25 mars 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Entretien de M. François Mitterrand, Président de la République, avec Jean-Pierre Elkabbach à l'émission "Découvertes" sur Europe 1, le vendredi 25 Mars 1988, sur les principales orientations de la campagne pour l'élection présidentielle.

Jean-Pierre ELKABBACH.- Monsieur Mitterrand, bonsoir. Merci d'avoir choisi Europe 1 pour votre première explication de fond sur les raisons, la forme et les perspectives de votre candidature ainsi que les projets du candidat Mitterrand. Nous sommes donc en direct du studio habituel de "Découvertes" à Europe 1. Vous n'êtes pas venu dans cette maison depuis quand ?
- LE PRESIDENT.- Je n'en sais rien, en tout cas avant l'élection de 1981.
- QUESTION.- C'est-à-dire que vous venez quand vous êtes candidat ?
- LE PRESIDENT.- Non, mais d'une façon générale j'apparais assez rarement et quand vous êtes venu me voir pour les deux émissions précédentes que nous avons faites à "Découvertes", c'était dans la bibliothèque de l'Elysée.
- QUESTION.- C'était le Président de la République ?
- LE PRESIDENT.- Ca l'est toujours.
- QUESTION.- Oui. Et le candidat également.
- LE PRESIDENT.- En plus, qualité supplémentaire.
- QUESTION.- Mais qui est provisoire.
- LE PRESIDENT.- Naturellement.
- QUESTION.- Vous êtes candidat, monsieur Mitterrand, depuis trois jours. Enfin, vous pouvez dire tout ce que vous pensez, comme vous voulez. Est-ce que vous vous sentez un peu soulagé, délivré ?
- LE PRESIDENT.- C'est beaucoup dire. Je n'ai jamais été en difficulté avec moi-même, de ce côté-là. Les obligations de ma charge continuent d'être les mêmes. Certes, étant dans cette situation, aujourd'hui, j'ai bien l'intention de m'exprimer aussi clairement que possible, mais n'exagérons rien.
- QUESTION.- Plus que vous ne pouviez le faire depuis 86 ?
- LE PRESIDENT.- Ma situation est différente pour un mois et demi.
- QUESTION.- Monsieur Mitterrand, comment, après tant d'années, il vous reste le goût du pouvoir, l'ambition et peut-être le ressort, pour, comme vous l'avez dit, selon une formule que vous avez employée en 1987, "repiquer" pour sept ans ?
- LE PRESIDENT.- L'ambition du pouvoir, sûrement pas. Je me suis posé la question, vous vous l'imaginez bien. Sept ans, c'est déjà dans une vie un temps long passé à des responsabilités qui sont quand même très lourdes, je pense qu'aucun Français qui nous écoute ne peut en douter. Donc, l'ambition non, mais le sentiment d'un certain devoir, oui...
- QUESTION.- Qui vient d'où ?
- LE PRESIDENT.- Qui vient peut-être d'une forme d'éducation. Je crois que ce que j'ai reçu, dans mon enfance, de mes parents et de mes maîtres allait toujours dans ce sens : celui d'assumer, de prendre ses responsabilités. Mais l'ambition est nécessaire, surtout lorsqu'on veut conduire un pays.. L'ambition pour son pays d'abord, pour soi aussi £ mais je ne l'ai pas actuellement pour moi, je l'ai pour la France.
- QUESTION.- Vous trouvez, vous l'avez répété là, que sept ans, c'est long...
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est long.
- QUESTION.- Et deux mandats successifs, vous l'avez dit à Valéry Giscard d'Estaing en 1981...
- LE PRESIDENT.- J'ai dit : 14 ans, c'est long.
- QUESTION.- Cela vous fait rire vous-même... pour les autres.
- LE PRESIDENT.- Lorsque j'ai été élu, j'avais 64 ans, je crois que je peux le rappeler, beaucoup de gens s'en chargent déjà, et je n'ai jamais imaginé que j'en avais pour 14 ans. Cela dit, si les Français me renouvellent leur confiance le 8 mai prochain, je serai à leur disposition.\
QUESTION.- Mais, alors que vous êtes au faîte de la popularité - et d'ailleurs cela étonne beaucoup de monde - est-ce que vous n'avez pas le sentiment de prendre un risque considérable, celui peut-être de la défaite, et pourquoi vous le prenez, ce risque ?
- LE PRESIDENT.- Sans aucun doute, le risque est réel, et je pourrais en effet maintenant rentrer chez moi avec la conscience en paix et - je crois pouvoir le dire après vous - dans un certain confort moral par -rapport à mes concitoyens. L'action politique est très exigeante. Je prends des risques par -rapport à moi-même, par -rapport à ma tâche. Mais il n'y a pas de grandes chances sans grands risques. Et, d'autre part, ce à quoi je suis destiné, ce n'est pas quelque chose de médiocre £ j'entends donc assumer cela comme le reste.\
QUESTION.- Alors, monsieur Mitterrand, vous avez vu sans doute comme nous que lors de votre déclaration sur Antenne 2 `le 22 mars 1988` avec Henri Sannier et Paul Amar, beaucoup vous ont trouvé véhément, agressif, dur. Est-ce que vous avez le sentiment, vous, d'être allé trop loin, trop fort ?
- LE PRESIDENT.- Si on m'a mal compris, c'est dommage £ mais j'ai dit ce que je pensais. L'ai-je bien dit ? C'est une autre affaire. A vous d'apprécier.
- QUESTION.- Mais, par exemple, M. Pasqua, tout à l'heure, dans un de ses meetings en province, disait que c'était une sorte de règlement de compte à OK Corral, parce que vous avez tiré dans tous les sens.
- LE PRESIDENT.- Règlement de compte, j'ai l'impression que c'est plus le langage de celui qui l'a employé que le mien !
- QUESTION.- Vous ne voulez pas, je vous cite, que la France soit prise en main par des esprits intolérants, par des partis qui veulent tout, par des clans ou des bandes. Il faut la paix civile, et beaucoup de gens n'ont pas tellement compris où est le danger, où sont les hordes qui s'apprêtent à défiler sur Paris, monsieur Mitterrand.
- LE PRESIDENT.- Là, vous exagérez.
- QUESTION.- Est-ce qu'il y a des signes ?
- LE PRESIDENT.- Vous exagérez. Vous êtes vous-même victime de deux termes que j'ai employés "paix civile", dont la connotation en effet prête à une explication exactement contraire. Car quand j'ai dit "paix civile", expression assez rare, beaucoup ont compris "guerre civile", en somme c'est l'antinomie. Je veux la paix civile. On me dira : vous craignez donc la guerre civile ? Ce que je crains, c'est que si au mois de mai les Français font le choix de dirigeants de partis qui sont les partis intolérants, les partis sectaires, les partis qui veulent tout - je le répète : du pouvoir et de toutes les façons - je crains que, peu à peu, ne monte, dans l'avenir, une sorte de colère sourde ou de refus, que les divisions ne s'accroissent, que l'injustice gagne. Je le crains, alors je le dis.
