20 avril 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République et candidat à l'élection présidentielle de 1988, accordée à France-inter le 20 avril 1988, sur l'aide aux personnes âgées, la justice sociale et la pauvreté.

CLAUDE SERILLON.- Bonjour, monsieur le Président.
- Comme beaucoup de Français j'ai reçu votre lettre et j'ai trouvé une phrase à la fin de votre lettre qui m'a un petit peu étonné. Vous dites : "je cherche à éliminer les inégalités qui sont à portée de la main". Alors, j'ai besoin de précisions pour ne pas que cela soit flou comme l'on dit. C'est quoi ces inégalités ?
- F. MITTERRAND.- Il y a des inégalités qui tiennent à la nature, il y a des inégalités qui tiennent à l'Histoire, il y a des inégalités incrustées dans notre société depuis le début de l'époque industrielle, c'est-à-dire depuis le début du XIXème siècle. Il y a des inégalités qui sont nées au travers du temps, des situations bouleversées depuis la fin de la dernière guerre mondiale. Il faut s'attaquer aux deux types d'inégalités qui dépendent de la société, et bien entendu, il faut aussi protéger ceux qui sont victimes des inégalités naturelles.\
QUESTION.- Parmi ceux qui sont peut-être les plus exposés, je dirai les personnes du troisième âge, les personnes âgées.
- F. MITTERRAND.- Sans aucun doute. De grands progrès ont été accomplis. D'ailleurs, quand j'ai été élu en 1981 mon premier souci a été là. J'ai demandé que l'on augmentât les allocations familiales, le SMIC et également le minimum vieillesse, les allocations pour les personnes âgées et pour les handicapés. C'était mon premier souci, la première mesure que j'ai demandée au gouvernement de Pierre Mauroy de mettre en oeuvre. On m'a critiqué en disant que cela faisait des dépenses. Mais vraiment il fallait augmenter le pouvoir d'achat de ces catégories sociales qui souffraient beaucoup. Le résultat, c'est que ce minimum vieillesse a été augmenté par couches successives, très rapidement de 40 % et le pouvoir d'achat au cours des ces années-là a augmenté de 25 %, c'est mieux que ce qui a suivi puisque c'est resté à peu près égal et même cela a peut-être un peu baissé. Voilà, c'est pour vous situer mon raisonnement. Les personnes âgées ont droit au respect, à la protection. Le droit à la retraite c'est une des grandes conquêtes du combat des travailleurs.
- QUESTION.- On le voit bien d'ailleurs, il y a plein d'activités. Les personnes âgées vivent des retraites actives, ils sont dans des associations.
- F. MITTERRAND.- De plus en plus et c'est une très bonne chose. Je l'avais observé dans le département que je représentais dans la Nièvre et spécialement dans le coin où je vivais, c'est d'ailleurs le Morvan où vraiment un effort de convivialité, de solidarité étonnante s'organisait pour les personnes âgées et cela leur donnait un peu plus de joie, un peu plus de bonheur et puis il y avait aussi des aspects formateurs. J'ai même assisté dans la ville de Cône dans la Nièvre au développement d'Universités du troisième âge. C'est dire qu'à compter du moment où la retraite est là, où les équipements sont là, l'exercice de la retraite peut être utile, certainement utile.
- QUESTION.- Oui, mais monsieur le Président, vous avez bien conscience que quelquefois l'avancée de l'âge de la retraite a créé un certain désarroi chez les personnes du troisième âge ?
