18 avril 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République et candidat à l'élection présidentielle de 1988, à Antenne 2 et FR3 le 18 avril 1988, sur les inégalités sociales pesant sur les femmes qui travaillent.

M. GILDAS.- Nous sommes dans un lieu magnifique. Pourquoi avez-vous choisi la Pyramide du Louvre ?
- M. MITTERRAND.- La Commission chargée de l'organisation de ces émissions a donné autorisation de sortie aux différents candidats. Et donc, au lieu d'aller dans les studios, on choisit le lieu de sa préférence. J'ai hésité : il y a d'autres lieux que j'aime, bien entendu. Là, c'était pratique, c'est beau et c'est significatif d'une évolution de l'art contemporain dans la grande tradition, je ne dirai pas éternelle, mais plusieurs fois séculaire.
- M. GILDAS.- C'est à la fois le passé et demain.
- M. MITTERRAND.- Et c'est un grand projet : au travers de cette Pyramide, c'est le Grand Louvre, ou l'ambition d'en faire vraiment le plus grand et le plus commode musée du monde.
- M. GILDAS.- C'est un symbole pour vous de la vie et de la culture ?
- M. MITTERRAND.- Oui, je crois. Je n'ai rien inventé : ce musée est là, dans des lieux qui signifient vraiment les origines de l'Histoire de France. C'est tout près, c'est derrière moi, là, que se trouvent, à quelques dizaines de mètres, les premières fondations de la Tour du Louvre, Philippe-Auguste, le début du XIIIème siècle. Cela va faire maintenant bientôt sept siècles, et maintenant il faut donner à la fin du nôtre et au siècle prochain la modernité nécessaire. Il faut en même temps que les beautés de la culture soient accessibles à qui veut en user.
- M. GILDAS.- Vous avez toujours été fidèle à cette thèse que tout est culture. Le problème, c'est qu'il n'y a peut-être pas nécessairement ni urgence de la culture, par -rapport à la santé ou l'emploi, ni égalité d'accès.
- M. MITTERRAND.- Vous avez raison. Il y a urgence, il y a urgence de la culture comme du reste, car finalement c'est le ciment, c'est le liant qui fait la réalité d'un peuple, une culture ambiante, chacun le sent bien. Mais il n'y a pas accès, il y a là une inégalité grave £ c'est à cela que je voudrais remédier.
- M. GILDAS.- C'est-à-dire des pauvres par -rapport aux nantis.
- M. MITTERRAND.- Il faut en avoir le goût.
- M. GILDAS.- Des jeunes par -rapport aux vieux...
- M. MITTERRAND.- Oui, oui...
- M. GILDAS.- Et tout simplement des femmes par -rapport aux hommes ...
- M. MITTERRAND.- Indiscutablement, les inégalités sociales pèsent lourd sur l'inégalité d'accès à la culture.\
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- M. MITTERRAND.- Malgré le chômage, malgré les embûches, les préjugés, les tentations de se raccrocher au passé, nous voyons se dessiner les lignes de force d'une autre société et d'une autre manière de vivre. A partir de là, je m'arrêterai un instant sur ce que l'on appelle trop couramment et trop vite, pour une femme, le droit de choisir : choisir de travailler à temps partiel, choisir de ne pas travailler pour élever ses enfants.
- La famille demeure plus que jamais ce lien entre les générations, à partir duquel les autres liens se forment. Elle est plus que jamais chargée du désir de bonheur que ressentent les hommes. La politique démographique doit prendre en compte ces réalités, faire en sorte que puissent naître tous les enfants désirés et qu'ils puissent grandir avec des chances aussi égales que possible.\
M. GILDAS.- Tout ceci est très beau, mais dans la réalité, pauvres femmes ! Elles sont très loin ...
- M. MITTERRAND.- Je crois que la coutume d'énumérer, et on a raison, les inégalités qui frappent la société française, telle couche sociale par -rapport à telle autre, mais la plus grave des inégalités, c'est celle qui sépare les femmes des hommes.
- M. GILDAS.- Dans tous les domaines ? La formation ?
