact.
- Deuxièmement, il y a 5 pays de l'Europe, de la Communauté, qui ont un impôt du même ordre : l'Allemagne fédérale, nous en avons parlé, le Danemark, l'Espagne, le Luxembourg et les Pays-Bas. Donc, nous ne sommes pas isolés. Et la comparaison des taux permettra à nos entreprises de supporter fort bien la concurrence.\
M. MITTERRAND.- J'ajoute, enfin, que vous avez parlé des chats et des chiens - moi aussi je les aime beaucoup, d'ailleurs nous avons des chiens de la même espèce et Dieu sait si l'on s'y attache ! - alors, je ne peux pas vous répéter ce que j'avais entendu naguère : vous n'avez pas le monopole du coeur pour les chiens et les chats. Je les aime moi aussi. Mais lorsque la TVA a été effectivement augmentée par le gouvernement Mauroy, d'un point en moyenne, de 17 à 18,5, il y a eu baisse correspondante sur les produits alimentaires, c'est-à-dire les produits de première nécessité pour les humains.
- M. CHIRAC.- Monsieur Mitterrand, je ne parle pas des chiens et des chats, ce n'était pas un point dans le cas particulier, cela a été de 7 à 17,5, vous voyez c'est plus que doublé ! Mais, peu importe ! Encore que...
- Vous n'avez pas le droit, monsieur Mitterrand, vous n'avez pas le droit de dire aux Français que l'on peut créer votre impôt sur la fortune sans conséquences. Il y a des pays où il y a un impôt sur la fortune, mais pas d'autres impôts sur le capital, dans les pays que vous avez évoqués les autres impôts sur le capital sont beaucoup plus faibles. Quand vous prenez l'impôt sur le capital, vous voyez qu'en France, il est le double de l'Allemagne... référez-vous...
- M. MITTERRAND.- Non.
- M. CHIRAC.- Mais monsieur Mitterrand, référez-vous à ce qui est publié par la Communauté économique européenne.
- Deuxièmement, la moyenne européenne incluant l'Allemagne est de 40 % en-dessous de la France qui a l'impôt sur le capital le plus élevé de la Communauté, ce qui veut dire que notre problème sera de le diminuer si l'on veut être cohérent avec votre idée de l'Europe et non pas de l'augmenter. Naturellement ce n'est pas mon intérêt de dire cela la veille d'un scrutin, mais je me refuse à la démagogie. Les Français sont des gens sérieux, responsables, majeurs et je leur dis : si l'on augmente encore l'impôt sur le capital, c'est l'ensemble de nos capitaux qui, demain, partiront à l'extérieur. Et c'est cela qui est extrêmement dangereux.
- M. MITTERRAND.- En somme, je propose un revenu minimum garanti pour les plus pauvres...
- M. CHIRAC.- ... Nous le proposons tous...
- M. MITTERRAND.- ... et vous proposez un revenu maximum pour les plus riches.
- M. CHIRAC.- Non, je propose une activité minimum d'insertion pour tous, car moi je crois que lorsqu'on tend un chèque à qui en a besoin, on doit aussi lui tendre le regard et la main...
- M. MITTERRAND.- ... vous avez bien raison.
- M. CHIRAC.- ... j'ai raison mais c'est dans mon projet et non pas dans le vôtre. Vous avez peut-être un peu évolué mais, enfin, ce n'était pas dans le vôtre tel qu'il était exprimé.
- Mme COTTA.- Je vais être obligée de vous demander sur ce point.
- M. CHIRAC.- Et deuxièmement, je le répète : je me refuse à la démagogie dans ce domaine. Car, cette mesure est dangereuse, dangereuse pour l'ensemble des travailleurs français. Vous savez, monsieur Mitterrand, si vous revenez un instant en arrière, qu'est-ce qui a ruiné le bâtiment en France ? Pourquoi est-on tombé de 400000 logements lancés à 296000 en 5 ans pendant que vous gouverniez ? C'est tout simplement, pour l'essentiel, la conséquence d'un impôt sur les grandes fortunes qui a totalement stérilisé le bâtiment, qui en a été victime ? Des dizaines et des dizaines de milliers de travailleurs du bâtiment, je les connais, je suis corrézien, les Creusois sont à côté qui ont été licenciés. Ca, vous ne devez pas leur cacher.\
M. VANNIER.- Si vous voulez bien, c'est une bonne transition, je crois que c'est une bonne transition pour parler précisément de la situation de l'emploi en France. Et ma question est la même pour vous deux, messieurs, j'aimerais vous demander très simplement et la réponse est complexe, surtout dans un laps de temps assez court : quel discours crédible pouvez-vous tenir aujourd'hui sur le chômage ? Que proposez-vous concrètement pour créer des emplois ? Et que ferez-vous à ceux qui sont, aujourd'hui, au chômage et qui, malheureusement, pour certains, risquent d'y rester longtemps ?
- M. CHIRAC.- Je serai très bref sur ce point, c'est naturellement l'obsession de tout gouvernement, quel qu'il soit. L'emploi ne sera créé que dans les entreprises et si l'on veut que celles-ci créent de l'emploi, il faut leur en donner les moyens. C'est tout l'objet de ma politique. Je constate une chose. C'est que, depuis mars 1987, pour la première fois depuis 14 ans, le chômage a diminué, il a diminué de 5 %, très insuffisant ! mais c'est un début important et de 15 % pour les jeunes. On nous a dit : mais, vous les avez mis dans des stages, etc... en entreprise. Oui. Les trois quarts, à l'issue de leur stage, ont trouvé un emploi. Eh bien, je poursuivrai cette politique car l'emploi est pour moi, bien entendu, l'objectif prioritaire et je poursuivrai cette politique en donnant à nos entreprises les moyens d'investir et de créer les emplois qu'il leur faut, c'est vrai, notamment, pour les petites et moyennes entreprises.
- M. MITTERRAND.- Ceux qui nous écoutent auront corrigé d'eux-mêmes les appréciations de M. le Premier ministre et je ne dispose pas du temps nécessaire pour répondre point par point.
