12 avril 1988 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République et candidat à l'élection présidentielle de 1988, à France-Inter le 12 avril 1988, sur le désarmement Est-Ouest, la dissuasion nucléaire, l'aide au développement.
P. POIVRE D'ARVOR.- Monsieur le Président, votre prédécesseur, Valéry Giscard d'Estaing avait dit un jour que la France était une puissance moyenne £ est-ce que vous pensez que la France est toujours une puissance moyenne ?
- F. MITTERRAND.- Par -rapport aux deux plus grandes puissances, l'Union soviétique, Etats-Unis d'Amérique, nous sommes moyens. Par -rapport aux autres pays, certains sont naturellement beaucoup plus peuplés que le nôtre et représentent un potentiel considérable, faut-il dire la Chine, faut-il dire le Brésil, faut-il dire l'Inde ? Mais en fait, en dépit de nos 55 millions d'habitants, en face de ces grandes masses, après les deux plus grandes puissances nous restons très bien situés : troisième puissance militaire du monde, quatrième et cinquième, quatrième ou cinquième sur le -plan économique, industriel et des exportations. Donc nous sommes une puissance moyenne par -rapport aux deux plus grands et nous sommes une grande puissance par -rapport à tous les autres.
- QUESTION.- Ca, c'est pour l'échelle des valeurs, mais est-ce qu'elle a vraiment son mot à dire aujourd'hui dans les grandes négociations internationales ? Il y en a eu une en décembre dernier à Washington entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev £ il y en a une autre fin mai - début juin à Moscou entre les deux-mêmes. Est-ce que la France a son mot à dire dans ce type de négociation ?
- F. MITTERRAND.- Je n'ai pas souhaité, je peux le dire, c'est-à-dire que nous fussions présents, car les Etats-Unis d'Amérique et l'Union soviétique ont une telle avance sur le -plan militaire et notamment sur le -plan des armes nucléaires, qu'il faut qu'ils débrouillent ensemble leur affaire, qu'ils désarment dans les proportions importantes avant que nous soyions nous Français ou tout autre, en troisième et en quatrième autour de la table. Ce serait très imprudent, mais nous ne voulons pas que notre force militaire soit prise en compte par la négociation entre les deux superpuissances. Un jour viendra, je l'espère, mais quand ils auront fait d'autres progrès. Donc quand j'ai entendu certaines plaintes disant : "Mais c'est dommage, la France n'est pas là", heureusement qu'elle n'était pas là. Simplement on peut vouloir, non pas rêver, qu'un jour dans les décennies prochaines, peut-être avant la fin de ce siècle, l'Europe en tant que telle et la France au premier rang, puisqu'avec la Grande-Bretagne elle est le seul pays nucléaire de l'Ouest européen, puisse alors sur la base d'une solide Europe, d'une esquisse déjà de sécurité européenne, être présente à la table de la négociation. Voilà le temps qu'il faut et les étapes à franchir.\
QUESTION.- Mais si nous ne sommes plus protégés de manière aussi efficace par les Etats-Unis, est-ce que vous pensez que les Européens ne sont quand même pas fragilisés depuis quelques temps ?
- F. MITTERRAND.- Pas depuis quelques temps. Vous connaissez les raisons qui ont conduit le Général de Gaulle à décider une stratégie autonome de dissuasion nucléaire, ce qui veut dire la détention par la France de l'arme atomique à une puissance suffisante pour que personne n'ait intérêt à s'en prendre à nous en raison des dégats considérables que nous, dans ce cas-là, que nous accomplirions. En somme la stratégie en question dont je vous parle, elle ne consiste pas à vouloir gagner la guerre, elle consiste à l'empêcher. On dissuade avant. C'est en amont, pas en aval que nous considérons le -rapport de force militaire. Et pourquoi est-ce qu'il a fait ça De Gaulle ? Il a fait ça parce qu'il avait l'assurance intellectuelle que l'Alliance atlantique ne suffisait pas, qu'il n'y avait pas suffisamment d'automatismes dans le jeu de cette Alliance pour que la France puisse se considérer comme véritablement à l'abri contre une offensive surprise par exemple, ou bien alors si elle n'avait pas disposé de l'arme nucléaire, elle ne représentait pas à elle seule une force suffisante pour qu'un agresseur éventuel, c'est la formule habituelle, il n'y a pas de raison de désigner quelqu'un, puisse hésiter à attaquer, à tenter une guerre de conquête. Eh bien c'est comme ça encore aujourd'hui. C'était comme ça du temps de De Gaulle, c'est encore comme ça aujourd'hui. L'Alliance atlantique est une Alliance solide. Mais les clauses, les conditions dans lesquelles les Etats-Unis d'Amérique dès la première minute d'un conflit ou nucléaire ou classique, elles n'ont pas changé. C'est-à-dire qu'il y a une part d'incertitude. Alors il faut compter sur nous-mêmes, nous France et je l'espère demain, si possible demain matin, nous Europe.\
QUESTION.- Vous parliez du Général De Gaulle. Je me souviens de l'époque où vous combattiez ses thèses sur la dissuasion nucléaire...