- M. MITTERRAND.- Dans tous les domaines. D'abord, dès le point de départ : les petites filles, les jeunes filles ne sont pas formées aux métiers qu'elles feront £ elles n'auront donc pas les qualifications nécessaires pour ensuite, lorsqu'elles auront une profession, disposer ou des qualifications ou des salaires qui correspondent aux qualifications. L'inégalité, elle est déjà dès l'origine.
- Lorsqu'elles sont au travail, lorsqu'elles ont un emploi, elles ont généralement des emplois sous-payés, puisqu'elles sont généralement moins qualifiées. Et à qualifications égales, c'est l'inégalité professionnelle. Car par exemple, toujours à qualifications, capacités égales, la moyenne des salaires ou des traitements des femmes est de 15 % inférieure aux salaires des hommes.
- On parle des Smicards - c'est un terme que je n'aime pas -, mais enfin les travailleurs qui sont au SMIC : les trois quarts de ces travailleurs sont des femmes. C'est dire que l'inégalité du point de départ, dès la formation, c'est-à-dire le débouché de l'école ou de l'université sur la profession, marque une femme pour la durée de sa vie d'une grave inégalité, jusqu'au chômage.
- M. GILDAS.- Comment se fait-il qu'étant déjà les moins chères, les moins bien payées, elles sont quand même plus vite touchées par le chômage ?
- M. MITTERRAND.- Tout de suite, lorsqu'on se défait d'une partie du personnel, cela frappe les femmes, en majorité. Les femmes sont des chômeurs de plus longue durée, et comme elles avaient les salaires les plus faibles, les allocations qu'elles reçoivent sont aussi les plus faibles. C'est un circuit, vraiment un circuit infernal.
- M. GILDAS.- Et comme elles ont la moins bonne formation, elles retrouveront plus difficilement ...
- M. MITTERRAND.- Plus difficilement. Alors, voilà, c'est une des luttes principales qui doit être menée. Les problèmes familiaux, nous en parlerons peut-être tout à l'heure...\
M. GILDAS.- Dans les inégalités, on peut peut-être en parler tout de suite.
- M. MITTERRAND.- Il y a la charge des enfants. La charge des enfants : en quoi notre société est-elle organisée pour que la femme souffre moins de cette inégalité qui peut être corrigée, qui doit être corrigée, que nous corrigerons ? Mais pour l'instant, c'est comme cela. Est-ce qu'il y a les équipements dans les grands ensembles collectifs ? Est-ce qu'il y a les crèches pour garder des enfants ? Est-ce qu'il y a des rythmes scolaires qui permettent à la mère de famille et des rythmes de travail pour elle-même, qui puissent accorder les deux besoins qui sont contradictoires ?
- Donc, que ce soit sur ce terrain ou sur un autre, la plus grande inégalité, celle dont on parle le moins, à laquelle on s'est attaquée : la loi Roudy de 1983 avait tout de même fait réaliser un grand progrès, mais elle est restée depuis quelque temps lettre morte, la plus grande inégalité, la plus cruelle, c'est celle qui sépare les femmes et les hommes. Je tiens à le dire parce qu'on l'oublie le plus souvent.
- M. GILDAS.- Vous ne pouvez pas empêcher que les femmes seront bien obligées de s'arrêter pour donner naissance à leurs enfants, et là cela restera l'inégalité ...
- M. MITTERRAND.- Oui, et on peut mêler à ce moment-là les deux thèmes. C'est la plus grave des inégalités, c'est en même temps la plus grande perte des libertés. Parce qu'une femme qui travaille chez elle, qui travaille à l'extérieur, qui a la charge d'une famille, elle travaille en moyenne, d'après les statistiques, une soixantaine d'heures par semaine.
- Et comme on vient de le dire, elle ne reçoit pas le -concours de la société, pour la garde, pour les heures. Je vais continuer : la liberté elle-même pour une femme de choisir, c'est pour moi une règle fondamentale. Tout être doit pouvoir être libre de son choix. Est-ce que véritablement une femme chargée de famille est libre de choisir son travail et ses devoirs familiaux ? Non, et l'un des objectifs politiques, dans le vrai sens du terme, dans le beau sens du terme, de tout responsable de la Nation, c'est précisèment de parvenir à faire que la femme soit libre de son choix.
- M. GILDAS.- Vous considérez, pardonnez-moi, vous considérez que c'est le rôle du Président de la République, quel qu'il soit, de s'intéresser à la façon dont la femme peut être libre de son choix, la femme, toute femme, tous les jours ?