- Ce que je veux dire, c'est qu'il y a quatre manières de s'attaquer à ce problème et Dieu sait si nous sommes tous dans l'obligation absolue de pouvoir y répondre, quatre formes d'investissement :
- 1) un investissement éducatif :
- vous ne moderniserez pas nos entreprises, elles ne deviendront pas plus compétitives, si vous ne formez pas davantage, si nous ne formons pas davantage, si la France ne forme pas mieux ses jeunes. Si elle ne les forme pas mieux pour aborder, ensuite, leur métier, c'est-à-dire la formation professionnelle et l'enseignement technique. Ca commence là. En même temps, si vous ne développez pas la recherche, c'est-à-dire si vous n'avez pas les moyens par la science et la technique de fabriquer l'instrument, c'est-à-dire les machines, capable de supporter la concurrence américaine ou japonaise ou bien de quelques autres pays.
- 2) un investissement économique,
- 3) l'investissement social.
- Economique, je pense que certaines exemptions fiscales, puisque l'on en a parlé, seraient bien utiles ou des crédits d'impôt, chaque fois qu'une entreprise réinvestit ses bénéfices chez elle, plutôt que de dissiper ses bénéfices ailleurs.
- L'investissement social, ça veut dire simplement qu'il n'y aura pas de progrès économiques s'il n'y a pas de cohésion sociale, si ce mouvement en avant n'intéresse pas tous les travailleurs à quelque niveau qu'ils soient, ils souffrent vraiment d'injustices.
- 4) la dimension européenne.
- La dimension européenne nous permettra, sans aucune doute, si nous réussissons, si l'Europe réussit, de développer le travail et l'emploi dans des fortes proportions.
- M. CHIRAC.- Je voudrais dire sur le chômage que tout de même depuis un an, depuis mars 1987, nous avons 500 chômeurs - et pour moi ça compte, chaque chômeur compte - de moins par jour ouvré et de 1981 à 1985, il y a eu 500 chômeurs de plus par jour ouvré. Chaque chômeur est un compte, n'est-ce pas...
- M. MITTERRAND.- Vous vous répétez là et je conteste vos propos mais je laisse, une fois de plus, ceux qui m'écoutent les rectifier d'eux-mêmes dans leur vie quotidienne, dans ce qu'ils voient autour d'eux.\
M. VANNIER.- Nous parlons maintenant de problèmes de société, Michèle Cotta.
- Mme COTTA.- Nous avons 39 minutes du côté de M. Mitterrand et 38 minutes 53' du côté de M. Chirac avant de commencer ce troisième chapître sur ce dossier de société.
- Commençons, si vous voulez bien, par l'éducation. Le système éducatif français ne semble pas en adéquation parfaite avec nos problèmes et nos besoins économiques, puisque des dizaines de milliers de jeunes ne trouvent pas de travail et qu'en revanche certains travaux restent sans personne pour les occuper. Alors, les classes sont souvent surpeuplées, en revanche les enseignants sont sous-payés, alors que faut-il faire pour une éducation digne de la France des années 1990 ?
- M. MITTERRAND.- Vous savez, cela revient souvent au même, il faut augmenter les crédits de l'éducation nationale, d'abord. Bien entendu, il faudra beaucoup d'autres conditions. J'ai prévu qu'en 1992, il devrait y avoir 15 à 16 milliards de plus consacrés à l'éducation nationale, étant entendu que la progression qui nous conduira de 1988 à 1992, représentera environ une quarantaine de milliards. C'est indispendable, c'est la priorité absolue aux trois destinations essentielles :
- la revalorisation de la fonction enseignante. Il faut penser à nos enseignants, dont la qualité est grande mais qui ont besoin d'être soutenus.
- Il y a l'amélioration de l'instrument, nos écoles, nos universités sont souvent, souvent, pas toujours, souvent dans une situation matérielle très triste,
- Enfin l'essentiel, il faut diversifier les formes d'enseignement pour que toutes les technologies compétitives, pratiquées par le monde, puissent être enseignées à nos enfants.
- Voilà le premier point que je puis vous dire pour ne pas dépasser mon temps.
- M. CHIRAC.- Sur ces problèmes au niveau général nous sommes tous d'accord, bien entendu et je souscris tout à fait à ces objectifs. Ce qui me conduit simplement à une observation et une question.
- L'observation, c'est : depuis 25 ans, je suis de près les problèmes de l'éducation nationale et de son budget, le budget de l'éducation nationale a toujours augmenté, sauf pendant une période : de 1981 à 1985, où il est passé de 19 % du budget de l'Etat à 18 %... naturellement il a augmenté en valeur absolue ... je veux dire en valeur relative dans les priorités que lui confère l'Etat. C'est la seule période pendant laquelle le budget, en valeur relative, a baissé.\
`M. CHIRAC. Suite sur l'éducation`
- Ma question - ça, c'est une simple constatation, mais je me réjouis de voir naturellement que maintenant vous donnez à cette fonction essentielle pour l'avenir de notre pays et pour nos jeunes la priorité qu'elle mérite - est d'une -nature différente. Chacun se souvient du drame qu'a été pour beaucoup de Français, le conflit sur l'école libre. Vous parlez souvent de rassemblement, c'est un domaine où vous avez plutôt apporté la division, enfin vous et votre gouvernement. Les choses se sont calmées, mon gouvernement a commencé à redresser la situation, son objectif, vous le savez, c'est de faire en sorte que le plus rapidement possible les conditions financières soient les mêmes pour les familles, qu'elles optent pour l'enseignement privé ou pour l'enseignement public. Alors, ma question, c'est - parce que je n'ai pas bien compris votre position sur ce point et les Français y seront certainement sensibles, vous l'imaginez ! - "avez-vous définitivement renoncé au grand service public laïc unifié ? Et acceptez-vous la parité et l'égalité, le droit pour chacun, de choisir sa forme d'école ou, au contraire, avez-vous l'intention de relancer cette querelle idéologique ?
- M. MITTERRAND.- Mais la liberté de choix n'a jamais été contestée par personne...
- M. CHIRAC.- Oui, mais c'est la liberté des moyens... Ce n'est pas à un socialiste que je dirai que tout est conditionné par les moyens...
- M. MITTERRAND.- Permettez-moi de vous dire qu'après la loi Guermeur, c'est l'enseignement public qui s'est trouvé désavantagé sur ce plan-là par -rapport à l'enseignement privé.