- F. MITTERRAND.- J'ai combattu ces thèses-là jusqu'en 1977. Je pense que la France aurait pu prendre un autre chemin, une autre direction. Mais à compter du moment où pendant, on peut dire en gros une vingtaine d'années, notre armée, donc notre sécurité a été fondée sur l'arme atomique, mettre à bas cette arme-là, ce moyen de dissuasion, c'était pratiquement vider la France de toute force capable de mener un combat ou de l'empêcher. Donc le temps avait fait son oeuvre. J'ai constaté que c'était devenu la réalité française et j'en ai tenu compte. Mais je n'ai attendu, contrairement à ce que l'on dit souvent, 1981 et mon élection à la présidence de la République, pour adopter cette position. Je l'ai fait dès 1977 et j'ai obtenu du parti socialiste que je dirigeais à l'époque, dans les deux années qui ont suivi, son adhésion à cette nouvelle position, qui est une position réaliste, qui épousait la réalité qui s'était créée pendant deux décennies. Et je me sens tout à fait à l'aise pour considérer que la France doit garder une puissance militaire, et qu'on ne peut pas s'amuser tous les dix ans à chambouler du tout au tout les moyens dont nous disposons.\
QUESTION.- Alors vous le savez aujourd'hui dans le débat sur le désarmement, tout le monde est d'accord sur le désarmement, sur le principe de la paix bien entendu...
- F. MITTERRAND.- Oui mais ça, un peu verbalement.
- QUESTION.- Oui, mais justement, il y a un certain nombre de gens qui disent, qui murmurent d'ailleurs plus qu'ils ne le disent, qu'ils se méfient beaucoup des Soviétiques, qu'en fait ils ne leur font pas confiance.
- F. MITTERRAND.- Oui, mais le problème de la confiance est toujours mal posé. J'ai déjà eu l'occasion de le dire dans d'autres tribunes. On me pardonnera si je me répète, vous me pardonnerez vous-même monsieur Poivre d'Arvor, ça fait déjà longtemps que j'ai eu l'occasion de m'engager dans les débats diplomatiques et j'ai toujours pensé que le problème n'était pas que les gens que l'on a en face de soi, qu'on ait confiance en eux £ le problème est que tout se passe dans la réalité comme si ça avait été la confiance qui avait eu raison. Ce qui compte ce sont les faits. Deuxième observation, avoir confiance ou non dans M. Gorbatchev ? Bon, c'est vrai que les actes accomplis par M. Gorbatchev vont dans le bon sens et que c'est une démonstration vivante. Mais je ne pose pas non plus le problème dans ces termes. J'ai d'abord confiance dans la résolution de la France et dans ma résolution. J'ai confiance dans notre solidité. Nous ne nous laissons pas entamer par un sourire. Nous créons les conditions d'une situation plus pacifique qu'hier. C'est tout.
- QUESTION.- Vous pensez qu'en URSS aujourd'hui les dirigeants ont vraiment changé, ou ce n'est que façade ?
- F. MITTERRAND.- Je pense qu'ils ont une meilleure connaissance du monde extérieur, une meilleure appréciation du -rapport de force, je pense qu'ils ont compris que, pour eux-mêmes, il convenait de commencer par un redressement économique, par l'amélioration du pouvoir d'achat des Soviétiques et qu'ils ne pouvaient pas distraire de cette action majeure c'est-à-dire l'action économique, ils ne pouvaient pas distraire des milliards et des milliards pour un armement improductif. Ils ont donc fait un choix. De plus je pense qu'il faut tout de même penser que, aussi, ce sont des gens qui ont beaucoup souffert de la guerre, de la dernière guerre, ils ont eu quelque vingt millions de morts et qu'ils n'ont pas envie de recommencer. Donc je ne pense pas qu'ils soient bellicistes. Je pense aussi qu'ils s'engagent sur le chemin de la paix parce qu'ils pensent que c'est l'intérêt du monde, mais aussi que c'est le leur. Donc l'ensemble de ces données me laisse penser que le terrain est favorable sous la précaution suivante : oui, il faut désarmer, mais en assurant toujours notre sécurité.\
QUESTION.- Puisqu'on a parlé du numéro un soviétique, est-ce qu'on peut dire un mot sur Ronald Reagan ?
