5 avril 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République et candidat à l'élection présidentielle de 1988, dans "Sud-Ouest" le 5 avril 1988, sur des questions sociales et internationales.

QUESTION.- Vous avez décliné l'invitation d'A 2. Vous n'irez pas mercredi à "l'Heure de Vérité". Pourquoi ?
- LE PRESIDENT.- Il ne faut pas abuser des grands médias. Cela dure depuis maintenant plusieurs mois. Les Français en ont, je le crois, par-dessus la tête. Et ce n'est pas fini ! J'étais jeudi à "Questions à domicile" sur TF1 £ participer à une autre émission le mercredi suivant, c'eût été trop.
- Je ne dédaigne pas A 2 puisque c'est là que j'ai fait ma déclaration de candidature. J'ajoute que cette "Heure de Vérité" aura lieu la veille du jour où sera publié le texte auquel je travaille actuellement. Chaque chose en son temps ! Cela dit, j'ai la plus grande estime pour la qualité professionnelle des journalistes auxquels j'ai dû opposer un refus, mais je trouve normal qu'un candidat soit maître de son emploi du temps et du rythme de ses déclarations.\
QUESTION.- Le sondage de la SOFRES que nous publions par ailleurs montre que les bonnes opinions à votre égard progressent et notamment dans le domaine de la sécurité où, entre 1987 et 1988, elles passent de 38 à 48 %. N'est-ce pas un peu surprenant ?
- LE PRESIDENT.- La sécurité a été assurée avec autant de fermeté avant 1986 qu'après, mais sans doute avec moins d'éclat... de propagande. L'opinion peu à peu s'en rend compte. Quand on a vu les dix-neuf inculpés d'Action directe dans le box, on s'est peut-être souvenu que quinze d'entre eux avaient été arrêtés avant l'arrivée de l'actuel gouvernement.\
QUESTION.- S'agissant du chômage, en revanche, la cote est la plus basse que l'on puisse enregistrer.
- LE PRESIDENT.- Sur ce point, tous les hommes politiques sont logés à la même enseigne. Dès qu'ils abordent ce sujet, ils rencontrent le scepticisme. Les gens sont acquis à l'idée que le chômage peut être progressivement guéri par une formation des femmes et des hommes mieux adaptée aux nouvelles technologies et par la modernisation de notre appareil industriel. Mais ils pensent avec raison que trop de temps a été perdu. Les pays dont l'industrie a été modernisée connaissent moins de chômage que les autres, quel que soit leur système. C'est vrai pour le Japon, l'Allemagne, les Etats-Unis, mais aussi pour la Suède et l'Autriche. En revanche, les pays qui ont pris du retard dans leur équipement technologique et dans la formation professionnelle sont gravement atteints.
- Les gens sont de plus en plus convaincus que c'est là qu'est la bonne réponse, mais ils ne lavent personne des responsabilités encourues. Et cette appréciation vise au même titre tous les dirigeants qui ont gouverné la France depuis quinze ans.\
QUESTION.- Nous connaissons les pesanteurs de notre système éducatif. Prenons l'exemple des rythmes scolaires. Ils sont très différents de ceux des pays voisins et ne semblent pas les mieux adaptés. Mais est-on capable de les réformer ?
- LE PRESIDENT.- C'est un problème plus important qu'on ne l'a cru. Il est très important pour les enfants, il est très important pour les parents. Je suis sûr qu'il y a assez de capacité à l'éducation nationale pour y répondre. Mais il n'est pas dans nos habitudes d'aimer ce type de changement. Le rôle du Président de la République est d'éveiller la conscience publique aux problèmes de notre époque. Le prochain gouvernement devra placer cette question parmi ses objectifs principaux.\
QUESTION.- Vous avez beaucoup insisté dans votre déclaration de candidature sur l'importance que vous accordiez à la paix sociale.