- F. MITTERRAND.- Je ne le crois pas, car lorsque j'ai fait décider la retraite à soixante ans cela a été un bienfait pour des centaines de milliers de gens. Il ne faut pas oublier que la retraite à soixante ans c'est un droit, ce n'est pas une obligation, prend sa retraite qui veut. Lorsque l'on a dit : "c'est une catastrophe économique, parce que tous vont partir à soixante ans, non ! Il y a beaucoup de gens qui se sentent parfaitement en -état de continuer au delà de soixante ans et qui même sont quelquefois un peu navrés de partir à soixante-cinq. Mais il faut connaître aussi les statistiques. Vous savez qu'au moment où le droit à la retraite a été créé, la durée de vie des travailleurs manuels ne dépassait pas cet âge de la retraite. En somme, ils prenaient leur retraite pour mourrir. Il faut donc qu'il y ait un temps qui soit conquis qui permette à la fois à l'homme ou à la femme qui a travaillé, travaillé durement, de se reposer, tout en étant garanti avec une allocation honorable pour vivre ensuite. Et puis peut-être avoir le bonheur de regarder d'un peu plus près ses enfants, le développement de sa famille, de pouvoir voyager, enfin de connaître ce que l'on n'a pas connu quand on travaillait durement.\
QUESTION.- Condition essentielle pour une retraite active, c'est la santé ? Il y a un droit à la santé et il y a eu des décisions que vous contestez sur la gratuité des soins.
- F. MITTERRAND.- Je conteste absolument la mesure qui a été prise, c'est-à-dire la décision de s'attaquer, pour établir un équilibre qui doit être traité d'une autre manière, aux médicaments dits de confort de personnes généralement âgées et victimes en tous cas de maladies graves, dangereuses. C'est une mesure extrêmement choquante.
- QUESTION.- Vous pensez que l'enjeu économique ne valait pas la chandelle si j'ose dire ?
- F. MITTERRAND.- Absolument pas. Voyez-vous, là ce sont des discussions de fond que nous engageons. Je répète constamment sous cette forme, presque de slogan, mais qu'il faut bien faire entrer dans les têtes, il faut sauver la sécurité sociale. Et ce n'est pas parce que l'on est...
- QUESTION.- Tout le monde veut la sauver.
-
- F. MITTERRAND.- Oui, mais il faut en prendre les moyens. Et ce n'est pas parce que l'on constate que la pyramide des âges, comme on dit, conduira à ce qu'il y ait une sorte de basculement à partir de l'an 2005, car il y aura plus de personnes âgées qui seront à la retraite et qui seront donc soutenues socialement, ce n'est pas pour cela qu'il faut abandonner la partie et considérer qu'on doit s'engager dans une sécurité sociale à deux vitesses, en somme l'une pour les riches et l'autre pour les pauvres. Mais également, puisque nous arrivons dans 17 ans à cette période de basculement, il faut s'y préparer dès maintenant, et c'est pourquoi j'ai dit qu'un gouvernement qui entrerait en place au mois de mai devrait d'abord faire ses comptes, savoir où on en est, consulter les rapports, puisqu'il y a un rapport dit des Sages, consulter également les études très intéressantes du Conseil économique et social et prendre son temps dans le courant de l'année 1988 avant de se précipiter sur des augmentations, cotisations qui ralentiraient les pouvoirs d'achat des gens.
- S'il faut en passer par là, on le fera car il faut sauver la Sécurité sociale. Je ne dirais pas que la Sécurité sociale, on veuille la détruire de part ou d'autre, mais on pense de plus en plus...
- QUESTION.- à grignoter...
- F. MITTERRAND.- A grignoter, oui mais par les assurances privées. Moi, j'ai tout à fait approuvé l'existence de retraites complémentaires, d'ailleurs la loi est là, mais cette substitution progressive des assurances privées à la sécurité sociale conduira finalement à ce résultat : les gens seront protégés dans leur santé, selon leurs revenus. Alors que le principe même de la sécurité sociale, au point de départ ceux qui l'ont conçue, cette vieille mutualité française, cet esprit mutualiste, c'est, chacun doit contribuer selon ses moyens et recevoir selon ses besoins. Ca, c'est la solidarité nationale.\
QUESTION.- Alors, voilà pour tout ce qui concerne les personnes âgées. Seconde inégalité, elle est patente, peut-être le plus gros problème, c'est le problème de l'emploi, du travail, devant le travail, devant la difficulté de le trouver...