- Mais vous semblez un peu tenté de raviver une querelle qui nous a fait beaucoup de mal, pas depuis quelques années, depuis près d'un siècle et demi. Vous savez très bien à quel point a pesé sur l'histoire de la France le conflit scolaire. La célèbre loi Falloux qui tentait de réparer, selon son auteur, ce qui avait été fait sous l'Empire et l'université laïque et puis la réaction qui s'est produite avec les lois de Jules Ferry. La naissance des instituteurs modernes autour de l'école publique, l'école primaire. Le conflit a rebondi après la Deuxième Guerre mondiale, mais moins vivement dans la mesure où dans les deux guerres les Français s'étaient reconnus. Les deux traditions sont toutes les deux respectables et l'enseignement public se sentait offensé par la manière dont il était traité en face de l'enseignement privé, d'où cette réaction et ces exigences.
- Mais cette revendication n'est pas majoritaire et, en 1984, j'ai, avec le ministre Jean-Pierre Chevènement, apaisé le conflit, assez de temps, en tout cas, pour qu'il ne connaisse aucun rebondissement depuis cette époque. Pourquoi voulez-vous raviver cette dispute profonde, puisqu'elle est souvent de caractère spirituel.
- Quand je parle d'unir les Français, ce n'est pas en commençant par chercher à les diviser, là où le point est le plus sensible, c'est-à-dire la croyance en soi-même et dans la transcendance. En tout cas, je parle de l'école privée, lorsqu'elle est d'essence spirituelle mais il y a beaucoup d'écoles privées qui sont simplement des écoles commerciales, mais, enfin, vous comprenez ce que je veux dire !
- M. CHIRAC.- Je me réjouis d'une déclaration de cette -nature.\
M. VANNIER.- Vous avez parlé de l'éducation, de la formation £ dans les problèmes de société, nous en avons dit un mot tout à l'heure, il faut également parler d'immigration. Il y a aujourd'hui environ 4,5 millions d'étrangers mais vivant en France. La question que nous vous posons est simple : faut-il stopper toute nouvelle immigration ? Croyez-vous qu'il soit souhaitable, peut-être, d'encourager le retour d'un certain nombre de ces travailleurs étrangers vers leur pays d'origine ?
- M. MITTERRAND.- Il faut d'abord distinguer, c'est un problème qui a été vraiment exagéré et compliqué à plaisir. Il y a plusieurs catégories de personnes visées par le débat actuel.
- Il y a d'abord ceux qui ne sont pas des immigrés, qui sont des enfants d'immigrés, qui sont des enfants d'immigrés et qui sont nés sur notre sol. Ceux-là ont vocation... ils sont Français, sauf s'ils en décident autrement à l'âge de 18 ans.
- Il y a, ensuite, les naturalisés £ ce sont les immigrés qui désirent devenir Français, là l'administration étudie leur cas et il aboutit à reconnaître le droit à la naturalisation, selon son propre rythme. Je n'insiste pas.
- Et puis il y a les immigrés, ceux qui n'ont pas envie de devenir Français, qui veulent rester attachés à leur pays d'origine, de deux catégories : il y a les clandestins, et il y a ceux qui sont reconnus parce qu'ils ont un contrat de travail et une carte de séjour.
- Ceux qui sont clandestins, il n'y a qu'une seule loi possible : il faut - c'est malheureux pour eux mais c'est la nécessité - qu'ils rentrent chez eux. Et les dispositions doivent être prises et elles ont été prises pour ceux-là, pour qu'ils rentrent chez eux.
- Et puis il y a ceux qui sont là avec leur contrat de travail et leur carte de séjour. Puisqu'il y en a trop - ce que je sais c'est que dans les années qui ont précédé 81, il y a eu une formidable aspiration à faire venir chez nous des immigrés, sans doute pour les payer moins bien que les autres, moins bien que les travailleurs français. On est allé les chercher par charters et par camions tout entiers, on les a déversés en France dans nos grandes usines, particulièrement de la région parisienne. Ensuite, ces gens-là, ils se sont installés, ils ont fondé leur famille très souvent, ils ont parfois épousé des femmes françaises, ils ont vécu... et ça devient très difficile de les traiter sans nuances. Et pourtant le gouvernement Mauroy a pris des dispositions pour faciliter leur réinsertion dans leur pays d'origine, leur donnant certains avantages pour qu'il puissent d'eux-mêmes partir. C'est-à-dire qu'il faut réduire le nombre, bien entendu. Il faut le faire dans le respect du droit et dans le respect des personnes. Voilà ce que je voulais dire pour commencer.
- M. CHIRAC.- Je sens comme une évolution, monsieur Mitterrand, dans votre propos sur ce sujet par -rapport à ce que j'avais cru entendre dans le passé, mais je reconnais que les circonstances peuvent y appeler et qu'un petit clin d'oeil par çi et un petit clin d'oeil par là peut ne pas être inutile.
- Ce qui prouve que vous avez conscience que vous en aurez besoin...
- M. MITTERRAND.- Où sont les nuances ? Excusez-moi de vous avoir interrompu.\
M. CHIRAC.- Je voudrais répondre, moi, très clairement en m'appuyant sur mon bilan dans cette affaire £parce que c'est très gentil de faire des promesses, mais enfin, encore faut-il qu'elles soient rendues crédibles par un bilan. S'agissant de l'immigration tout court, il faut la stopper, parce que nous n'avons plus les moyens de donner du travail à des étrangers. Aussi, naturellement, en supposant quelques souplesses, mais il faut la stopper. S'agissant de l'immigration clandestine, il faut évidemment lutter contre cette immigration avec beaucoup d'énergie et reconduire les intéressés à la frontière ou les expulser. Ils ont pris leurs risques en venant chez nous de façon illégale, ils sont le vivier naturel, non pas en raison de leurs origines, naturellement, mais parce que ce sont des marginaux et qu'ils se cachent, ils sont le vivier naturel des délinquants, voire des criminels, il faut donc les expulser.
- En 1981, 1982, 1983, vous en avez régularisé 130000. Erreur capitale, car cela a été immédiatement un appel équivalent et même beaucoup plus large. Nous, nous avons refoulé, en deux ans, plus de 130000 personnes, ce qui fait tout de même 200 par jour et je considère que ce n'est pas suffisant. Nous le faisons, naturellement, en nous entourant de toutes les exigences de l'humanisme, de respect des droits de l'homme, mais c'est une nécessité impérieuse.