- LE PRESIDENT.- Si l'on aggrave les injustices, les inégalités, les exclusions, on arrivera à un point de rupture, c'est tout. Or, la tendance de la majorité actuelle va dans ce sens. C'est vrai de la fiscalité, de la protection sociale, du logement et des loyers, du statut professionnel des femmes par -rapport à celui des hommes, des nouveaux pauvres, j'en passe. Quand les inégalités empirent, la corde sociale se tend.. Mon devoir est d'alerter à temps l'opinion.
- QUESTION.- C'est ce qui vous a amené depuis mars 1986 à exprimer des réserves sinon des rejets sur certaines options retenues par le gouvernement ?
- LE PRESIDENT.- Je n'en ai pas abusé, mais je l'ai fait de temps en temps. Par exemple, sur la suppression de l'autorisation préalable de licenciement. Elle devrait faire, à mon avis, l'objet d'une mise au net, d'une négociation entre les partenaires sociaux, d'une discipline contractuelle. Le dialogue social reste toujours la meilleure réponse aux questions qui se posent à notre société.\
QUESTION.- On parle beaucoup d'Europe dans votre campagne. Après l'Europe des patries, puis celle des travailleurs, peut-on parler d'Europe sociale ?
- LE PRESIDENT.- L'Europe sociale est un peu à la traîne par -rapport à l'Europe économique et technologique. Mais elle est inscrite dans le programme que s'est donné à elle-même, en 1985, la Communauté européenne lors de l'accord de Luxembourg sur le grand marché intérieur qui s'ouvrira en 1993, date capitale pour les douze pays de notre Europe qui n'auront plus de frontières. Quand j'ai parlé pour la première fois d'espace social, au Conseil européen en 1981, cela a fait plutôt scandale ! Aujourd'hui, c'est entré dans le langage. Espérons que cela passera du langage à la réalité.
- QUESTION.- Ne faudra-t-il pas rééquilibrer cette Europe qui s'organise autour d'un grand couloir qui va de la Méditerranée à la Baltique ? Au sud, nous nous interrogeons...
- LE PRESIDENT.- L'entrée de l'Espagne et du Portugal d'abord, pour laquelle j'ai beaucoup combattu, puis la décision de créer le grand marché européen feront de la France le centre géographique, économique de l'Europe, le plus important noeud de communication dans tous les azimuts. Pour une région comme celle-ci, le Sud-Ouest, que je connais bien, cela rend indispensable la création de grands moyens de transport. J'ai bousculé tout le monde pour que l'on fasse la ligne du TGV Paris - Bretagne - Sud-Ouest. Je me rendais compte que c'était une chance formidable.
- J'ai signé avec Mme Thatcher, au -prix de rudes discussions, l'accord de réalisation du tunnel sous la Manche : voilà que la France devient un lieu de passage obligé. Sans l'Espagne et le Portugal, le TGV n'aurait pas eu de sens, puisque il aurait buté sur les Pyrénées. Toulouse, Bordeaux, Bayonne, Perpignan, Pau sont désormais au carrefour de l'économie européenne. Il faut s'équiper en conséquence, penser aux voies aériennes, ranimer les canaux, le moyen de transport le plus économique. Ainsi, vous verrez peu à peu notre Sud-Ouest revivifié par le grand marché. Cinq ans, c'est demain matin !
- QUESTION.- Mais la Nationale 10 reste non achevée à quatre voies entre Bordeaux et Angoulême !
- LE PRESIDENT.- C'est une hérésie.
- QUESTION.- Dans le texte de synthèse que vous achevez, faites-vous des propositions autour de tous ces problèmes économiques, sociaux, internationaux ?
- LE PRESIDENT.- Je ne présente pas de programme, dans le sens précis du terme, aux Français. Il appartient au Chef de l'Etat de dessiner les grandes perspectives, les grandes orientations dans lesquelles s'inscrira l'action du gouvernement, pour le service de la France et du peuple français. Au Président le projet, aux partis les programmes. Mais je suis à la disposition de tous pour qu'ils sachent ce qu'ils ont à attendre de moi.\