- Vous savez, les tendances à l'intolérance, elles existent toujours à l'-état endémique dans notre société. QUESTION.- Est-ce que je peux dire chez tout le monde, y compris chez les vôtres ?
- LE PRESIDENT.- Oh ! je ne crois pas, non. Il n'y a pas d'esprit de système sur ce plan-là. Il y a un grand esprit...\
QUESTION.- Vous savez qu'on vous renvoie la balle, qu'on dit que l'Etat PS en 1981, 1982 ...
- LE PRESIDENT.- Non, il n'y a pas de comparaison possible.
- QUESTION.- Pourquoi, en soi, c'est différent ?
- LE PRESIDENT.- Je crois qu'il y a tout un système qui se met en place alors que, du temps des gouvernements socialistes, c'était généralement des initiatives personnelles, individuelles, des erreurs de parcours. Ce n'était jamais un système, ni politique ni moral, de prise en main de l'Etat. Je vous disais à l'instant que ces tendances-là - et je me répète - elles existent à l'-état endémique dans notre société. Alors, ou bien on les combat ces tendances à l'intolérance, ou bien on les encourage.
- Peut-être ai-je été marqué, je dois le dire, puisqu'on me lance à la figure mon âge, eh bien ! rappelons-nous : j'étais étudiant juste avant guerre et j'ai vu de quelle façon les Français ont appris à ne plus s'aimer. J'ai vu comment certains, qui étaient souvent même de braves gens, qui ne s'en rendaient pas compte eux-mêmes, emportés par leur propre intolérance - comment dirais-je ? - idéologique ou politique, dépassaient les limites de ce qu'ils entendaient faire eux-mêmes. Alors, chacun finissait par exagérer. J'ai connu cela naguère et, naturellement, j'ai une tendance à me méfier.
- Mais nous n'allons pas parler de cela toute la soirée. Après tout, il y a d'honnêtes citoyens et des gens raisonnables dans tous les partis politiques. Et ce que je pourrais dire - qui paraîtra alors plus optimiste que ce que vous avez, vous, ressenti l'autre soir, à Antenne 2 - c'est que je pense qu'à l'intérieur de chacune de ces formations politiques, il y a assez de gens raisonnables et de bons citoyens pour que, finalement, ces tendances-là, que j'ai dénoncées et qui sont réelles, ne prennent pas...
- QUESTION.- C'était qui les clans, les bandes ? Vous dites les partis, en général ...
- LE PRESIDENT.- Je n'en dirai pas plus.
- QUESTION.- Personne ne s'est senti visé ?
- LE PRESIDENT.- Je n'en dirai pas plus.
- QUESTION.- C'est tout le monde ?
- LE PRESIDENT.- J'ai l'impression que personne ne s'est senti visé parmi ceux qui pouvaient se sentir visés. Ils se sont empressés de le dire. Donc, chacun s'est désigné soi-même.
- QUESTION.- Est-ce que, si vous le permettez, vous n'inventez pas un épouvantail pour mieux légitimer la candidature ?
- LE PRESIDENT.- Je n'invente rien et je vous prie de croire qu'il ne s'agit pas d'un épouvantail. Je dis qu'il y a une tentative de mainmise sur l'Etat, que cette tentative de mainmise sur l'Etat provient d'une formation politique surtout `RPR`. Cela vise la presse, l'information, les moyens de communication, la justice, l'argent, les noyaux durs dans les privatisations. Il y a là un phénomène qui pose des questions. Mais je ne veux pas en dire davantage, cela ne doit pas être notre seul sujet de conversation.
- QUESTION.- Absolument. Mais cela a causé...\
LE PRESIDENT.- Et vous ne me parlez pas, j'en suis très surpris, de la paix sociale, dont j'ai parlé aussi.
- QUESTION.- Oui, de la paix sociale et de la cohésion sociale...
- LE PRESIDENT.- ... Vous considérez donc que cela ne se pose pas ?
- QUESTION.- Chaque chose en son temps.
- LE PRESIDENT.- Enfin, vous ne m'en parlez pas...
- QUESTION.- J'y arrive, chaque chose en son temps.
- LE PRESIDENT.- Il est temps que vous y arriviez.
- QUESTION.- Qu'est-ce qui menace la paix sociale ?
- LE PRESIDENT.- Eh bien, les inégalités, les injustices. Elles vont en s'aggravant.
- Comment voulez-vous que la majorité des Français qui en souffrent puissent accepter longtemps sans protester de voir une minorité de privilégiés recevoir toujours de nouveaux avantages ?
- Ce matin même, André Bergeron vous le disait bien. Lorsque vous avez parlé de la paix sociale ou du risque de conflit social, il vous a dit : il y a un risque ... Je l'ai bien noté...
- QUESTION.- Merci de nous écouter, monsieur Mitterrand. Il a ajouté : il n'y a tout de même pas de barricades £ il ne faut pas exagérer...
- LE PRESIDENT.- Est-ce que je l'ai dit ?
- QUESTION.- Non, non, mais certains l'ont entendu...
- LE PRESIDENT.- Je me situe au mois de mars 1988, pour une élection présidentielle dont le point final se situera le 8 mai et dont l'autre point final se situera sept ans plus tard. Je ne voudrais pas que le durcissement des intolérances gagne du terrain pendant les sept ans qui viennent. Voilà.\
QUESTION.- Il y a des mots que vous avez employés, qui sont aussi les mots employés par M. Barre. C'est une coïncidence ?
- LE PRESIDENT.- Je pense qu'il n'y a pas de bon républicain qui puisse penser autrement que je l'ai fait, ou alors que l'aurait fait M. Barre. D'ailleurs, certains de ses lieutenants ont même mis - comment dirais-je ?..- l'accélérateur sur cette façon de penser. C'est M. Charles Millon, je crois, qui disait, en parlant d'une manipulation : opération grossière de manipulation, d'intoxication de l'opinion... Vous croyez que ce sont des partis tolérants qui se livrent à l'intoxication ou à la manipulation ? C'est M. `Pierre-André` Wiltzer que j'entendais dire : "le fric chez eux ruisselle de partout..." Mais oui ! L'argent, l'argent partout, l'argent qui ruisselle ... Et encore, le terme "ruisselle" est modeste, parce que c'est plus proche de la rivière ou du fleuve que du ruisseau !
- QUESTION.- Vous le sentez, vous aussi, cela ?
- LE PRESIDENT.- Mais comment, je le sens ! Je le vois ! Vous ne le voyez pas, vous ?...
- QUESTION.- Pendant la campagne électorale ?
- LE PRESIDENT.- Ecoutez, je ne vais pas insister... Si vous n'avez rien, je ne vais pas essayer de vous éclairer !
- QUESTION.- Je regarde aussi, moi ... Est-ce que vous jugez tous les dirigeants de droite de la même façon que, apparemment...
