25 avril 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République et candidat à l'élection présidentielle de 1988, notamment sur les résultats du premier tour, Pointe-à-Pitre, place des Martyrs, lundi 25 avril 1988.

Mesdames, messieurs,
- Chers amis,
- Chers amis guadeloupéens que j'ai tant de joie à revoir quelques années après le voyage officiel que j'y ai accompli afin de mieux vous rencontrer et de décider avec vous ce que l'horizon prochain doit nous permettre. Il y a quelques temps j'étais venu vous voir et je vous avais parlé de cet endroit même, et vous étiez déjà très nombreux, et, nous avions, comme cela, échangé nos propos. Vous et moi, comme vous le faites ce soir. Et on va continuer.
- Il y a 24 heures, je rentrais à Paris muni des premiers résultats de l'élection présidentielle et j'apprenais la confiance que me faisait la Guadeloupe. J'avais décidé de toute manière de vous consacrer mon premier voyage et ma première réunion après le premier tour de scrutin. Mais je dois dire que ce beau résultat a apporté quelque chose de plus, comme le sentiment entre nous d'un lien supplémentaire. C'est vrai qu'à travers le temps, les années, il m'est arrivé assez souvent de rencontrer les dirigeants guadeloupéens et parfois la foule que vous êtes. Et j'ai toujours rencontré la chaleur, l'hospitalité, l'amitié d'un peuple généreux avec lequel, je le disais il y a un instant, je compte bien dans les années qui viennent, contribuer à développer et à approfondir les mesures indispensables dont je vais vous parler.\
Dès 1981, le gouvernement que je venais de constituer, le gouvernement de Pierre Mauroy, a décidé - c'était sa première décision - d'importantes mesures sociales et particulièrement l'augmentation du SMIC - 50 % pour l'année - des allocations familiales, du minimum vieillesse, de l'allocation pour handicapés. Et j'avais tenu, selon ma promesse, à ce que des mesures ne soient pas réservées, mais que dès maintenant nous pratiquions dans les faits l'égalité sociale. Nous n'avons pas rattrapé tous les retards antérieurs, mais toutes les dispositions adoptées entre 1981 et 1986 ont été générales pour l'ensemble des territoires qui relèvent de la République française. Je pense que c'est la voie à suivre, si l'on veut rendre justice à ce peuple et démontrer que nous avons choisi une voie commune.
- La deuxième disposition, capitale, prise par les gouvernements de l'époque, a été, vous le savez bien, la grande loi de décentralisation ou de régionalisation. Nous en avons parlé, ici-même, au cours d'une discussion passionnée déjà avec M. le maire, où j'entendais toute l'histoire de ce pays : histoire souvent douloureuse et difficile. Mais la régionalisation a apporté, selon moi, une réponse déterminante à toutes les questions posées depuis la fin de la colonisation qui, elle-même, avait laissé tant de séquelles. A partir de cette loi de régionalisation, les guadeloupéens sont devenus maîtres et responsables de leurs choix dans les domaines les plus étendus. Ils ont pu désormais montrer ce qu'ils valaient, capables de gérer leurs affaires, capables de comprendre et de dominer les problèmes de l'économie, capables mieux que quiconque, de réaliser cette égalité sociale dont je parlais. Je crois que, depuis un siècle, cette loi aura été déterminante dans le cours de votre histoire.
- Il s'agit maintenant de la pousser plus loin, au lieu de faire le contraire, comme on l'a tenté récemment. Il ne s'agit pas d'ôter à la régionalisation ses compétences pour les restituer à l'Etat, ce qui serait le contraire de ce qu'on a voulu. Il faut pousser plus loin, c'est-à-dire veiller à ce que dans la vie quotidienne, les guadeloupéens et leurs assemblées soient en mesure de dessiner eux-mêmes l'avenir de l'archipel.\
Mais vous avez aussi à souffrir de situations difficiles. Je n'ignore pas le taux de chômage qui vous frappe et, particulièrement, qui frappe votre jeunesse. Quelle réponse apporter ? Il en est sans doute plusieurs. Je pense d'abord aux réponses économiques, celles qui permettront de renforcer ou de recréer les structures de production propres à cet archipel même et particulièrement la canne à sucre qui, depuis le plan Mauroy, a permis, peut-être pour la première véritable fois dans l'histoire, de donner à la population l'instrument de son indépendance économique.