- F. MITTERRAND.- Mais je vous en prie.
- QUESTION.- Vous avez été élu à peu près en même temps que lui £ quel est votre jugement finalement sur un homme qui applique des recettes très différentes des vôtres et qui réussit notamment en matière de désinflation et de chômage ?
- F. MITTERRAND.- En effet, il se trouve qu'il m'a légèrement précédé par son élection, son arrivée à la présidence des Etats-Unis a légèrement précédé. Je pense qu'il a dû être élu...
- QUESTION.- ... en décembre 80.
- F. MITTERRAND.- ... en décembre. Il a pris ses fonctions au début de l'année suivante. Et moi-même j'ai été élu au mois de mai, de telle sorte que, comme il a été lui-même réélu au bout de quatre ans, moi-même j'ai été élu pour sept ans, c'est dire que je n'ai connu que lui à la tête des Etats-Unis d'Amérique. Alors je le connais bien. Nous nous sommes rencontrés dans beaucoup de conférences internationales. Nous avons eu beaucoup de conversations personnelles lui et moi. Donc, oui, j'ai bien une opinion sur lui. C'est un homme bienveillant dans les conversations, facile, ouvert, peut-être est-il très typiquement américain et californien. Ce n'est pas un homme qui soit passionné par les problèmes de l'Europe. Mais enfin lorsqu'on lui en parle, il poursuit la conversation et il n'est pas ignorant comme on le dit souvent. La difficulté avec M. Reagan c'est que ses points de vue sur beaucoup de problèmes, en particulier celui du tiers monde, peut-être aussi sur les problèmes de l'équilibre du monde lui-même, ne sont pas ceux que la France pourrait souhaiter. Mais on discute et on parvient toujours à s'entendre.\
F. MITTERRAND.- `Suite sur Ronald Reagan` Alors, comme homme, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? Si je voulais vous en dire davantage je ne le ferais pas.
- QUESTION.- C'est dommage.
- F. MITTERRAND.- Oui mais enfin, il est le chef d'Etat, il est le président des Etats-Unis d'Amérique. Je suis le président de la République française. Ce n'est pas que j'aie des révélations à faire. Je n'ai rien à dire de désagréable. Mais c'est un sujet que j'évite en général. Il aime beaucoup les jokes, les plaisanteries, il pimente toutes ses conversations d'histoires, qui sont généralement d'ailleurs de bonnes histoires qui portent à rire.
- QUESTION.- Et qui vous font rire ?
- F. MITTERRAND.- Je l'ai vu quelquefois en colère en revanche, - qui me font rire, oui, indiscutablement, - et d'autres fois en colère. C'est un homme simple. Les idées générales, ce n'est pas qu'il en manque. Mais ce n'est pas sa politique habituelle. Il est extrèmement positif. C'est peut-être ce qui lui a permis d'avoir certains succès qui ne sont pas totalement démonstratifs parce que la lourdeur du déficit budgétaire américain, je vous prie de croire que ça pèse lourd sur le monde et sur les Etats-Unis d'Amérique. Les taux d'intérêt de l'argent beaucoup trop élevés, c'est une des causes de la crise mondiale £ donc il y a des choses à redire. Mais enfin, ça il le sait bien. Je ne manque jamais de le lui dire.\
QUESTION.- On parle beaucoup de l'égoïsme, un peu aujourd'hui, des grands de ce monde. Il y a peut-être un nombrilisme des grandes nations qui s'occupent essentiellement de leurs problèmes qui sont graves, notamment le problème du chômage.
- F. MITTERRAND.- Chacune d'entre elles en effet vit beaucoup sur elle-même, chacune a une histoire, son histoire.
- QUESTION.- On parle beaucoup moins maintenant, de l'aide au tiers monde qui fut un grand thème des années 70.