- LE PRESIDENT.- Mais, je ne juge pas comme cela ! Ce n'est pas un problème de parti souvent c'est un problème d'hommes. Et il y a des gens dans les partis de droite, comme vous dites, qui sont de très honnêtes gens, pour lesquels j'ai beaucoup de respect. Il n'y a rien à craindre avec eux pour que se développent - comment dirai-je ?...- correctement les institutions démocratiques.
- Ce n'est pas la droite, ou ce n'est pas la gauche. Ce sont des types d'hommes.
- Mais je ne veux pas - une fois pour toutes - insister davantage sur ce point, parce qu'on pourrait croire véritablement que c'est le sujet le plus important à traiter ce soir...
- QUESTION.- Oh non ! Il y en a d'autres !\
QUESTION.- Mais encore une précision. M. Barre a demandé récemment : qui gardera l'Etat pendant que le Président de la République et le Premier ministre vont en campagne `électorale` l'un contre l'autre ? et M. Chirac a répondu : je gouvernerai jusqu'au bout, s'il n'en reste qu'un je serai celui-là...
- LE PRESIDENT.- Non, il n'a pas dit cela, il a dit qu'il gouvernerait, bien entendu - et c'est son devoir. Le chef du gouvernement doit gouverner, c'est la moindre des choses. Mais il a ajouté : je garderai l'Etat et, s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là. Et en le disant - moi, je n'exagererai pas le ton pour lui répondre - en le disant il a commis une hérésie constitutionnelle comme on n'en a pas commis depuis qu'il existe en France un Président de la République et un Premier ministre, ou un Président du Conseil, comme on disait au temps de la IIIème République. C'est-à-dire qu'on n'a jamais dit une chose pareille depuis 1875 !
- C'est absolument inacceptable. Celui qui, constitutionnellement, a la charge de garder l'Etat, le gardien des institutions, celui qui est chargé d'assurer le fonctionnement régulier des pouvoirs publics - ce sont les termes mêmes de l'article 5 de la Constitution - c'est le Président de la République, c'est le chef de l'Etat.
- Il y a là une intrusion qui, en d'autres temps, m'inquiéterait... Bien entendu, tout cela, ce sont des poussées verbales, des moments d'excitation pour une campagne électorale. Je ne monte pas sur mes grands chevaux. Mais le fait que cela ait pu être dit est quand même significatif.\
QUESTION.- Vous voulez dire que pendant la période de la cohabitation, depuis 1986, on a dit aux Français : "Ce n'était pas le paradis, mais la cohabitation, cela marchait", et finalement on nous a menti pendant deux ans !...
- LE PRESIDENT.- Pourquoi dites-vous cela ? Je ne comprends pas ... Pourquoi dites-vous cela ?
- QUESTION. Parce que la cohabitation... beaucoup de gens ont parlé de consensus, d'accord....
- LE PRESIDENT.- Non, tout cela, c'est une confusion totale. La cohabitation, c'était une dialectique. Tout est dialectique. La vie et la mort sont une dialectique. La joie et la peine sont une dialectique. Et dans ce que vous appelez la cohabitation, il y avait à la fois le devoir et du Président de la République que je suis, et du chef de gouvernement qu'est M. Chirac, le devoir de servir l'Etat, de servir la République, de représenter les intérêts de la France et de les exposer sur la scène internationale.
- Ce devoir-là, nous l'avons accompli, et jamais je ne me suis adressé à l'opinion publique pour dénoncer le Premier ministre sur ce -plan, même si, avant de parvenir à la définition claire de ce qu'il convenait de faire, nous avions, bien entendu, des façons de penser différentes. C'est une dialectique.
- Donc, vous ne pouvez pas comparer la façon de garder l'Etat pendant ces deux dernières années avec ce qu'il est normal de dire et de proposer dans une campagne électorale.
- QUESTION.- Vous avez beaucoup reproché à l'époque - cela ressort dans les journaux - au Général de Gaulle de dire ou de laisser dire : "Moi ou le chaos". Est-ce que, là, vous ne dites pas : moi ou la division ou .....?
- LE PRESIDENT.- Non, non, pas du tout. C'est vous, presque, qui l'avez dit, plutôt que moi. Non, vous l'avez interprété de cette manière...
- Je ne suis sans doute pas le seul - et je ne le pense pas - à pouvoir arrêter cette fâcheuse évolution vers le durcissement des oppositions et des antagonismes politiques. Je ne suis pas le seul, mais il se trouve qu'aujourd'hui c'est moi qui suis en mesure de m'exprimer pour une élection présidentielle, et c'est moi qui serai responsable à partir du 9 mai, si les Français m'élisent.
- LE PRESIDENT.- Voilà, c'est aussi simple que cela à comprendre.
- QUESTION.- Comment vous allez faire pour distinguer le rôle du Président et celui du candidat : le candidat attaque et le Président cherche à rassembler, à réconcilier ?
- LE PRESIDENT.- Une fois de plus non... bien entendu, je comprends très bien...
- QUESTION.- On essaie de comprendre...
- LE PRESIDENT.- J'espère que vous m'avez compris. Votre méthode tend tout naturellement à marquer les angles pour qu'ils puissent blesser et pour que je puisse réagir...
- QUESTION.- Blesser, non, pas du tout...
- LE PRESIDENT.- Ca n'est pas insolent de votre part. Mon image était tout à fait acceptable. Ce que je peux dire, c'est que pendant quelques semaines, je concilierai mon rôle de Président de la République, et je rassemblerai, si nécessaire, l'immense majorité des Français. Il y en a naturellement toujours qui sont rebelles à ce genre d'appel, d'appel au rassemblement, mais qui ne comprendraient pas puisqu'il y a élection, acte démocratique par excellence. J'affirme davantage ma pensée personnelle et j'invite les Français à se réunir sur un projet, sur une façon d'être, sur une certaine conception de la République et de la démocratie, sur une certaine forme de cohésion sociale et sur une certaine forme de paix civile.\
QUESTION.- "Découvertes" sur Europe 1 est une émission spéciale, avec le candidat François Mitterrand. D'ailleurs, monsieur Mitterrand, comment dois-je vous appeler ?
- LE PRESIDENT.- Je suis obligé de vous rappeler que je ne suis pas que candidat.
- QUESTION.- Je vous remercie d'être venu ici comme candidat. Si je devais vous interroger seulement comme le Président de la République, je devrais mettre des gants, avec un candidat, ou avec les deux, je n'en mets qu'un...
- LE PRESIDENT.- Vous l'avez fait... deux fois, vous n'aviez pas de gants... vous étiez un journaliste indépendant... je pense que vous l'êtes resté ?
- QUESTION.- Absolument.
- LE PRESIDENT.- Et moi je suis resté Président de la République.
- QUESTION.- Il n'y a pas de raison et de chances que cela change. Comment dois-je vous appeler ? Est-ce que vous êtes le candidat François Mitterrand, le candidat du parti socialiste, ou le candidat socialiste ?