- Et puis nous devons nous protéger contre ces entrées. Alors, je voudrais simplement poser une question : "Moi, j'ai fait voter des lois pour la sécurité, mais j'imagine que nous y viendrons tout à l'heure et contre l'immigration et notamment l'immigration clandestine. En particulier, une loi très importante, celle du 9 septembre 1986 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France. Naturellement les socialistes ont voté contre, l'ont traitée de loi scélérate et je crois que vous aviez quelques observations sur cette loi. Elle est pourtant indispensable si l'on veut maintenir le cap dans ce domaine. Ma question est la suivante : les Français y sont sensibles, est-ce que votre intention est de poursuivre ma politique dans ce domaine et, notamment, de maintenir la loi du 9 septembre 1986 ou, au contraire, votre intention est-elle de changer et, notamment, de la faire abroger dans l'hypothèse, dans l'hypothèse où vous seriez élu ? C'est un problème d'identité nationale et de mode de vie des Français et de cohésion sociale.
- M. MITTERRAND.- Vous n'avez pas fait de clin d'oeil, là, à personne ?
- M. CHIRAC.- Mais, moi, je n'ai pas changé £ j'applique une politique depuis 2 ans, monsieur le Président...
- M. MITTERRAND.- C'était une remarque...
- M. CHIRAC.- ... ce qui est tout à fait différent... depuis deux ans... et là c'est en tant que Premier ministre que je l'ai fait. Maintenant, en tant que candidat, je dis à monsieur Mitterrand : qu'allez-vous faire ? Ma politique ou, au contraire, la vôtre ?
- M. MITTERRAND.- Je vais vous répondre. Mais, est-ce la vôtre ? Cette politique que vous venez de définir ?
- M. CHIRAC.- ... celle que j'applique depuis deux ans...
- M. MITTERRAND.- C'est cela, vous voulez dire celle qui pourrait réunir les 51 % dont parlait M. Pasqua l'autre soir...
- M. CHIRAC.- ... Beaucoup plus que cela, sur ce sujet qui préoccupe les Français...
- M. MITTERRAND.- Très bien. Bon, donc pas de clin d'oeil !\
`M. MITTERRAND.- Suite sur l'immigration`
- Mais pour ce qui touche à ma réponse à moi, je vais vous dire - reprenant mon exposé de tout à l'heure - que l'afflux des immigrés - je l'ai sous les yeux - s'est situé entre 1962 et 1975. On est passé de 1770000 dans les années précédentes à 3440000. Ca s'est un peu stabilisé à partir de 1974, puisque, en 1982, on trouve 3680000, c'est-à-dire seulement 60000 de plus qu'au cours des années précédentes. Mais pourquoi est-ce que les entreprises françaises encouragées par vos gouvernements, où n'étaient pas les socialistes, pourquoi... et où vous étiez... ont-elles, d'une façon aussi imprévoyante, ouvert les portes de la France à ces travailleurs ? Je dis pour une raison : c'est parce qu'on les payait moins cher et que l'on organisait la concurrence à l'égard des travailleurs d'origine française. Et on les traitait fort mal ces immigrés qui se trouvaient dans cette situation. Alors, en 1981 ou 1982 on s'est trouvé devant un cas véritablement très difficile, car la loi, qui était adoptée à l'époque, a estimé que pouvaient rester en France les immigrés qui étaient là depuis 15 ans ou qui s'étaient mariés avec une Française ou qui vivaient là depuis l'âge de 10 ans. Est-ce que c'était normal ou anormal, juste ou injuste ? Je ne participerai pas, en dépit des événements électoraux, à cette sorte de chasse à l'immigré à laquelle certains se livrent.
- Qu'il faille exclure les clandestins, j'ai dit : nous en sommes d'accord. Qu'il faille réduire le nombre des immigrés venus régulièrement, j'en suis convaincu, c'est pourquoi la loi de réinsertion dans leur pays a été adoptée au temps du gouvernement Mauroy et il faut continuer, en traitant humainement et correctement ces immigrés-là.
- Alors vous posez la question : on les renvoie et même les clandestins, d'une façon catégorique. Dans la loi en question, il faut tenir compte de l'urgence. Elle était déjà comprise dans la loi de 1982, l'extrême urgence, la nécessité absolue, l'ordre public. Je pense simplement qu'il faudra restituer au pouvoir judiciaire la compétence qui est la sienne chaque fois qu'il s'agit du droit des personnes £ pour le reste, nous vivons dans une période trop difficile et trop dangereuse, pour remettre sur le chantier constamment les lois qui ont été adoptées.\
M. CHIRAC.- Et le droit de vote aux étrangers, pouvez-vous nous dire les raisons qui militent, selon vous, pour que l'on accorde le droit de vote aux étrangers, c'est quelque chose qui m'a toujours étonné !
- M. MITTERRAND.- Oui, vous auriez pu après tout me convaincre avec votre discours de Bruxelles en 1979, lorsque vous avez préconisé, devant des Africains noirs, à qui vous vouliez peut-être faire plaisir, la participation aux élections municipales des étrangers en France...
- M. CHIRAC.- Je demande l'autorisation de vous interrompre, monsieur Mitterrand. Ou vous êtes mal informé, ce qui m'étonnerait compte tenu de la qualité de vos collaborateurs. Ou il s'agit là - j'ose prononcer le mot - d'une affirmation qui n'est pas de bonne foi. Vous savez parfaitement que, là encore, seul un journaliste qui ne parlait pas le français, qui appartenait à un journal flamand, a entendu cela et que, d'ailleurs, deux jours après, le journal, à ma demande, très honnêtement, a reconnu que son journaliste, ne parlant pas pratiquement le français, avait mal compris et a rectifié la vérité. Alors, bon, ça n'a pas d'intérêt tout cela, c'est de la petite polémique. Mais que pensez-vous donc de ce droit de vote aux étrangers ?
- M. MITTERRAND.- Vous avez réitéré des intentions qui était généreuses, pas très réalistes mais généreuses, l'année suivante le journal "Le Monde" en a rendu compte. Mais passons là-dessus, ce que je veux vous dire, c'est que, personne ajourd'hui, personne ne propose - enfin personne, si, M. Juquin l'a fait - en dehors de lui, personne n'a proposé la participation des immigrés aux élections, même municipales. Je l'avais fait en 1981, c'était le 80ème point de mes propositions de l'époque et j'ai constaté, depuis lors, du temps des gouvernements à direction socialiste, que l'opinion publique française ne suivait aucunement et qu'il convenait d'en tenir compte. Voilà pourquoi je n'ai pas repris cette proposition, tout en rappelant qu'en Europe d'autres pays sont allés plus loin que nous, nous sommes aussi civilisés qu'eux, et je pensais que les Français devaient réfléchir à cette question, c'est pourquoi j'en ai parlé sans proposer de droit de vote.