- F. MITTERRAND.- Est-ce que vous permettez que je m'attarde un peu sur cette question si importante des personnes âgées ? Les personnes âgées ont besoin naturellement de leur retraite, qu'elle soit respectée, ils ont besoin que leur santé soit assurée, de ce point de vue on peut développer beaucoup de systèmes nouveaux comme les soins à domicile, ce qui est vraiment une ouverture très large sur l'amélioration de la Sécurité sociale, elle-même. Mais il y a aussi un problème de sécurité, car les personnes âgées sont très inquiètes devant la criminalité, la violence...
- QUESTION.- La sécurité a fait des progrès quand même depuis quelque temps.
- F. MITTERRAND.- Elle a fait des progrès depuis un certain nombre d'années et, je me souviens d'avoir vu créer à partir de 1981, quelques 16000 emplois d'agents de l'ordre, 10000 policiers, 6000 gendarmes. J'ai vu aussi la loi de modernisation de la Police et j'ai été très satisfait de voir que, dans la même direction, ce qui a été fait depuis 2 ans a permis de continuer d'accroître la sécurité. Je n'oublie pas le procès d'Action directe dont on parle souvent, que sur les 19 personnes qui sont tombées dans le box, il y en avait 15 qui avaient été arrêtées sous les gouvernements précédents. Je me réjouis de ce qui a été fait par les gouvernements actuels et...
- QUESTION.- Est-ce que vous êtes agacé quand on vous dit que c'est vous qui les avez fait libérer ?
- F. MITTERRAND.- Il n'y a pas de monopole de cela. C'est bien, un gouvernement républicain conscient de son rôle, il doit assurer la sécurité des citoyens, il ne doit pas y avoir de complaisance à l'égard de la violence comme il ne peut pas y en avoir à l'égard du terrorisme. Aucun compromis n'est possible.\
QUESTION.- Alors j'évoquais tout à l'heure le problème de l'inégalité devant l'emploi, devant le travail, les lois Auroux ont été préservées.
- F. MITTERRAND.- Ca a été un très grand événement que ces lois Auroux. Qu'est-ce qu'elles ont fait ? Elles ont organisé le dialogue entre les différentes parties prenantes. Une entreprise, le chef d'entreprise, patron, les cadres, les travailleurs à la base, tous, on va discuter, on va discuter de notre aménagement du temps de travail, on va discuter de notre formation économique, les membres des comités d'entreprise qui sont appelés à se former économiquement pour bien comprendre comment s'organise le bilan d'une entreprise, comment on peut espérer faire des progrès, discuter ensemble des plans nouveaux d'expansion d'une entreprise. Moi, je suis de ceux qui croient que l'économie marchera d'autant mieux que la cohésion sociale sera plus forte. La cohésion sociale dans une entreprise, c'est le -cadre des lois Auroux. D'une façon plus générale, c'est ça l'objectif de la politique contractuelle organisée par les partenaires sociaux et spécialement par les syndicats ouvriers, les syndicats de cadres, qui doivent discuter ensemble £ plus on améliorera la cohésion sociale, plus on sera assuré que nos entreprises, comme on dit, seront performantes.
- QUESTION.- Alors je fais une parenthèse. Pensez-vous que la suppression d'autorisation administrative de licenciement a écorné la cohésion sociale ?
- F. MITTERRAND.- Ce que je sais, c'est qu'il avait été dit que si on supprimait cette autorisation de licenciement, et l'inspection du travail, et tout cela, ce serait tout de suite la création d'emplois nouveaux. C'étaient plus de 300000 emplois qui seraient immédiatement créés, ça ne s'est pas produit et on ne peut pas laisser non plus les travailleurs comme ça abandonnés à simple disposition de l'appréciation qu'en a le chef d'entreprise. Mais je ne pense pas qu'il soit bon non plus de revenir toujours, ceux qui gouvernent actuellement sur ce qui était fait avant, ceux qui gouverneront demain sur ce qui était fait la veille. On ne peut pas organiser ce va et vient permanent dans notre législation. Mais je crois cependant puisque nous parlions des lois Auroux, et de la politique contractuelle, que ce problème de l'autorisation de licencier devrait faire partie de la négociation sociale, devrait faire l'objet de convention sociale entre les partenaires sociaux.\
QUESTION.- Monsieur le Président, il reste peu de temps, je voudrais vraiment qu'on parle de la pauvreté que l'on a dit nouvelle, qui est ancienne et permanente, l'Abbé Pierre le montre depuis 20, 30 ans. Le revenu minimum, c'est combien ?