- LE PRESIDENT.- Je suis le candidat François Mitterrand, Président de la République en fin de mandat, qui demande aux Français le renouvellement de leur confiance. J'ai et j'aurai le soutien des socialistes... Je suis moi-même socialiste. Je n'ai jamais dissimulé cette adhésion profonde à un certain type de société qui me paraît être un nouvel espace de liberté. Mais, bien entendu, si le socialisme se fait ennemi de la liberté, c'est qu'il n'est plus le socialisme tel que je le comprends en tout cas. Il est vraisemblable qu'une partie de celles et ceux qui m'ont suivi dans le passé, à gauche, sera au rendez-vous mais j'espère qu'il y en aura beaucoup d'autres. Nous avons appris à nous connaître.
- QUESTION.- Vous sentez que cela vient ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas de prétention, mais je le crois vraiment.\
QUESTION.- Je vais y revenir. Dans un septennat, vous comptez combien d'années, monsieur Mitterrand ?
- LE PRESIDENT.- Je ne comprends pas !
- QUESTION.- Sept ou cinq ? C'est une formule.
- LE PRESIDENT.- Oh, là, là, si je n'ai pas compris, il y en a d'autres qui n'ont pas compris.
- QUESTION.- Vous avez donné le sentiment l'autre jour à beaucoup, sur Antenne 2, que vous demandiez cinq ans de plus à l'Elysée ?
- LE PRESIDENT.- Je vais vous dire exactement ce que je pense.
- QUESTION.- Très bien.
- LE PRESIDENT.- Il n'y a pas du tout de réserves en moi sur ces questions apparemment difficiles. Lorsque je me suis exprimé à Antenne 2, vous étiez tous, vous, représentants de la presse, tellement intéressés par le sujet - la durée du mandat présidentiel - qu'ayant parlé des cinq ans pour la durée qui nous séparait du grand marché européen, le 1er janvier 1993, donc déjà un peu moins de 5 ans, j'ai dit "5 ans", alors aussitôt on a dit : "c'est le temps qu'il se donne". Eh bien, après tout, ourquoi pas ? Ce que je peux vous dire, c'est que j'ai écrit cela dans un article que j'ai donné à la revue "Pouvoirs", dont certains extraits ont été publiés dans le journal "Le Monde".
- QUESTION.- Très intéressant !
- LE PRESIDENT.- Je le préciserai dans le document que je ferai parvenir aux Français dans quelque temps, pendant la période électorale. Je ne prendrai pas l'initiative par -rapport à mon cas personnel, celui d'un homme de 71 ans, on l'a assez dit pour que je ne l'oublie pas... je sais ce qu'est la vie humaine et sa fragilité... mais je sais aussi que je suis en mesure - parce que j'ai sans doute hérité de ma famille, une bonne santé - de le faire, sans quoi je ne serais pas candidat.
- Donc je ne prendrai pas l'initiative de demander une réforme de la Constitution, répondant à un problème qui serait personnel. Mais si une forte majorité de l'Assemblée, du Parlement, de l'opinion, souhaite réduire à 5 ans le mandat de 7 ans, j'y souscrirai.
- QUESTION.- Et vous le feriez rapidement si vous entendez ce bruit qui remonte des Assemblées ?
- LE PRESIDENT.- Monsieur Pompidou l'avait déjà adopté...
- QUESTION.- A Versailles ?
- LE PRESIDENT.- Non, par le Sénat et l'Assemblée nationale. Il l'a déjà fait adopter... cela pourrait être considéré comme acquis. Cela date déjà des anciens temps. Il faut peut-être rafraîchir ce genre de propositions. Si donc c'est encore dans l'esprit du législateur et du pays, alors je n'y ferai aucun obstacle et en effet, le septennat redeviendra un quinquennat.
- QUESTION.- Pour les autres. Ca n'est pas un cas personnel ? Si vous êtes candidat et vous dites "je veux"...
- LE PRESIDENT.- Je ne dis pas que je veux. Je dis que j'accepterai...\
QUESTION.- Nous reviendrons sur l'interview que vous avez donnée à Olivier Duhamel, qui a été publiée dans Le Monde d'hier. Vous disiez que si vous gagniez, c'est que vous aviez réussi à rassembler... Avec qui vous voulez élargir votre majorité ?
- LE PRESIDENT.- Avec ceux qui m'auront soutenu d'abord, et le cas échéant, avec d'autres.
- QUESTION.- Quels autres ?
- LE PRESIDENT.- On verra bien.
- QUESTION.- Sur quelles bases ?
- LE PRESIDENT.- C'est une espèce de fiction qui est débattue. Dès que j'ouvre la télé ou la radio, j'entends des débats là-dessus,... en général, je referme.
- QUESTION.- Cela ne vous donne pas des idées ?
- LE PRESIDENT.- Qu'est ce que ça veut dire ? Si je suis élu le 8 mai, le 9 mai la France a sans doute un Premier ministre... et quand je dis "sans doute" j'ajouterais "certainement". Je corrigerais "certainement" ou plutôt "sans doute" ... parce qu'il n'y a pas de doutes. Il y aura donc un Premier ministre et ce Premier ministre, je le chargerai de former un gouvernement.
- QUESTION.- Vous avez dit que vous prendriez quelqu'un qui correspondrait à la majorité présidentielle.
- LE PRESIDENT.- Dans son dernier -état, ce sera naturellement le résultat de l'élection présidentielle...
- QUESTION.- C'est-à-dire qu'on essaye d'être clair, le parti socialiste, plus les autres...
- LE PRESIDENT.- Je choisirai l'homme que je voudrai, cela peut parfaitement être un homme qui n'ait pas d'appartenance politique, mais dont les options seront les miennes, selon les options qui viendront d'être approuvées par l'opinion publique, qui réunira naturellement des hommes et des femmes conformes à mes options, acceptées, je le répète, par les Français.
- A partir de là, dans ce gouvernement, je verrai les noms que me proposera le chef du gouvernement. Je souhaite que ce soit un large horizon. Et mes amis socialistes, avec lesquels j'ai tant travaillé, bien entendu, seront là. C'est même eux qui représenteront la force principale, mais cela ne veut absolument pas dire la force principale qui m'aura soutenu, puisque quand vous voyez les sondages, on voit qu'ils ont une position forte dans le pays, même si d'autres les combattent. Viendra qui voudra se joindre à cet effort national.
- QUESTION.- Et vous pourriez proposer, si vous êtes élu, Matignon à un non socialiste ?
- LE PRESIDENT.- Mais bien entendu ! Je pourrais proposer la direction du gouvernement à tout homme ou toute femme...
- QUESTION.- Intéressant cela.
- LE PRESIDENT.- ... qui aurait bien voulu me soutenir pendant ma campagne, faire connaître en tout cas, que mes options étaient les siennes...
- QUESTION.- La campagne, entre le premier et le deuxième tour ?