- D'autres périls vous menacent : je pense aux questions que vous vous posez en face de l'Acte unique européen du grand marché qui s'ouvrira en fin 1992. Et vous êtes loin de l'Europe. Si votre lien avec la République française est si fort, s'il doit durer à travers le temps, si ce que décide la métropole pour elle-même dans cette Europe de la Communauté, doit entraîner des conséquences incontrôlables dans les lointains départements et territoires d'outre-mer, alors, bien entendu, il faut que s'engage une négociation nouvelle. Et, dès maintenant, je pense que la Guadeloupe bénéficiera, en accord avec les autorités de la Communauté, de mesures spécifiques qui lui permettront de rester ce qu'elle est tout en assurant son propre développement.
- Enfin l'égalité dont nous avons si souvent parlé, c'est sans doute l'égalité sociale £ et j'ai dit, il y a un instant, que nous n'y avions jamais manqué dans les années 81 à 86. Mais je sais bien que sur beaucoup de plans vous n'en êtes pas là. Pas simplement l'égalité dans les prestations sociales - problème à lui seul très important - mais aussi l'égalité des chances, l'égalité des chances dès la prime jeunesse, à l'école, par la formation et l'enseignement professionnel que vous, jeunes filles et garçons, soyez en mesure de poursuivre votre vie en apprenant davantage jusqu'au niveau supérieur. Egalité des chances, égalité autant qu'il est possible des conditions de vie : et pour cela je voudrais qu'on soit en mesure d'engager bientôt de nouveaux contrats de plan : non pas ces lois programmes où les investissements sont arrêtés de Paris, parfois sans consultation préalable des élus, mais ces contrats de plan, qui ont permis, et qui permettront désormais à la Guadeloupe de dessiner avec précision les choix économiques qui commanderont son développement.
- Mesdames, messieurs, mes chers amis, j'ai voulu traiter quelques-uns de ces problèmes qui vous sont propres. C'était normal puisque je venais de loin vous saluer. C'était normal que je puisse débattre avec vous des problèmes de la Guadeloupe, dans la France et dans la République car il s'agit bien de continuer ensemble, et nul ne le discute, une histoire déjà ancienne où vous êtes et où nous sommes restés profondément solidaires.\
Mais nous sommes devant une nouvelle circonstance politique. Nous avons réussi par la régionalisation à doter les Guadeloupéens de responsabilités nouvelles, responsabilités que je voudrais voir conduire jusqu'à la discussion avec les pays étrangers de la région voisine des intérêts qui vous sont communs, de telle sorte que vous puissiez prendre part avec le pouvoir central à tout ce que comportera l'évolution économique de la région des Caraïbes. Mais vous êtes liés, vous et vos familles, celles qui vivent dans la métropole, ces centaines de milliers d'Antillais, de Guadeloupéens, que nous rencontrons nous-mêmes dans nos rues, là-bas et qui nous apportent un peu l'air de votre pays. Voilà que se développent en France des mouvements et des passions, que les théories de la violence et de la ségrégation commencent à se faire entendre. Comment pourrait-on tenir pareil langage à l'égard de femmes et d'hommes tels que vous, associés si intimement à l'histoire de la France et qui avez fourni vous aussi un lourd prix du sang à travers les guerres que nous avons supportées pour la liberté de la France et pour votre liberté. Comment pourrait-on oublier ce que nous vous devons, à vous toutes et à vous tous ? Et aujourd'hui Président de la République, candidat au renouvellement de mon mandat, c'est avec vous que je compte débattre, à brefs délais, de ce qu'il conviendra de faire dans l'intérêt général, mais aussi discuter avec vous de ce qu'il conviendra de faire pour mettre un terme, autant qu'il sera possible, aux déchaînements de passions dangereuses. J'espère qu'aucun candidat responsable - il n'en reste que deux après tout - ne se laissera aller jusqu'à débattre, jusqu'à traiter, jusqu'à prévoir l'avenir d'un gouvernement en compagnie des mouvements, ou du mouvement politique, qui à l'égard du racisme montre tant de complaisance. C'est à un des actes, c'est à un des pactes politiques de cette espèce que l'on juge les véritables intentions, que l'on jugera le 8 mai. Je ne voudrais pas que se forme une coalition hétéroclite : elle n'est pas possible si j'en juge par le respect qu'ont de la République d'autres républicains qui sont aujourd'hui dans un autre camp politique, mais qui n'en sont pas moins comme nous, fidèles aux sources de la démocratie.\