- M. MITTERRAND.- Libre de son choix £ énumérons les choix : soit après avoir eu, par exemple, le 3ème enfant, rester chez elle pour l'éducation et la formation de ses enfants, soit continuer son travail si elle le peut, soit choisir son travail, mais alors il lui faut des moyens de garde pour ses enfants.\
`Suite sur la liberté de choix des femmes entre travail et éducation des enfants`
- M. MITTERRAND.- Et le rôle du Président de la République est de veiller au développement et au progrès de chaque fraction de la société, et les femmes, c'est plus de la moitié des Français ! Et c'est un gouvernement qui peut prendre un certain nombre de mesures. Les allocations familiales : la première décision que j'ai demandée au gouvernement Mauroy de prendre, ça a été l'augmentation des allocations familiales £ elles l'ont été de 50 % dans l'année 81. Et au total, de 81 à 86, le pouvoir d'achat des allocations familiales pour une famille de 2 enfants a été augmenté de 46 %, moins pour les mères de 3 enfants : 18 à 20 %, la moyenne 20 %.
- Et puis il y a eu la loi Roudy, dont j'ai déjà parlé, celle qui vise à l'égalité de l'homme et de la femme, et particulièrement à l'égalité professionnelle. Cette loi a été votée en 1983, et en 1985 j'ai demandé au gouvernement Fabius de prévoir l'allocation parentale d'éducation, dont on a beaucoup parlé ces temps-ci, qui concerne un bon nombre de mères de trois enfants, à la naissance du 3ème enfant. On pense de tous côtés à augmenter cette allocation, qui doit monter en puissance jusqu'à la valeur du SMIC. Il faut le faire : c'est en effet nécessaire pour l'équilibre familial.\
M. MITTERRAND.- Enfin, il est un domaine que nous n'avons pas abordé, qui est très important : c'est la situation des femmes seules. Il y a quelques 750000 femmes seules qui élèvent 1,5 million d'enfants, dans quelles conditions ? Dans quelles circonstances ?
- Tout ce que nous avons dit depuis le début de notre conversation se trouve, comment dirais-je, aggravé pour les femmes seules. D'ailleurs il n'y a pas que des femmes seules pour élever des enfants £ il y a aussi des pères qui sont seuls. Mais puisque le sujet de notre conversation porte sur ces femmes, je tiens à attirer l'attention de ceux qui nous écoutent.
- M. GILDAS.- Là, il s'agit plutôt de mesures économiques. Mais manifestement, ce qui intéresse encore plus, c'est l'-état d'esprit : la liberté, c'est un -état d'esprit. Donner la liberté à ces femmes...
- M. MITTERRAND.- Mesures économiques, mais aussi mesures sociales £ nous avons quand même parlé des mesures sociales. Lorsqu'on veut parler des grands équipements ou de la garde des enfants, cela c'est essentiellement social.
- Nous aurions dû parler davantage du logement : si le logement n'est pas amélioré, comment voulez-vous qu'un père et une mère de famille songent à accroître le nombre de leurs enfants ? Tout cela se tient.
- Et vous avez raison de le dire : il y a aussi une dimension humaine qu'il ne faut pas négliger, et je souhaiterais vous en parler un moment.
- M. GILDAS.- Il vous reste un peu plus d'une minute pour conclure.
- M. MITTERRAND.- Eh bien cette minute me servira à vous dire qu'il faut que les femmes disposent d'une plus grande distance, de plus grands moyens, dans le temps et dans l'espace. Il faut aussi qu'elles soient en mesure de s'exprimer davantage dans notre société. Enfin, il faut savoir et c'est l'essentiel, que les enfants dans un foyer c'est aussi un bonheur, responsabilité, mais un bonheur. Et la France n'a pas assez d'enfants. Alors cela regarde aussi le chef de l'Etat que d'inciter le gouvernement et les majorités parlementaires à décider par la loi toutes les mesures qui permettront aux foyers d'avoir ces enfants-là, qui seront des enfants désirés.
- L'un des objectifs politiques, dans le vrai sens du terme, dans le beau sens du terme, de tout responsable de la Nation, c'est précisément de parvenir à faire que la femme soit libre de son choix.\