- LE PRESIDENT.- Peu importe le moment... je ne vais pas me lancer ... c'est comme avec les paraboles, le 99ème... n'insistons pas là-dessus, on m'a assez blagué sur ce sujet. Non, je veux dire : tous ceux qui se sentiront en phase, en symbiose avec moi. C'est tout.
- Ensuite, ce gouvernement, une fois formé, le chef du gouvernement fera un peu son tour d'horizon, il verra des responsables politiques, il discutera avec beaucoup de gens, il me dira : "Cela marche", ou "cela ne marche pas", cette assemblée qui est issue de 1986, cette majorité qui en mars 1986 était différente de mon ancienne majorité présidentielle, et donc forcément différente de la nouvelle, cette majorité-là ne marche pas, elle veut absolument me censurer, il n'y a rien à faire, tant pis...
- QUESTION.- Autrement dit, si elle ne censure pas, et M. Barre disait hier ici, comme M. Méhaignerie, CDS, qu'ils ne feront pas la censure tout de suite pour ne pas provoquer la chute de ce gouvernement, qu'ils laisseraient voir vivre ses premiers pas, s'il n'y a pas de censure...
- LE PRESIDENT.- Le Premier ministre appréciera sa marge d'action et moi aussi.
- QUESTION.- C'est-à-dire ?
- LE PRESIDENT.- J'arrête là mes explications.\
QUESTION.- Il n'y a pas de dissolution automatique pour M. Mitterrand s'il est élu...
- LE PRESIDENT.- Il n'y a jamais d'automatisme dans mon esprit. Il s'agit d'un domaine pratique. J'ai l'esprit pratique, je ferai ce qu'il me paraîtra le plus utile pour mon nouveau mandat et pour que la France avance, et elle a besoin d'avancer.
- QUESTION.- Justement, il y a de tels enjeux européens, dans la situation internationale, sur le -plan économique, les rapports Est-Ouest, etc, est-ce que la France peut être gouvernée par des majorités qui seraient un peu composites comme cela ?
- Le PRESIDENT.- C'est ce qu'il faut savoir, on verra bien, de toute manière et je n'ai pas l'intention de me retourner dans tous les sens. Je dirai ce que j'ai à dire, cela plaira ou cela ne plaira pas, et le gouvernement épousera ce que j'ai dit, et ce qui plaît, c'est à ceux qui viendront...
- Ensuite, si vous supposez que l'Assemblée nationale renvoie ce gouvernement, je dissoudrai. Si elle ne le renvoie pas, je prendrai le temps qu'il faudra. Mais j'apprécierai, à ce moment-là, pour faire procéder à un certain nombre de dispositions. Puis si à la dissolution, qui sera naturellement suivie d'élections législatives, il y a une autre majorité qui se dessine, autre que celle que j'aurais souhaitée, - ce que je regretterai, certes, car j'ai mes préférences - eh bien je ferai ce que j'ai déjà fait, je choisirai moi-même l'homme ou la femme qui deviendra chef du nouveau gouvernement. Mais je resterai fidèle aux principes républicains, celui qui conduira le gouvernement sera celui qui représentera la majorité parlementaire, au moment désigné.
- QUESTION.- Monsieur Mitterrand, vous avez pensé à tous les scénarios décidément.
- LE PRESIDENT.- Comment n'y aurais-je pas pensé ? C'est quand même bien mon rôle. Si je ne pensais à rien, que ferais-je là ?
- QUESTION.- Je voudrais ajouter...
- LE PRESIDENT.- Il n'y a qu'un principe : le chef du gouvernement doit représenter la vocation majoritaire. Cette vocation majoritaire s'exprime derrière un Président de la République. Si elle s'exprime à un autre moment, pour une autre majorité parlementaire, je ne dirai pas très bien, mais en principe c'est très bien, et le rôle du Président de la République, même si c'est plus difficile, c'est de respecter la volonté du peuple. Je l'ai fait en 1986. Je l'ai fait en 1981 !
- QUESTION.- Ce n'était pas trop dur en 1986 ?
- LE PRESIDENT.- C'était difficile, vous l'imaginez bien.\
QUESTION.- Est-ce que vous reviendrez au scrutin proportionnel pour cette élection-là ?
- LE PRESIDENT.- Vous êtes bien curieux, trop curieux. Le système majoritaire, le système proportionnel, sont deux systèmes tout à fait démocratiques. Le système proportionnel est la loi de tous les régimes démocratiques de l'Europe continentale. Le système majoritaire est le mode de scrutin de la Grande-Bretagne.
- QUESTION.- On peut combiner...
- LE PRESIDENT.- On peut faire ce qu'on veut, en restant dans les normes démocratiques. Je sais qu'on m'attend au tournant avec cette réponse...
- QUESTION.- On vous attend au tournant tout le temps.
- LE PRESIDENT.- Par sentiment, j'ai toujours préféré, peut-être pour ma commodité, le scrutin majoritaire d'arrondissement. Vous ne pouvez pas imaginer ce que c'est intéressant pour un député de connaître bien sa circonscription. J'ai fait cela pendant des années. Mais pour la commodité de la France, et de la République, il n'y a pas à déterminer à l'avance ce qui doit être établi comme une règle absolue. On me pose des questions comme si c'était un principe de morale civique : tel mode de scrutin plutôt que tel autre. Vraiment, si l'Assemblée nationale future, par exemple, entend changer de mode de scrutin, j'en discuterai naturellement, mais je réserve mon jugement.
- QUESTION.- Imaginons, et on marquera ensuite une dernière pause de publicité avant 19h00, si la majorité qui vous était envoyée, après cette éventuelle dissolution, était une majorité pas conforme avec la majorité présidentielle...
- LE PRESIDENT.- Je vous ai déjà répondu.
- QUESTION.- Pour que ce soit très clair, vous resteriez ?
- LE PRESIDENT.- Quoi qu'il advienne ! Personne ne m'a fait partir. Rappelez-vous le discours, "il faut se soumettre ou se démettre". Je ne me suis pas soumis, je ne me suis pas démis. J'ai mené la politique extérieure et la politique de défense de mon choix, qui me paraissaient absolument correspondre aux intérêts de la France. Je ne me soumettrai pas davantage, ni ne me démettrai, d'autant plus que si les Français m'ont renouvelé leur confiance, ils seraient quand même assez surpris de ce bizarre scénario. Je choisirai l'homme ou la femme qui correspondra à la volonté populaire, même si cette volonté me déplaît.\
QUESTION.- Nous interrogeons le candidat Mitterrand et le Président de la République, et le candidat explique ce qu'il ferait, ses projets en matière constitutionnelle, en matière de mécanisme des institutions.
- Vous avez été Président, monsieur Mitterrand, avec deux Premiers ministres proches de vous, Pierre Mauroy et Laurent Fabius, puis avec un Premier ministre `Jacques Chirac` qui était, pour le moins, loins de vous, et vous avez constaté apparemment que, dans les deux cas, la Constitution ne permettrait pas au couple de fonctionner clairement. Vous dites à la revue Pouvoirs - dont le Monde publiait hier des extraits - "il faut simplifier la répartition des tâches, l'éclairer, entre le Président de la République et le Premier ministre". Comment ?