- F. MITTERRAND.- En France on en parle toujours beaucoup et j'y ai toujours veillé. Mais les Etats-Unis d'Amérique se sont beaucoup retirés de ce domaine-là. Vous savez que les institutions internationales avaient fixé aux grandes puissances industrielles un objectif : prenez part aux aides au tiers monde directes ou indirectes, bilatérales, c'est-à-dire directement avec un pays donné, ou multilatérales, c'est-à-dire l'argent qui est donné par le canal des institutions internationales, pour 0,7 % de notre produit brut national, de notre production. Bon, 0,7 %.
- QUESTION.- Ca ne tient pas pour l'instant.
- F. MITTERRAND.- La France est le plus proche avec 0,5 % et demi. Elle est suivie par l'Allemagne et le Canada parmi les sept plus grands pays industriels. Mais le Japon et les Etats-Unis n'en sont qu'à 0,28 - 0,22. Si ces pays-là faisaient l'effort que nous faisons, les problèmes du tiers monde seraient déjà infiniment moins arides.
- QUESTION.- Et vous savez bien que ce sont des arguments qui ne sont pas très électoralistes parce qu'on pense d'abord à nos propres problèmes.
- F. MITTERRAND.- Oui mais quand même, je crois que beaucoup de Français le comprennent, la jeunesse le comprend. Il y a dans la jeunesse une soif de mieux comprendre le monde. Chacun sait bien que la disparité, je veux dire le fossé qui sépare les pays riches des pays pauvres, est générateur de violence, et de multiples guerres, d'insécurités, et d'autre part le monde riche a besoin que les milliards d'hommes et de femmes pauvres produisent, échangent, consomment. Si le tiers monde va mieux, nous nous porterons mieux. Au lieu d'être là, puissances riches, à nous combattre, à nous disputer les marchés, eh bien nous aurons là en vérité un moyen de trouver une immensité d'échanges nouveaux.
- Mais avant de terminer je voudrais vous dire un mot, si vous le permettez, car nous avons commencé à discuter du désarmement. J'ai dit qu'il ne pouvait pas y avoir de désarmement sans que nous assurions en même temps notre sécurité, les deux termes sont inséparables. Je voudrais simplement vous dire ceci, pour désarmer il faut maintenant parler du désarmement des armes classiques. Il faut que l'Union soviétique accepte nos propositions et je suis prêt à en faire.
- QUESTION.- Merci, monsieur le Président.\
- F. MITTERRAND.- Par -rapport aux deux plus grandes puissances, l'Union soviétique, Etats-Unis d'Amérique, nous sommes moyens. Par -rapport aux autres pays, certains sont naturellement beaucoup plus peuplés que le nôtre et représentent un potentiel considérable, faut-il dire la Chine, faut-il dire le Brésil, faut-il dire l'Inde ? Mais en fait, en dépit de nos 55 millions d'habitants, en face de ces grandes masses, après les deux plus grandes puissances nous restons très bien situés : troisième puissance militaire du monde, quatrième et cinquième, quatrième ou cinquième sur le -plan économique, industriel et des exportations. Donc nous sommes une puissance moyenne par -rapport aux deux plus grands et nous sommes une grande puissance par -rapport à tous les autres.
- QUESTION.- Ca, c'est pour l'échelle des valeurs, mais est-ce qu'elle a vraiment son mot à dire aujourd'hui dans les grandes négociations internationales ? Il y en a eu une en décembre dernier à Washington entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev £ il y en a une autre fin mai - début juin à Moscou entre les deux-mêmes. Est-ce que la France a son mot à dire dans ce type de négociation ?
- F. MITTERRAND.- Je n'ai pas souhaité, je peux le dire, c'est-à-dire que nous fussions présents, car les Etats-Unis d'Amérique et l'Union soviétique ont une telle avance sur le -plan militaire et notamment sur le -plan des armes nucléaires, qu'il faut qu'ils débrouillent ensemble leur affaire, qu'ils désarment dans les proportions importantes avant que nous soyions nous Français ou tout autre, en troisième et en quatrième autour de la table. Ce serait très imprudent, mais nous ne voulons pas que notre force militaire soit prise en compte par la négociation entre les deux superpuissances. Un jour viendra, je l'espère, mais quand ils auront fait d'autres progrès. Donc quand j'ai entendu certaines plaintes disant : "Mais c'est dommage, la France n'est pas là", heureusement qu'elle n'était pas là. Simplement on peut vouloir, non pas rêver, qu'un jour dans les décennies prochaines, peut-être avant la fin de ce siècle, l'Europe en tant que telle et la France au premier rang, puisqu'avec la Grande-Bretagne elle est le seul pays nucléaire de l'Ouest européen, puisse alors sur la base d'une solide Europe, d'une esquisse déjà de sécurité européenne, être présente à la table de la négociation. Voilà le temps qu'il faut et les étapes à franchir.\
QUESTION.- Mais si nous ne sommes plus protégés de manière aussi efficace par les Etats-Unis, est-ce que vous pensez que les Européens ne sont quand même pas fragilisés depuis quelques temps ?