Mesdames et messieurs, chers amis, vous connaissez les résultats du premier tour. Une majorité relative de Français m'a chargé de poursuivre le combat dans lequel je me suis engagé pour permettre précisément aux Français de se réconcilier ou de se rassembler dans des objectifs, pour des objectifs, et sur des valeurs profondément démocratiques. J'ai accepté cette mission, et je compte la mener à son terme. Mais j'ai besoin de vous, de votre concours et de votre enthousiasme. Vous qui êtes là, et tant d'autres dans les autres communes de la Guadeloupe, et tant d'autres dans les Antilles, et tant d'autres en France et partout dans le monde. Oui, j'ai besoin de vous car la République, c'est nous tous ensemble. (La foule : "Mitterrand Président"). Je vous remercie. C'est d'ailleurs un peu pour cela que nous sommes ici. Je reçois donc vos voeux avec reconnaissance, comme j'ai déjà reçu vos suffrages et comme je compte en recevoir d'autres qui créeront le grand rassemblement auquel je vous ai appelés. Car je crois à ce rassemblement, sans renoncer en rien à la fidélité à soi-même que chacun doit à sa propre conscience. Non, ne pas renoncer à l'idéal qui nous anime, et cependant regarder autour de soi, tendre la main, ouvrir les bras, comprendre ce qu'ont voulu les autres. On ne s'était pas rencontrés jusqu'alors ? Eh bien ! Faisons un pas supplémentaire, et le 8 mai réunissons l'ensemble des Français par millions et par millions qui veulent en revenir aux sources qui nous ont inspirés et qui font le meilleur de notre histoire commune. Merci de votre accueil, amis qui êtes là. Je vous ai retrouvés, rappelez-vous, je l'ai évoqué il y a un moment, après cette grande réunion à Pointe-à-Pitre qui nous avait permis de réfléchir en commun à l'histoire vécue par vos ancêtres, jusqu'à vous. Et nous avions ensemble aussi dessiné le parcours futur, celui que mes enfants et les vôtres accompliraient à la fin de ce siècle et au début de l'autre. Restons unis, soudés et rassemblés. C'est comme cela que nous réussirons, que nous établirons la nécessaire justice, que nous vaincrons les inégalités, que nous saurons refuser et éloigner de nous les exclusions que l'on nous propose.\
J'ai proposé à nos compatriotes, particulièrement ceux de la métropole, quelques grandes perspectives. J'ai proposé - je vous en ai dit un mot - la construction de l'Europe. C'est en effet, au sein de l'Europe, que la France, désormais, avec ses talents, avec son génie, avec son histoire, avec sa culture, avec ses capacités de modernisation, de renouvellement, c'est avec l'Europe et dans l'Europe que nous allons reprendre pied sur la scène du monde et parler d'égal à égal avec les empires nés des dernières guerres mondiales.
- J'ai proposé la marche vers la paix par le désarmement dans la sécurité contrôlée, mais il faut choisir cette voie-là, plutôt que l'autre, le désarmement plutôt que le surarmement. C'est pourquoi j'ai approuvé les accords internationaux passés entre les dirigeants soviétiques et les dirigeants américains avant que la France ne soit intéressée directement par des accords de ce type, il faudra que les deux plus grandes puissances fassent encore beaucoup de chemins tant les conditions de puissance et les rapports de force sont encore inégaux. Et j'en ai appelé, déjà, à une négociation dans les deux années qui viennent pour en finir avec l'inégalité des forces et le déséquilibre de ces forces dans le centre de l'Europe.
- J'ai demandé aux Français de dessiner une troisième voie vers le développement du tiers monde, car pendant que nous parlons s'accroît ou s'approfondit le décalage, le fossé entre les pays riches et les pays pauvres. Ainsi va le monde : les riches sont plus riches, et les pauvres plus pauvres. Il faut mettre un terme à cette évolution de l'humanité qui n'a pas compris ses véritables chances, car c'est du développement des pays pauvres et du tiers monde que le monde industriel développé connaîtra un nouveau bond en avant. C'est à partir de là qu'il pourra dominer sa crise avec ce milliard d'êtres humains producteurs, consommateurs, et capables de multiplier les termes de l'échange.