- LE PRESIDENT.- D'abord, en appliquant les textes, dans la mesure où ils sont clairs. L'article 5 de la Constitution confère au Président de la République des compétences très importantes. Il est à la fois responsable et arbitre...
- QUESTION.- Et l'article 20 ?
- LE PRESIDENT.- C'est lui qui a la charge de veiller à l'intégrité du territoire national, d'assurer le fonctionnement de la République, de veiller à l'exécution des traités.... J'en passe.
- L'article 20 dit tout simplement que le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. Vous voyez que ces deux définitions sont un peu source de confusion. Bien entendu, il a fallu constamment mettre les choses au net pendant les deux dernières années...
- QUESTION.- Oui, il y a eu des exemples. Et comment on tranche, alors ?
- LE PRESIDENT.- C'est le bon sens, la pratique, la bonne volonté, le sentiment qu'il ne faut pas conduire le pays dans une impasse. Alors, on s'en sort.
- QUESTION.- M. Chirac y a mis aussi beaucoup du sien ?
- LE PRESIDENT.- Certainement.
- QUESTION.- Etes-vous favorable, sur ces questions, à un référendum, puisque vous dites : il faut peut-être en appeler, un jour ou l'autre, au peuple ?
- LE PRESIDENT.- Je conclus d'une façon générale que la réponse est davantage dans le comportement des hommes responsables, que cela peut se régler dans la pratique, car les institutions comportent une certaine souplesse qui doit être utilisée. Mais si les juristes, si les grands spécialistes, les constitutionnalistes estiment qu'il faut en passer par une réforme constitutionnelle, là encore, je vous dirai : eh bien, on la fera. Mais elle ne me paraît pas nécessaire. l'objectif recherché, lui, l'est.
- Il faut savoir exactement ce que le Président de la République doit faire. J'ai expliqué qu'il ne doit pas être cette espèce de chef de l'Etat doté du pouvoir absolu. En droit, il ne l'a pas, mais, en fait, c'est l'usage qui s'est créé après 1958 et 1962. Il ne doit pas être ce Président qui commande tout, qui intervient en toute chose, mais il ne faut pas non plus que l'on retourne au Président de la IVème République - que l'on appelle le Président soliveau - et qui n'avait aucun pouvoir.\
QUESTION.- Par exemple, vous, comment avez-vous joué ces deux rôles ? Est-ce que, entre 1981 et 1986, vous avez eu à commander tout ?
- LE PRESIDENT.- Dès le point de départ j'ai hérité d'un pouvoir qui était, en fait, un pouvoir sur chaque chose... En fait, un pouvoir de persuasion.
- QUESTION.- C'est désagréable ?
- LE PRESIDENT.- Non, ce n'est pas désagréable. Le problème n'est pas là. Le problème, c'est celui de la République. Peu à peu, alors que les usages administratifs s'étaient situés tout autrement, je suis revenu à une situation, à mon avis, plus équilibrée, dans laquelle le chef du gouvernement retrouve sa raison d'être.
- Le gouvernement, c'est un pouvoir très important. Il doit être respecté. Je l'ai respecté, croyez-moi, avec mon ami Pierre Mauroy. Mais nous partions de loin et j'avais une équipe qui avait besoin d'apprendre son métier. Les socialistes n'avaient pas participé au gouvernement depuis tant et tant d'années...
- QUESTION.- Vous voulez dire que cela explique des erreurs, des carences ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas le sujet de notre conversation.
- QUESTION.- Non, mais on peut dire quand même que tout n'était pas rose ?
- LE PRESIDENT.- Quelle est l'oeuvre humaine qui pourrait prétendre à la perfection ? Bien entendu, c'était une première. Je l'ai moi-même connue. Ce n'est pas le problème. Ce que je disais à l'instant, c'est que j'ai, peu à peu, resitué les institutions. Et j'ai été un peu étonné parce que, en 1986, on croyait m'arracher, comme le Shylock dans le Marchand de Venise de Shakespeare, une livre de chair... On ne m'a rien enlevé du tout. J'avais fait une opération sur moi-même.
- QUESTION.- Ce n'est pas l'idéal parce que, en 1988, si vous êtes Président...
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas comme çà que se pose la question.
- Ce n'est pas l'idéal, bien entendu. Lorsqu'on a devant soi un homme capable de travailler, qui a ses idées, comme l'actuel Premier ministre `Jacques Chirac`, mais qui représente exactement l'opinion contraire, puisque c'était l'opposition de la veille qui est devenue majorité, cela n'est pas commode. Mais, dans le cadre d'un bon accord avec le chef du gouvernement, soit que le chef du gouvernement soit exactement dans la ligne politique du Président, soit que ce soit quelqu'un qui ait une attitude compréhensive, une certaine souplesse de tempérament, cela peut être tout à fait réalisable.
- QUESTION.- Il a du caractère et de l'autonomie ?
- LE PRESIDENT.- L'actuel Premier ministre et moi-même nous étions vraiment, a priori, antinomiques. Eh bien, j'ai présidé et il a gouverné. Mais j'ai assuré ma compétence dans les domaines qui sont les miens : politique étrangère, défense.\
LE PRESIDENT.- J'ai défendu aussi, chaque fois qu'elles me paraissaient atteintes, les libertés publiques, c'est-à-dire les grands principes.
- QUESTION.- Pourquoi ? Il y a eu un risque de menace des libertés ?
- LE PRESIDENT.- Oui, le risque a existé.
- QUESTION.- Quand ?
- LE PRESIDENT.- Vous le savez bien. Quand j'estime que, par exemple, le droit des gens n'est pas respecté autant qu'il le faudrait en Nouvelle-Calédonie. Je pense - et je l'ai dit - à certaines mesures d'expulsions collectives, ce qui est interdit par le droit. On aurait pu s'en dispenser.
- Je pense que tout cela a fait que j'ai fait entendre ma voix. Mais je n'ai pas été systématique, parce que mon devoir, aussi, c'était de laisser le gouvernement gouverner.\
LE PRESIDENT.- Vous voyez que j'ai mené, pendant deux ans, une vie délicate. Je ne souhaite pas que çà se passe comme cela à partir du mois de mai mais je suis prêt à remplir la mission pour laquelle le peuple pourrait me désigner.
- QUESTION.- Vous n'avez pas la tentation de tout reprendre en main ?
- LE PRESIDENT.- Tout rerendre en main moi-même ? Sûrement pas.
- QUESTION.- Vous voulez garder le loisir d'aller vous promener dans Paris, dans les librairies de Paris, tout en étant le Président de la République ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas ça, l'objet... Bien entendu, ça m'arrive et j'en ai parlé à Antenne 2, je ne l'ai pas caché. J'ai même été étonné qu'un homme politique, membre du gouvernement, me plaisante un peu méchamment là-dessus en disant : "Pendant que le Président va se ballader et lécher les vitrines, nous, on travaille". J'allais dire grossièrement, comme si je le faisais avec un camarade, "tu parles "... Ils passent cinq heures par jour à faire leur campagne électorale !