- F. MITTERRAND.- Pas depuis quelques temps. Vous connaissez les raisons qui ont conduit le Général de Gaulle à décider une stratégie autonome de dissuasion nucléaire, ce qui veut dire la détention par la France de l'arme atomique à une puissance suffisante pour que personne n'ait intérêt à s'en prendre à nous en raison des dégats considérables que nous, dans ce cas-là, que nous accomplirions. En somme la stratégie en question dont je vous parle, elle ne consiste pas à vouloir gagner la guerre, elle consiste à l'empêcher. On dissuade avant. C'est en amont, pas en aval que nous considérons le -rapport de force militaire. Et pourquoi est-ce qu'il a fait ça De Gaulle ? Il a fait ça parce qu'il avait l'assurance intellectuelle que l'Alliance atlantique ne suffisait pas, qu'il n'y avait pas suffisamment d'automatismes dans le jeu de cette Alliance pour que la France puisse se considérer comme véritablement à l'abri contre une offensive surprise par exemple, ou bien alors si elle n'avait pas disposé de l'arme nucléaire, elle ne représentait pas à elle seule une force suffisante pour qu'un agresseur éventuel, c'est la formule habituelle, il n'y a pas de raison de désigner quelqu'un, puisse hésiter à attaquer, à tenter une guerre de conquête. Eh bien c'est comme ça encore aujourd'hui. C'était comme ça du temps de De Gaulle, c'est encore comme ça aujourd'hui. L'Alliance atlantique est une Alliance solide. Mais les clauses, les conditions dans lesquelles les Etats-Unis d'Amérique dès la première minute d'un conflit ou nucléaire ou classique, elles n'ont pas changé. C'est-à-dire qu'il y a une part d'incertitude. Alors il faut compter sur nous-mêmes, nous France et je l'espère demain, si possible demain matin, nous Europe.\
QUESTION.- Vous parliez du Général De Gaulle. Je me souviens de l'époque où vous combattiez ses thèses sur la dissuasion nucléaire...
- F. MITTERRAND.- J'ai combattu ces thèses-là jusqu'en 1977. Je pense que la France aurait pu prendre un autre chemin, une autre direction. Mais à compter du moment où pendant, on peut dire en gros une vingtaine d'années, notre armée, donc notre sécurité a été fondée sur l'arme atomique, mettre à bas cette arme-là, ce moyen de dissuasion, c'était pratiquement vider la France de toute force capable de mener un combat ou de l'empêcher. Donc le temps avait fait son oeuvre. J'ai constaté que c'était devenu la réalité française et j'en ai tenu compte. Mais je n'ai attendu, contrairement à ce que l'on dit souvent, 1981 et mon élection à la présidence de la République, pour adopter cette position. Je l'ai fait dès 1977 et j'ai obtenu du parti socialiste que je dirigeais à l'époque, dans les deux années qui ont suivi, son adhésion à cette nouvelle position, qui est une position réaliste, qui épousait la réalité qui s'était créée pendant deux décennies. Et je me sens tout à fait à l'aise pour considérer que la France doit garder une puissance militaire, et qu'on ne peut pas s'amuser tous les dix ans à chambouler du tout au tout les moyens dont nous disposons.\
QUESTION.- Alors vous le savez aujourd'hui dans le débat sur le désarmement, tout le monde est d'accord sur le désarmement, sur le principe de la paix bien entendu...
- F. MITTERRAND.- Oui mais ça, un peu verbalement.
- QUESTION.- Oui, mais justement, il y a un certain nombre de gens qui disent, qui murmurent d'ailleurs plus qu'ils ne le disent, qu'ils se méfient beaucoup des Soviétiques, qu'en fait ils ne leur font pas confiance.