- F. MITTERRAND.- Le revenu minimum, d'abord, quels sont ces nouveaux pauvres ? Ces nouveaux pauvres, on a commencé d'en parler dans les années 1970 à peu près.
- QUESTION.- Même avant, avec l'Abbé Pierre.
- F. MITTERRAND.- Oui, lui il a vécu ça, enfin on a commencé d'en parler dans les directions des ministères, dans les lieux où l'on est en mesure d'agir sur la société, gouvernementaux, dans ces années-là. Un premier rapport a été établi au temps du gouvernement de M. Barre qui a été publié en 1980, celui de M. Oheix, et puis ça a continué. Alors combien sont-ils ? 500000, 600000 le Père Wresinski, qui s'est tant occupé de ces choses, qui est mort récemment, c'est un grand regret, estimait à plus de 400000. Bien, ces gens-là n'ont rien, ils n'ont rien, il faut donc leur venir en aide.
- QUESTION.- Le père Joseph, il disait qu'il fallait de la dignité pour eux.
- F. MITTERRAND.- L'allocation que je veux qu'on leur accorde, il faut que ce soit une allocation d'insertion sociale, qu'en même temps que l'on accorde ce minimum garanti, il y ait du même coup une tentative d'insertion sociale. Parce que, vous avez raison de le dire, la dignité, cela compte autant pour eux, ce sont souvent d'ailleurs des chômeurs de longue durée qui se trouvent dans cette situation ou bien des femmes seules. Enfin, il faut cette dignité pour l'insertion sociale. J'ai prévu un financement d'abord, j'estime qu'il faut que ce soit un droit, un droit au revenu minimum garanti d'insertion, un droit. J'observe que beaucoup de personnes leur proposent des choses très généreuses, mais c'est facultatif. Ca doit être un droit, mais ce droit doit être financé, c'est pourquoi j'ai prévu que ceux qui ont le plus, les plus riches doivent contribuer à ce que vivent mieux ceux qui n'ont rien, donc l'impôt sur les grandes fortunes qui rapportera un peu moins que ne coûterait sans doute l'allocation de revenu minimum garanti d'insertion, eh bien, il faudra que le budget fasse la compensation.\
QUESTION.- Alors, cela fait partie de votre idée générale sur la nécessité d'une cohésion sociale pour faire avancer la France ?
- F. MITTERRAND.- Rien n'est plus important, j'en ai dit un mot tout à l'heure, il faut le partage des responsabilités à tous les niveaux et notamment dans l'entreprise. Le partage des responsabilités, chacun faisant ce qu'il a à faire. Donc, il faut le dialogue, il faut négocier le dialogue et il faut aussi un partage dans le produit national. Que la prospérité, la richesse, que créent des entreprises performantes puissent bénéficier à tous et en particulier à tous ceux qui apportent l'essentiel du travail, travail de l'intelligence, le travail des mains. La cohésion sociale, parmi les 100 sociétés internationales les plus performantes du monde, dont j'étudiais la liste il y a 48 heures, j'observais que c'étaient les entreprises qui avaient le mieux organisé leur cohésion sociale, par le dialogue, que les résultats s'étaient les mieux affirmés. Il y a donc un lien absolument étroit entre la puissance économique et le dialogue social.
- QUESTION.- Et une idée de justice sociale, d'Europe sociale ?
- F. MITTERRAND.- L'idée de la justice sociale, c'est une idée économique en même temps, exactement comme lorsqu'on parle je vais terminer avec cela, du tiers monde. La trop grande pauvreté, ici et là, fait que même les plus riches deviennent pauvres et sont dans la crise, et c'est vrai pour les individus, c'est vrai pour les entreprises, il faut la cohésion sociale et pour la France, c'est nécessaire.\