- En réalité, le Président de la République, et je m'en flatte, peut se promener dans les rues de Paris en ne rencontrant que des gens, soit aimables, soit courtois...
- QUESTION.- Et ça lui permet peut-être de penser à toutes les hypothèses, à tous les scénarios ?
- LE PRESIDENT.- Ca lui permet de respirer l'air de Paris et de voir les Français. Mais je ne passe pas tout mon temps à ça, quand même, il ne faut pas exagérer !\
QUESTION.- Si vous retouchez la sacro-sainte Constitution, monsieur Mitterrand - il ne s'agit pas de la bouleverser - on reste dans la 5ème ou on passe dans la 6ème ?
- LE PRESIDENT.- Peu m'importe, je ne m'intéresse pas aux numéros. Ce que je veux dire, c'est que deux révisions constitutionnelles sont envisageables : celle qui porterait sur la durée du mandat présidentiel - nous en avons parlé tout à l'heure - et celle qui viserait l'élargissement du champ des référendums pour que l'on puisse, par référendum populaire, régler un certain nombre de problèmes de société. Et l'on pourrait en énumérer un certain nombre !
- QUESTION.- C'est ce que M. Barre avait proposé en 1978 dans son programme de Blois.
- LE PRESIDENT.- Les bons esprits se retrouvent toujours.
- QUESTION.- Vous vous retrouvez décidément beaucoup !
- LE PRESIDENT.- Il y a de bons esprits partout. Ne croyez pas que ce soit du sectarisme... Il y en a aussi au RPR et beaucoup chez les socialistes.
- QUESTION.- Il ne faut oublier personne... On arrose tout le monde !
- LE PRESIDENT.- Non, je n'arrose pas tout le monde.
- QUESTION.- C'est comme le "tu parles " de tout à l'heure.
- LE PRESIDENT.- J'avais pris la précaution de dire que j'employais une expression populaire. Ce que je veux vraiment que l'on comprenne, c'est que j'ai horreur de l'intolérance, horreur de l'esprit de système. Quelquefois, cela m'arrive d'y céder moi-même. J'ai mes passions, vous savez.
- QUESTION.- Il n'y a pas une intolérance de votre part à l'égard de ceux qui sont trop loin de vous à droite ?
- LE PRESIDENT.- A l'égard de certains ?... Non, je n'aime pas leurs idées.
- QUESTION.- Vous pensez que vous serez élu ?
- LE PRESIDENT.- Je ne fais pas de pronostic. On dit que j'ai quelques chances... J'entends dire que j'ai quelques chances.\
QUESTION.- Monsieur Mitterrand qui est Président de la République et qui est surtout dans ce studio, en direct d'Europe 1 - nous ne sommes pas dans la bibliothèque de l'Elysée, nous sommes dans le studio habituel d'Europe 1 - un candidat à l'élection du 24 avril pour le premier tour, et du 8 mai pour le second. C'est cela, monsieur Mitterrand ?
- LE PRESIDENT.- Non, pas surtout candidat, Président de la République, actuellement candidat au renouvellement de son mandat, les 24 avril et 8 mai. QUESTION.- C'est la première intervention sur le fond, à la fois vos idées et vos projets, que vous faites. Je pense que vous interviendrez quelquefois et même peut-être rapidement, dans les jours qui viennent. Vous avez indiqué tout à l'heure - je le dis pour ceux qui prennent l'antenne - les raisons pour lesquelles vous avez fait acte de candidature, sur Antenne 2, il y a trois jours, avec Henri Sannier, vos projets constitutionnels, pour mieux gouverner, pour mieux présider. Vous avez tout à l'heure parlé du Premier ministre, vous avez dit qu'il serait nommé 24 heures après votre élection à la Présidence de la République, votre réélection. Il y a eu des questions d'auditeurs et d'auditrices. Vous avez dit, vous l'avez dit deux fois, avec une forme d'insistance : "une femme", est-ce à dire que vous avez dans votre tête la femme ou l'homme qui pourrait être le Premier ministre ? LE PRESIDENT.- J'ai dans ma tête qu'il faut sortir du schéma habituel et ne pas se contenter d'examiner les hommes possibles, il faut élargir le champ à des femmes responsables. Mais cela n'implique pas un choix personnel que je n'ai pas fait à l'heure actuelle.
- QUESTION.- Je rappelle que vous avez dit : ce n'est pas forcément un socialiste, ce peut être un non socialiste.
- LE PRESIDENT.- Certainement.
- QUESTION.- Ce peut être un centriste ?
- LE PRESIDENT.- Tout de suite, vous voulez qualifier. Ce peut être quiconque me paraîtra capable et qui s'inscrira dans les options de ma campagne.\
QUESTION.- Est-ce qu'il y aura des ministres communistes ?
- LE PRESIDENT.- La question n'est pas d'actualité. Les communistes sont partis d'eux-mêmes en 1984, lors de la -constitution du gouvernement Fabius. D'une certaine manière, c'était assez étrange, puisqu'ils avaient participé à toutes les mesures que l'on peut considérer comme dures et courageuses qui ont permis le début du redressement de l'économie française. Et puis, ils sont partis au moment où on commençait à récolter les fruits, c'était leur affaire. Ce n'est pas d'actualité. Je n'ai pas reçu de propositions de ce genre, les choses ne vont pas si vite. D'autre part, moi je n'exclus personne de ceux qui participent à la vie républicaine du pays, mais la situation politique est telle qu'il me paraît très difficile de renouveler en 1988 le geste du Général de Gaulle, au temps de la guerre et dans les temps qui ont suivi, qui a été le premier à appeler les communistes au gouvernement. Il a été suivi par Georges Bidault, Félix Gouin, Paul Ramadier et puis moi en 1981. La situation n'est plus la même. Ce n'est pas du tout un problème de principe.
- QUESTION.- Quand vous entendez dire que 1988, ce n'est pas le retour de 1981, comment réagissez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Rien ne le garantit, sauf que la question ne se pose pas.
- QUESTION.- Vous avez changé, vous ?
- LE PRESIDENT.- Comment, changé ?
- Naturellement j'ai appris, j'ai peut-être changé mais je ne regrette vraiment aucun de ceux qui peuvent prendre part à la vie nationale, sur des bases républicaines.
- QUESTION.- Vous pensez, monsieur Mitterrand, que le paysage politique français qui a l'air figé entre la droite ou la gauche, depuis des années, pourrait être, en 1988, l'objet de reclassements de caractère politique, si vous êtes élu ?
- LE PRESIDENT.- Ecoutez, cela regardera chacun, cela regardera les formations politiques et les individus.
- QUESTION.- Est-ce que je peux me permettre ?