- J'ai proposé aux Français de s'atteler avec énergie, avec un sens de l'effort et du courage, à la modernisation de notre économie. Tout cela commencera par la formation des plus jeunes, par une éducation nationale adaptée aux tâches qui attendent les jeunes au sortir de l'école ou de l'université, afin de disposer d'un métier.
- J'ai demandé, j'ai proposé à l'ensemble des Français quelques thèmes de cohésion sociale pour que nos progrès soient reçus par tous, pour que les profits réalisés par le travail de tous, aillent vers tous, pour qu'il y ait une démocratie du partage, partage des responsabilités, partage des bénéfices dans le sens juste du terme, chacun remplissant son rôle, mais pouvant accepter, oser des responsabilités nouvelles.\
J'ai demandé enfin, que l'on multiplie les lieux de la culture. Et je pense à vous particulièrement, guadeloupéens qui avez un si riche passé, qui possédez vos riches chemins, votre musique, qui avez su inventer des formes d'art original, une littérature. J'avais quelques joies à retrouver, il y a un instant, notre ami Schwartz-Bart, ce grand écrivain contemporain, venu et resté chez vous, et qui s'y trouve encore, l'ensemble de vos écrivains, et on me parlait à l'instant pour m'offrir quelques documents rares, de Saint-John Perse, qui était mon ami, qui a porté haut les sensations, les impressions politiques, la traduction d'un langage secret, celui des danses et des esprits tels qu'il les avait ressentis au travers de vos îles, de votre pays, de votre Guadeloupe, les milieux de culture.
- Il faut restituer aux Guadeloupéens cette identité culturelle, qu'ils sont capables de mener tellement plus loin. J'entendais à l'instant les accents de vos musiciens, l'accueil de vos chanteurs. Aujourd'hui l'Europe, et en tout cas la France en sont pénétrés. Votre influence s'exerce chez nous par ce moyen d'expression irremplaçable qui vient du dedans de soi-même. Eh bien, il faut que la Guadeloupe continue d'approfondir par ses études, par ses réflexions, par son inspiration la culture nationale, la nôtre aussi, nous qui sommes venus de la métropole et qui avons déjà tant reçu de la Guadeloupe.\
Mesdames, messieurs, chers amis, voilà ce que je voulais vous dire. Et puis les jours maintenant vont passer. Nous nous retrouvons d'une certaine manière à distance, le 8 mai. Vous direz votre volonté. Je ne me fais pas d'inquiétude. Je veux dire sur la décision des Guadeloupéens, le reste est encore dans les mains de l'ensemble des Français qui sont les seuls à décider. Mais la manière dont j'ai ressenti votre confiance ne peut que m'inciter à la justifier. C'est un contrat que nous avons passé, un contrat entre vous, amis de Guadeloupe et moi, si les suffrages populaires me demandent de poursuivre ma tâche.
- J'ai été heureux, lors de mon arrivée à l'aéroport, de rencontrer nombre des responsables de la Guadeloupe, le Président de l'Assemblée régionale, le Président du Conseil général, combien de parlementaires, élus de toute sorte, les maires des communes importantes, aussi bien Prouteau, Larifla, Jalton, les autres, tandis qu'en cet instant, et en ces lieux, le maire de Pointe-à-Pitre adressait son message, je sentais que le mouvement que j'attendais de vous se forme, se resserre, s'unifie. Chacun d'entre vous garde, bien entendu, ses choix particuliers. Non seulement je n'en doute pas, mais je ne demande pas non plus qu'il en soit autrement, car les familles politiques et spirituelles de la Guadeloupe doivent rester fidèles à leurs propres racines. Je me réjouis de voir mes amis si nombreux se presser autour du Président de la République qui s'inspire des mêmes choix. Qu'ils sachent combien je suis touché par leur hospitalité. Je vais passer encore quelques heures avec vous, amis de Guadeloupe. Pas longtemps. Demain, je serai en Martinique, et puis je rentrerai, car pas mal de choses m'attendent, à Paris et ailleurs.
- Le grand départ politique est engagé. Il va falloir choisir et choisir sans doute, pour longtemps, car au-delà de nos personnes, au-delà d'une compétition électorale, pour la circonstance de 1988, c'est l'avenir que vous allez choisir. Rendez-vous donc, le 8 mai. Rendez-vous pour après le 8 mai £ rendez-vous pour l'histoire, pour notre histoire vécue ensemble, merci.
- Vive la Guadeloupe !
- Vive la République !
- Vive la France !\