- F. MITTERRAND.- Oui, mais le problème de la confiance est toujours mal posé. J'ai déjà eu l'occasion de le dire dans d'autres tribunes. On me pardonnera si je me répète, vous me pardonnerez vous-même monsieur Poivre d'Arvor, ça fait déjà longtemps que j'ai eu l'occasion de m'engager dans les débats diplomatiques et j'ai toujours pensé que le problème n'était pas que les gens que l'on a en face de soi, qu'on ait confiance en eux £ le problème est que tout se passe dans la réalité comme si ça avait été la confiance qui avait eu raison. Ce qui compte ce sont les faits. Deuxième observation, avoir confiance ou non dans M. Gorbatchev ? Bon, c'est vrai que les actes accomplis par M. Gorbatchev vont dans le bon sens et que c'est une démonstration vivante. Mais je ne pose pas non plus le problème dans ces termes. J'ai d'abord confiance dans la résolution de la France et dans ma résolution. J'ai confiance dans notre solidité. Nous ne nous laissons pas entamer par un sourire. Nous créons les conditions d'une situation plus pacifique qu'hier. C'est tout.
- QUESTION.- Vous pensez qu'en URSS aujourd'hui les dirigeants ont vraiment changé, ou ce n'est que façade ?
- F. MITTERRAND.- Je pense qu'ils ont une meilleure connaissance du monde extérieur, une meilleure appréciation du -rapport de force, je pense qu'ils ont compris que, pour eux-mêmes, il convenait de commencer par un redressement économique, par l'amélioration du pouvoir d'achat des Soviétiques et qu'ils ne pouvaient pas distraire de cette action majeure c'est-à-dire l'action économique, ils ne pouvaient pas distraire des milliards et des milliards pour un armement improductif. Ils ont donc fait un choix. De plus je pense qu'il faut tout de même penser que, aussi, ce sont des gens qui ont beaucoup souffert de la guerre, de la dernière guerre, ils ont eu quelque vingt millions de morts et qu'ils n'ont pas envie de recommencer. Donc je ne pense pas qu'ils soient bellicistes. Je pense aussi qu'ils s'engagent sur le chemin de la paix parce qu'ils pensent que c'est l'intérêt du monde, mais aussi que c'est le leur. Donc l'ensemble de ces données me laisse penser que le terrain est favorable sous la précaution suivante : oui, il faut désarmer, mais en assurant toujours notre sécurité.\
QUESTION.- Puisqu'on a parlé du numéro un soviétique, est-ce qu'on peut dire un mot sur Ronald Reagan ?
- F. MITTERRAND.- Mais je vous en prie.
- QUESTION.- Vous avez été élu à peu près en même temps que lui £ quel est votre jugement finalement sur un homme qui applique des recettes très différentes des vôtres et qui réussit notamment en matière de désinflation et de chômage ?
- F. MITTERRAND.- En effet, il se trouve qu'il m'a légèrement précédé par son élection, son arrivée à la présidence des Etats-Unis a légèrement précédé. Je pense qu'il a dû être élu...
- QUESTION.- ... en décembre 80.
- F. MITTERRAND.- ... en décembre. Il a pris ses fonctions au début de l'année suivante. Et moi-même j'ai été élu au mois de mai, de telle sorte que, comme il a été lui-même réélu au bout de quatre ans, moi-même j'ai été élu pour sept ans, c'est dire que je n'ai connu que lui à la tête des Etats-Unis d'Amérique. Alors je le connais bien. Nous nous sommes rencontrés dans beaucoup de conférences internationales. Nous avons eu beaucoup de conversations personnelles lui et moi. Donc, oui, j'ai bien une opinion sur lui. C'est un homme bienveillant dans les conversations, facile, ouvert, peut-être est-il très typiquement américain et californien. Ce n'est pas un homme qui soit passionné par les problèmes de l'Europe. Mais enfin lorsqu'on lui en parle, il poursuit la conversation et il n'est pas ignorant comme on le dit souvent. La difficulté avec M. Reagan c'est que ses points de vue sur beaucoup de problèmes, en particulier celui du tiers monde, peut-être aussi sur les problèmes de l'équilibre du monde lui-même, ne sont pas ceux que la France pourrait souhaiter. Mais on discute et on parvient toujours à s'entendre.\
F. MITTERRAND.- `Suite sur Ronald Reagan` Alors, comme homme, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? Si je voulais vous en dire davantage je ne le ferais pas.