- M. CHIRAC.- Moi, ma position est très claire, je considère que ce n'est ni constitutionnel, ni conforme à la dignité de citoyen français de reconnaître une espèce de sous-citoyenneté à des étrangers. On est Français ou on n'est pas Français, on vote ou on ne vote pas.\
M. CHIRAC.- Ce qui me conduit, peut-être, à dire un mot alors de la sécurité. Et à poser une question là aussi. Les deux débats - et c'est dommage - ont souvent été mêlés de sécurité et d'immigration, ce qui est vrai, c'est que la sécurité s'est considérablement dégradée depuis longtemps et que cette dégradation s'est fortement amplifiée au point de devenir insupportable et profondément injuste, de mettre en cause la première des libertés pour un individu qui est d'aller, de venir, de posséder, sans être agressé ou détroussé pendant la période de pouvoir socialiste. J'ai, dès la formation de mon gouvernement, pris toute une série de mesures, notamment 5 ou 6 lois qui ont été qualifiées de sécuritaires, qui ont été naturellement combattues par les socialistes £ je pense, notamment, par exemple, à la loi du 3 septembre 1986 qui rétablit les contrôles d'identité.
- Ce que je voudrais savoir, monsieur Mitterrand, c'est, si, là encore, vous avez changé d'avis, si vous avez abandonné un peu l'appréciation antérieure à 1986, je veux dire un peu indulgente et on dit aujourd'hui laxiste, dans le domaine de la sécurité et si vous poursuivrez, dans l'hypothèse où vous seriez élu, une politique de renforcement de la sécurité, ce qui est mon intention, vous le savez, et en pensant aux gens les plus modestes, les plus fragiles qui sont toujours les premières victimes des voyous ou des agresseurs de toute sorte. Et notamment est-ce que vous abrogerez ou non la loi sur le contrôle des identités et les autres lois dites sécuritaires que j'ai fait prendre ?
- Et ceci me conduit, enfin, à une dernière question : que pensez-vous d'une proposition que j'avais faite en 1981 et qui, dans ces domaines de société, pourrait trouver sa justification et dans ces domaines de problèmes de société, et qui est le référendum d'initiative populaire que j'avais proposé en 1981 ?
- Mme COTTA.- Monsieur Mitterrand, une minute pour répondre à tout cela.
- M. MITTERRAND.- Vraiment je n'accepte pas - et je le dis aux Français qui m'écoutent - les incriminations dont vous vous êtes fait l'interprète. Dans la lutte contre l'insécurité, il y a eu continuité, chacun selon son caractère, la loi d'amnistie de 1981 répondait exactement aux mêmes critères que les lois d'amnistie qui avaient été proposées, qui avaient été adoptées lorsque M. Pompidou a été élu et lorsque M. Giscard d'Estaing a été lui-même élu.
- Par la suite, MM. Defferre et Joxe ont recruté 16000 personnes pour l'ordre public, gendarmes ou policiers, effort qui n'a pas eu de comparaison depuis lors. Monsieur Joxe a fait adopter une loi de modernisation de la police qui sera le vrai moyen de donner à la police les dispositions, de pouvoir prendre les mesures indispensables pour lutter efficacement contre la criminalité, la délinquance ou le terrorisme.\
M. MITTERRAND.- Action directe, lorsque le procès récemment s'est déroulé, dans le box des accusés il y avait 19 personnes, 15 d'entre elles avaient été arrêtées sous les gouvernements précédents, 4 - et je m'en suis réjoui et j'ai félicité le ministre à l'époque - ceux qui étaient les plus connus, l'ont été par la suite. Quinze sur dix-neuf avaient été arrêtés avant 1986.
- Et je n'ai jamais relâché de terroriste et je n'ai jamais grâcié de terroriste. Tel n'a pas été le cas au cours des 10 dernières années. Du reste, je suis d'une totale intransigeance dans ce domaine et j'estime qu'il faut absolument lutter contre la criminalité qui a commencé de baisser dans les statistiques officielles, que le ministre de l'intérieur a publiées, je les ai là, à partir de 1985. Voilà ce que je voulais vous dire, sur cette sorte d'accusation plus ou moins exprimée. En vérité, votre gouvernement a su faire quelque chose de bien meilleure façon que ses prédécesseurs : il a bien fait sa propagande.
- Mme COTTA.- Monsieur Chirac, vous avez 3 minutes de retard, vous concluez sur cette partie et nous passerons à la politique étrangère, après, si vous le voulez bien.
- M. CHIRAC.- Oui, tout cela est très gentil, mais moi je constate les choses, je suis maire de Paris, je me promène dans la rue, je vois des gens sur les trottoirs, des vieilles dames, des enfants et je vois qu'ils sont aujourd'hui beaucoup moins anxieux qu'ils ne l'étaient il y a deux ans.
- Ils ne sont pas rassurés mais beaucoup moins anxieux. Pourquoi ? Tout simplement, puisque vous avez tant de statistiques, monsieur Mitterrand, parce que, en 1986, il y avait 600 crimes et délits par jour de plus qu'en 1981 et en 1988 il y a 600 crimes et délits de moins par jour qu'en 1986.\
M. CHIRAC.- Je n'avais pas parlé d'amnistie mais vous me conduisez à en dire un mot. Moi, je constate une chose, lorsque vous avez été élu Président de la République et lorsque vous avez formé votre gouvernement, vous parliez d'Action directe, ce n'est pas moi qui l'ai évoqué - Rouillan et Ménigon étaient en prison, c'est un fait. Ensuite, ils en sont sortis, quelque temps après, et vous me dites : je ne les ai pas grâciés, je ne les ai pas amnistiés... Alors, ils ont dû sortir par l'opération du Saint-Esprit, c'est possible ! c'est étrange !