- QUESTION.- C'est dommage.
- F. MITTERRAND.- Oui mais enfin, il est le chef d'Etat, il est le président des Etats-Unis d'Amérique. Je suis le président de la République française. Ce n'est pas que j'aie des révélations à faire. Je n'ai rien à dire de désagréable. Mais c'est un sujet que j'évite en général. Il aime beaucoup les jokes, les plaisanteries, il pimente toutes ses conversations d'histoires, qui sont généralement d'ailleurs de bonnes histoires qui portent à rire.
- QUESTION.- Et qui vous font rire ?
- F. MITTERRAND.- Je l'ai vu quelquefois en colère en revanche, - qui me font rire, oui, indiscutablement, - et d'autres fois en colère. C'est un homme simple. Les idées générales, ce n'est pas qu'il en manque. Mais ce n'est pas sa politique habituelle. Il est extrèmement positif. C'est peut-être ce qui lui a permis d'avoir certains succès qui ne sont pas totalement démonstratifs parce que la lourdeur du déficit budgétaire américain, je vous prie de croire que ça pèse lourd sur le monde et sur les Etats-Unis d'Amérique. Les taux d'intérêt de l'argent beaucoup trop élevés, c'est une des causes de la crise mondiale £ donc il y a des choses à redire. Mais enfin, ça il le sait bien. Je ne manque jamais de le lui dire.\
QUESTION.- On parle beaucoup de l'égoïsme, un peu aujourd'hui, des grands de ce monde. Il y a peut-être un nombrilisme des grandes nations qui s'occupent essentiellement de leurs problèmes qui sont graves, notamment le problème du chômage.
- F. MITTERRAND.- Chacune d'entre elles en effet vit beaucoup sur elle-même, chacune a une histoire, son histoire.
- QUESTION.- On parle beaucoup moins maintenant, de l'aide au tiers monde qui fut un grand thème des années 70.
- F. MITTERRAND.- En France on en parle toujours beaucoup et j'y ai toujours veillé. Mais les Etats-Unis d'Amérique se sont beaucoup retirés de ce domaine-là. Vous savez que les institutions internationales avaient fixé aux grandes puissances industrielles un objectif : prenez part aux aides au tiers monde directes ou indirectes, bilatérales, c'est-à-dire directement avec un pays donné, ou multilatérales, c'est-à-dire l'argent qui est donné par le canal des institutions internationales, pour 0,7 % de notre produit brut national, de notre production. Bon, 0,7 %.
- QUESTION.- Ca ne tient pas pour l'instant.
- F. MITTERRAND.- La France est le plus proche avec 0,5 % et demi. Elle est suivie par l'Allemagne et le Canada parmi les sept plus grands pays industriels. Mais le Japon et les Etats-Unis n'en sont qu'à 0,28 - 0,22. Si ces pays-là faisaient l'effort que nous faisons, les problèmes du tiers monde seraient déjà infiniment moins arides.
- QUESTION.- Et vous savez bien que ce sont des arguments qui ne sont pas très électoralistes parce qu'on pense d'abord à nos propres problèmes.
- F. MITTERRAND.- Oui mais quand même, je crois que beaucoup de Français le comprennent, la jeunesse le comprend. Il y a dans la jeunesse une soif de mieux comprendre le monde. Chacun sait bien que la disparité, je veux dire le fossé qui sépare les pays riches des pays pauvres, est générateur de violence, et de multiples guerres, d'insécurités, et d'autre part le monde riche a besoin que les milliards d'hommes et de femmes pauvres produisent, échangent, consomment. Si le tiers monde va mieux, nous nous porterons mieux. Au lieu d'être là, puissances riches, à nous combattre, à nous disputer les marchés, eh bien nous aurons là en vérité un moyen de trouver une immensité d'échanges nouveaux.
- Mais avant de terminer je voudrais vous dire un mot, si vous le permettez, car nous avons commencé à discuter du désarmement. J'ai dit qu'il ne pouvait pas y avoir de désarmement sans que nous assurions en même temps notre sécurité, les deux termes sont inséparables. Je voudrais simplement vous dire ceci, pour désarmer il faut maintenant parler du désarmement des armes classiques. Il faut que l'Union soviétique accepte nos propositions et je suis prêt à en faire.
- QUESTION.- Merci, monsieur le Président.\