- Ce que je sais, en revanche, c'est que nous avons eu beaucoup de mal, moi, quand mon gouvernement a été formé, ils étaient en liberté, hélas ! nous avons eu beaucoup de mal à les retrouver, nous les avons retrouvés, nous les avons mis en prison, hélas ! entre temps, ils avaient assassiné Georges Besse et le général Audran. Ce n'est pas moi qui ai évoqué cela, mais c'est un fait. De même que le terrorisme basque ou corse, j'ai lutté et je lutterai de tous mes moyens, comme le terrorisme en Nouvelle-Calédonie, dont nos gendarmes aujourd'hui sont victimes et d'autres risquent de l'être demain. Comme le terrorisme dans les Antilles et qui se développe chaque fois qu'on lui fait également un petit clin d'oeil ou une connivence.
- Ce n'est pas dans mon tempérament de faire cela et je ne sais pas si vos gouvernements ont fait tant de choses ! Mais, moi, je vais vous dire une chose qui, elle, n'est certainement pas contestable, demandez aux Français s'ils préfèrent avoir comme ministre de l'intérieur, Charles Pasqua ou Pierre Joxe, vous serez probablement stupéfait du résultat !
- M. MITTERRAND.- Vous en êtes là, Monsieur le Premier ministre...
- M. CHIRAC.- Oui.
- M. MITTERRAND.- ... c'est triste, et pour votre personne et pour votre fonction, que d'insinuations en quelques mots. Rouillan n'était pas encore l'assassin qu'il est devenu, il était passible d'une peine inférieure aux six mois prévus par l'amnistie qui a été votée par le Parlement. Il n'est devenu le terroriste-assassin que plus tard £ c'est indigne de vous de dire ces choses et Nathalie Ménigon a été libérée par une décision de justice, c'est indigne de vous de dire ces choses...
- M. CHIRAC.- ... C'est vous qui l'avez évoqué, monsieur Mitterrand, ce n'est pas moi... Vous me dites que nous avons fait de la publicité en matière de lutte contre le terrorisme, je vous dis : non, nous avons réglé des problèmes.
- M. MITTERRAND.- Je les ai évoqués sur un tout autre ton. C'est indigne de vous.\
M. MITTERRAND.- Moi, je n'ai jamais libéré les terroristes. Et à une époque où vous étiez une première fois Premier ministre, je me souviens des conditions atroces dans lesquelles vous avez libéré un Japonais terroriste parès l'attentat de Saint-Germain, au Publicis. Je me souviens des conditions dans lesquelles, un peu plus tard, avec votre majorité, vous avez libéré Abbou Daoud. Je suis obligé de dire que je me souviens des conditions dans lesquelles vous avez renvoyé en Iran M. Gordji, après m'avoir expliqué, à moi, dans mon bureau, que son dossier était écrasant et que sa complicité était démontrée dans les assassinats qui avaient ensanglanté Paris à la fin de 1986. Voilà pourquoi je trouve indigne de vous l'ensemble de ces insinuations.
- M. CHIRAC.- Monsieur Mitterrand, tout d'un coup vous dérapez dans la fureur concentrée. Je voudrais simplement relever un point, dont je ne sais pas s'il est digne ou indigne de vous, je n'ai jamais levé le voile sur une seule conversation que j'ai pu avoir avec un Président de la République dans l'exercice de mes fonctions. Jamais. Ni avec le général de Gaulle, ni avec Georges Pompidou, ni avec Valéry Giscard d'Estaing, ni avec vous.
- Mais est-ce que vous pouvez dire, monsieur Mitterrand, en me regardant dans les yeux, que je vous ai dit que Gordji, que nous avions les preuves que Gordji était coupable de complicité ou d'actions dans les actes précédents. Alors que je vous ai toujours dit que cette affaire était du seul ressort du Juge, que je n'arrivais pas à savoir, ce qui est normal compte tenu de la séparation des pouvoirs, ce qu'il y avait dans ce dossier et que, par conséquent, il m'était impossible de dire si, véritablement, Gordji était ou non impliqué dans cette affaire et le Juge, en bout de course, a dit que non. Peu importe la chose, je regrette d'avoir à développer un élément de notre conversation, mais pouvez-vous vraiment contester ma version des choses en me regardant dans les yeux.
- M. MITTERRAND.- Dans les yeux, je la conteste. Car lorsque Gordji a été arrêté et lorsque s'est déroulée cette grave affaire du blocus de l'Ambassade `d'Iran` avec ses conséquences à Téhéran, c'est parce que le gouvernement nous avait apporté ce que nous pensions être suffisamment sérieux comme quoi il était l'un des inspirateurs du terrorisme de la fin de 1986. Et cela, vous le savez fort bien...
- M. CHIRAC.- Passons ! Je ne joue pas au poker... mais on parle de dignité...
- M. MITTERRAND.- Il n'y avait pas de fureur, non. Il y avait de l'indignation, monsieur le Premier ministre.\
Mme COTTA.- Nous passons, si vous voulez bien, au dernier volet. Vous en êtes, je dis les temps de parole, comme à la fin de chacune des parties, 53 minutes 40 secondes pour François Mitterrand, 52 minutes 17 secondes pour Jacques Chirac.
- La politique étrangère, dans un mois, messieurs, M. Reagan et M. Gorbatchev se retrouvent à Moscou. Alors jugez-vous que les Européens, pourtant concernés au premier chef, ont été assez consultés sur les problèmes du désarmement ?
- Et, enfin, autre question qui rejoint celle-là, croyez-vous ou ne croyez-vous pas à la sincérité de M. Gorbatchev ?
- M. CHIRAC.- Moi, je ne fais pas de procès d'intention et je pense qu'il est, de surcroît, de l'intérêt de M. Gorbatchev de diminuer les charges que la production considérable et l'entretien d'armements tout à fait excessifs fait peser sur la vie des Soviétiques. Donc, j'imagine qu'il est de bonne foi.
- Je suis néanmoins extrêmement vigilant car je reste convaincu que jamais un dirigeant soviétique n'abandonnera son objectif qui est de neutraliser l'Europe occidentale. Jamais. Et, par conséquent, je considère que nous ne devons pas, dans l'-état actuel des choses, baisser la garde, que nous devons conserver tous les moyens permettant d'être suffisamment dissuasifs pour éviter toute tentation d'aventure de la part des Russes ou de quiconque d'autre.
- M. MITTERRAND.- Le problème n'est pas, madame Cotta, de savoir si M. Gorbatchev est sincère. Le problème est que tout puisse se dérouler sur la scène du monde comme si il était sincère. Je veux dire qu'il soit tenu d'être sincère. Voilà pourquoi il faut à la fois approuver ses démarches en faveur du désarmement et en même temps il faut prendre nos précautions pour assurer la sécurité de l'Europe et la nôtre.\
`M. MITTERRAND.- Suite sur le désarmement`
- Et de ce point de vue j'approuve tout à fait l'Accord de Washington qui a vu les deux plus grands pays du monde s'entendre sur une réduction de leur arsenal nucléaire. J'en demande davantage et j'estime que la priorité aujourd'hui est au désarmement des forces conventionnelles entre l'Est et l'Ouest, c'est-à-dire à la frontière des deux Allemagne et de la Tchécoslovaquie et de l'Allemagne où les Soviétiques disposent d'une puissance infiniment supérieure à la nôtre, alors on saura si M. Gorbatchev est tout à fait sincère.
- Mme COTTA.- Le désarmement, monsieur Chirac ?
- M. CHIRAC.- Sur ce désarmement, je considère que l'Europe ne doit pas aujourd'hui, en termes nucléaires, aller au-delà des accords conclus. Sans cela, ce serait dangereux. Notre pays a été assuré par la dissuasion nucléaire. Dissuasion nucléaire à laquelle vous êtes aujourd'hui très attaché, M. Mitterrand et je m'en réjouis, mais je voudrais tout de même rappeler qu'elle a été inspirée et mise en oeuvre par le général de Gaulle, que nous lui devons à ce titre notre capacité de grande puissance, qu'elle a été combattue par vous. Et je me demande si, en 1965, vous aviez été Président de la République, nous n'aurions pas de force nucléaire. Vous voyez combien les choses peuvent changer le destin d'un pays, à l'occasion d'une élection.
- Pour le reste, j'estime que la priorité, aujourd'hui, c'est la réduction des arsenaux centraux, russes et américains, qui sont les plus dangereux naturellement et qui nous prendraient en otages si nous n'avions pas les moyens de dissuasion nécessaires et, d'autre part, la réduction du déséquilibre qui existe sur le plan des armes classiques et chimiques entre les pays de l'Est et les pays de l'Alliance atlantique.
- M. MITTERRAND.- Je dirai simplement un mot, c'est que M. le Premier ministre m'a posé une question importante par -rapport à la notion de force de frappe, je veux dire à la stratégie de dissuasion nucléaire. Voyez-vous, monsieur le Premier ministre, je suis très sensible, très attaché à la continuité de la politique extérieure de la France et j'assume cette continuité £ elle s'est appelée de Gaulle, Pompidou, Giscard d'Estaing, elle porte aujourd'hui mon nom. Et est-ce que vous croyez vraiment qu'à 30 ans de distance, je vais bousculer les données de l'équilibre international et les conditions de la sécurité française, c'est-à-dire le fondement de notre défense nationale, sur lesquelles notre armée est organisée pour avoir raison 30 ans plus tard...
- M. CHIRAC.- Et d'ailleurs vous auriez tort...
- M. MITTERRAND.- Oui, voyez, j'aurais sûrement tort ! J'aurais sûrement tort ! La continuité de la France doit être assumée par tous ceux qui en ont la charge, en 30 ans il se passe beaucoup de choses et j'en tiens compte. Et je ne veux pas que, d'un gouvernement à l'autre, on passe son temps à défaire ce qui a été fait.\
M. VANNIER.- Messieurs, j'aimerais vous poser une question sur le problème des otages. Trois Français sont encore retenus en otage...
- M. CHIRAC.- Si vous me permettez, avant les otages... Je suis, naturellement, très favorable à cette continuité, surtout lorsqu'elle s'inscrit dans le droit fil d'une conviction qui a toujours été celle de ma famille politique. Mais elle m'inspire, tout de même, une réflexion. Si, monsieur Mitterrand, vous aviez été élu beaucoup plus tôt, vous auriez pu l'être ! Nous n'aurions pas nos institutions d'aujourd'hui, vous les avez combattues avec beaucoup de violence dans le propos comme dans l'action. Nous n'aurions pas de force de frappe, vous l'avez combattue avec une très grande violence, vous l'assumez aujourd'hui et je m'en réjouis - vous l'assumez d'ailleurs avec enthousiasme, et j'en suis content, mais vous l'avez combattue avec une très grande violence -. Si je rapproche cela - et à l'époque les Français étaient favorables à nos institutions dans leur immense majorité, à notre défense dans leur majorité, vous avez, là, tenté de les diviser - de la politique faite en 1981 en faveur du peuple de gauche, de la querelle de l'école que l'on évoquait tout à l'heure et puis, alors, vous m'avez dit : "Est-ce que vous voulez la raviver ?" Dieu sait que non. Mais, vous, vous l'avez fait. Tout cela me conduit à m'inquiéter parce que vos actions passées ont été marquées ou par une erreur d'appréciation ou par une action de division, et, aujourd'hui, vous me dites : "Je suis, moi, le rassembleur". C'est curieux. Et je me dis si, par hasard, vous avez raison cette fois-ci, après une si longue carrière, c'est évidemment possible, mais si une fois encore, vous aviez une mauvaise appréciation, c'est dangereux !
- M. MITTERRAND.- Monsieur le Premier ministre, j'ai été pendant 24 ans dans l'opposition, ce n'est pas diviser la France que d'exercer son droit démocratique d'être pour ou contre. Et pendant ces 24 ans-là, l'histoire s'est faite ou a été faite par d'autres que par moi. Et voilà qu'en 1981, je suis devenu le premier responsable : à ce moment-là j'avais à choisir entre la satisfaction personnelle de défaire ce qui avait été fait et l'erreur grave, au regard de mon pays, de vouloir à 25 ans ou 30 ans de distance tout reprendre à zéro. J'ai préféré servir la France comme je le concevais. Et de vous retourner ce raisonnement : si vous aviez été ... eh bien, il n'y aurait pas d'Europe aujourd'hui, car vous étiez contre. Vous voyez, on peut changer.\
M. VANNIER.- Messieurs, vous aurez dans quelques minutes, 3 minutes pour conclure chacun, mais avant j'aimerais vous poser une dernière question.
- Je le disais, tout à l'heure, il y a trois Français retenus en otages au Liban, je ne vous demanderai pas quand ils seront libérés, je ne sais pas si vous pourriez nous apporter cette réponse et si vous la connaissez, j'imagine que vous ne la donneriez pas ainsi publiquement.
- J'aimerais quand même vous posez une question : est-ce que, sur cette affaire, il y a eu au cours des deux années qui viennent de s'écouler, un accord entre vous et est-ce que vous pensez l'un et l'autre ou l'un ou l'autre, qu'il existe en la matière une bonne politique ? Et, notamment, une bonne politique pour l'avenir qui peut éviter à la France de se trouver à nouveau en pareille situation ?
- M. MITTERRAND.- Oh ! je crois qu'il n'y a qu'une méthode : qui est la fermeté. Bien entendu la négociation, tant qu'il est possible, pas avec les terroristes, avec ceux qui peuvent peser sur eux. Et la fermeté, car les otages qui seraient libérés dans des conditions douteuses ou suspectes, ce serait d'autres otages bientôt qui seraient pris en compte par tous ceux qui veulent combattre notre pays. Mais je dois dire que sur cette affaire-là, dont je parlerai extrêmement peu, car le silence est un devoir premier dans une affaire comme celle-ci, nous avons suivi une politique sur laquelle je ne remarquerai aucune contradition.
- M. CHIRAC.- Je n'ai rien à ajouter sur ce point.\
M. VANNIER.- Messieurs, nous arrivons à l'issue de ce débat, vous devez maintenant conclure, l'un et l'autre, vous disposez de trois minutes pour ce faire, le tirage au sort, je vous le rappelle, a désigné d'abord M. François Mitterrand pour conclure, puis M. Jacques Chirac.
- M. MITTERRAND.- Eh bien, je regrette que ce débat n'ait pas porté sur les problèmes de protection sociale, que nous n'ayons pas pu débattre de la sécurité sociale en péril et menacée. Je regrette que l'on n'ait pas défendu les idées qui me sont les plus chères, car c'est là que se situe la plus grave injustice, les injustices, les inégalités. Je ne veux pas que s'organise la solidarité du pauvre au pauvre, alors qu'il doit y avoir la solidarité du riche au pauvre et que tous les Français doivent être ensemble responsables. Avec la sécurité sociale, chacun doit contribuer selon ses moyens, chacun doit recevoir selon ses besoins, c'est l'égalité pour tous.
- Deuxièmement, comme l'objet essentiel de ma candidature, c'est de pouvoir unir, dans des limites que j'ai définies, unir autour des valeurs de la démocratie dont les principales sont - je l'ai dit dimanche soir - l'égalité des chances, la justice sociale, le refus des inégalités, le refus des exclusions, bref, le respect des autres, pour une grande construction, et je situe l'Europe au premier -plan.
- Eh bien, on n'unira pas les Français dans l'injustice, de telle sorte que la cohésion sociale, le refus des inégalités dont je viens de parler, c'est le commencement de tout, de toutes les autres réussites et notamment de la réussite de notre peuple, du peuple français dans les étapes qui l'attendent maintenant, à partir du 8 mai.\
M. CHIRAC.- Naturellement qu'on n'unira pas dans l'injustice et personne n'y songe. Je vous ai dit tout à l'heure, monsieur Mitterrand, les raisons pour lesquelles je ne croyais pas que vous étiez un rassembleur, je n'y reviendrai pas.
- Je souhaite, quant à moi parce que j'appartiens à une famille qui a toujours souhaité le rassemblement, c'était le but du Général et le seul qui y soit largement parvenu - je souhaite par l'ouverture, le dialogue et la tolérance, rassembler, rassembler naturellement ma famille naturelle, qu'il s'agisse des centristes, des libéraux ou des gaullistes, mais bien au-delà ! toutes celles et tous ceux qui ont une même idée des choses.
- Vous voyez, c'est probablement notre différence et elle est un peu idéologique aussi. Moi, je crois en l'homme, je crois que l'homme est un être unique. Je crois qu'à ce titre il a un droit essentiel à la dignité, on doit le respecter. Et je crois de surcroît qu'il est capable du meilleur, parfois du pire, mais du meilleur, capable de se dépasser et notamment au profit de son pays. Et comme je crois en l'homme, je crois aussi en cette cellule de base qu'est la famille pour une société qui dépérit lorsque cette cellule se dégrade, comme ce fut le cas dans ces longues dernières années.
- Cette conception de l'homme me donne aussi ma conception de la société. Une société d'abord de liberté où chacun puisse, face à un Etat responsable mais pas omni-présent, être plus libre. Une société de responsabilité où chacun doit assumer ce qu'il fait et ses actes. Une société de solidarité où chacun doit avoir bien conscience qu'il doit aider et tendre la main à celui qui est plus malheureux que lui et c'est tout l'objectif de ma politique sociale.
- Ceci me donne aussi une certaine idée de l'Etat qui doit garantir cette solidarité et cette justice sociale, qui doit garantir la sécurité des personnes, qui doit garantir la sécurité extérieure et ne pas se mêler de tout autre chose où il réussit mal, car ce n'est pas sa vocation.
- Vous savez, c'est cette idée qui me conduit à refuser la résignation, à refuser l'immobilisme, à avoir une ambition, à être sûr que la France peut gagner, elle gagnera et c'est cela mon ambition.
- Vous savez, le général de Gaulle se caractérisait par deux ambitions, il parlait souvent de la grandeur de la France, notre patrie, qui exige le respect de son identité, qui exige que l'on ait une grande ambition pour elle et qu'on la serve. Et il disait ensuite ou en même temps qu'il n'est pas d'autre querelle qui vaille que celle de l'homme, marquant que nous sommes tous au service de l'homme, c'est-à-dire au service de la solidarité, de la fraternité, de la chaleur humaine. Eh bien, c'est cela mon projet, c'est cela mon débat, c'est pour cela que je me battrai.\
Mme COTTA.- Messieurs, merci beaucoup d'avoir participé à ce débat qui a été d'une grande liberté, nous avons un peu bouleversé en cours de route les choses, mais, enfin, je crois que c'était pour le plaisir des téléspectateurs, pour le nôtre en tout cas. 59 minutes 16 secondes pour M. Mitterrand, 60 minutes 13 secondes pour M. Chirac. Moins d'une minute de différence entre vous, merci messieurs.
- M. VANNIER.- Bonsoir.\