- LE PRESIDENT.- Moi, je ne fais pas d'exclusion à l'égard de personne, parmi ceux qui épousent la voie démocratique, qui rejettent l'exclusion. En même temps, je suis un homme politique et responsable, je vois bien comment les problèmes se posent. Alors, quand vous me posez le problème des élus communistes, vous vous faites, sans le vouloir - vous faites votre métier - l'écho d'une campagne lancée récemment, dont j'aperçois l'intention, mais qui ne me gêne pas. Je n'ai pas du tout honte d'avoir pris des ministres communistes en 1981.\
QUESTION.- Vous avez dit, dans la revue "Pouvoirs", que Jacques Chirac est retourné aux habitudes de la 4ème République. Vous qui avez été ministre de la 4ème République, vous vous trouvez beaucoup plus gaulliste ou gaullien ?
- LE PRESIDENT.- Pas du tout. J'ai toujours été totalement indépendant à l'égard de ces définitions. Gaulliste, je n'étais pas gaulliste pendant le guerre. J'appartenais à la Résistance, et la Résistance a reconnu le Général de Gaulle comme son représentant, son chef, son porte-parole. C'était très bien, il faut avoir un grand leader. C'était un très grand leader, un très grand responsable. Mais cela n'entraînait pas une adhésion idéologique.
- QUESTION.- Vous n'avez pas exagéré en disant : "Chirac, la 4ème République" ?
- LE PRESIDENT.- Si vous permettez, il faudrait s'expliquer. La question qui m'est posée, c'est : est-ce que vous trouvez normal que des chefs de formation politique siègent en même temps qu'ils exercent des fonctions de responsabilités politiques dans le gouvernement ?
- Je dis non, ce n'est pas normal, c'est incompatible. Je l'ai accepté en 1986 parce que je n'étais pas en mesure, bien que j'en ai donné conseil, de l'interdire au nouveau chef du gouvernement. J'ai donné un conseil, il n'a pas été écouté. J'ajoute que c'était sans doute difficile au Premier ministre de refuser la présence de responsables politiques, puisqu'il l'était resté lui-même. Cela, c'est l'esprit même de la IVème République, esprit auquel je me refuse. La prochaine fois, puisque nous en parlons, la prochaine fois, si je dois former un gouvernement, je refuserai au Premier ministre l'entrée dans le gouvernement d'hommes qui représentent de hautes responsabilités à la tête de formations politiques concurrentes, même si elles sont du même côté, pour qu'on ne retrouve pas ce spectacle extrêmement choquant de ministres qui s'interpellent, aux discours dominicaux, pour définir des options contraires.
- Le gouvernement doit être uni £ aucun membre du gouvernement ne doit pouvoir s'exprimer d'une façon contradictoire et même simplement contraire, soit au Premier ministre, soit à ses autres collègues.
- QUESTION.- C'est ce qui s'est passé ?
- LE PRESIDENT.- Naturellement, cela s'est passé, vous le savez autant que moi.\
QUESTION.- Vous regardez la télévision, vous écoutez beaucoup la radio, et Europe 1, merci...
- LE PRESIDENT.- J'écoute notamment Europe 1, et puis les autres.
- QUESTION.- Très bien, et les autres... Ceci pour vous dire que quand vous regardez la télévision, quand vous écoutez M. Chirac dire que vous êtes le passé, que le Parti socialiste est un parti à idéologie dépassée, doctrinaire, archéologique...
- LE PRESIDENT.- Archaïque, c'est le mot employé.
- QUESTION.- Archaïque...
- LE PRESIDENT.- Moi, je voudrais dire, de la façon la plus... comment dirais-je ?... la plus souriante possible, au Premier ministre que je rencontre souvent, enfin mécaniquement tous les mercredis matin, avant le Conseil des ministres, je voudrais lui dire simplement : "Ecoutez, rouvrez un peu vos livres, il ne faut pas que la politique vous dévore, il faut lire, il faut s'intéresser. Il y a une histoire - et si vous le faites selon le conseil que je me permets de vous donner et qu'Europe 1 lui transmettra sans doute - vous verrez que le libéralisme a été inventé en 1776, dans le livre, le fameux livre, "la richesse des Nations" d'Adam Smith, et que le socialisme n'est venu qu'un peu plus tard, en 1822. Le mot est employé dans la correspondance d'Edward Open à Robert Owen, le grand leader anglais qui a développé le mutualisme, la coopération, etc... C'est là que sont nées ces deux grandes pensées concurrentes et concomittantes, mais la plus ancienne, la plus archaïque, c'est le libéralisme.
- QUESTION.- Pour ceux que cela intéresse, il y a une très bonne histoire des idées politiques, y compris celles dont vous parlez, M. Mitterrand, chez Hachette, un très beau livre avec des textes, des extraits et des commentaires.\
QUESTION.- Vous avez parlé à Antenne 2 de vos grandes orientations et vous avez dit : pas de programme. Cette fois-ci, vous n'aurez ni programme, ni propositions. Est-ce qu'il y a un projet Mitterrand ?
- LE PRESIDENT.- Oui, il y en a un naturellement, cela veut dire des grands axes, des grandes orientations qui permettront aux Français de se reconnaître, quand ils voteront.
- QUESTION.- Oui, il vaut mieux ne plus recommencer 110 propositions.
- LE PRESIDENT.- Est-ce que c'est bien, est-ce que c'est mal ? J'ai fait 110 propositions. Je crois qu'environ 89 d'entre elles ont été mises en oeuvre pendant le quinquennat, pendant les cinq premières années du septennat. Ensuite, ce n'était plus la même majorité, ce n'était pas possible de continuer.
- QUESTION.- Pour l'avenir, est-ce que ce sont de grandes options généreuses, républicaines et évangéliques, comme on entend dire, ou est-ce qu'il y a des choses concrètes ?
- LE PRESIDENT.- Oui ce sont de grandes options générales qui comprennent des propositions concrètes. C'est celà, vous l'avez fort bien dit.
- QUESTION.- C'est-à-dire ?
- LE PRESIDENT.- Des options, des propositions. Vous voudriez que je vous les débite ? C'est un peu comme avait fait Monsieur Amar, que j'ai eu peut-être tort de reprendre un peu vivement, l'autre soir. Il m'a fait penser, monsieur Amar, comme vous me faites penser maintenant, à cette histoire qui m'est arrivée lorsque j'ai passé mon bac, première partie, à Poitiers.
- Il était une heure et quart, l'examinateur baillait, j'étais le dernier de la file. Il me dit : moi j'ai faim, j'ai bon appétit, il est tard, alors, écoutez, vous avez trois minutes : parlez moi de Napoléon. Eh bien, je vous prie de croire que ce n'était pas facile... Nous n'avons pas beaucoup de temps, développer mes options, ce n'est pas commode..
- QUESTION.- Remarquez que je ne baille pas, je ne sommeille pas, je n'ai pas envie d'allez dîner, et j'ai le temps, on a le temps... et vous avez eu une bonne note ?
- LE PRESIDENT.- Je ne m'en suis pas mal tiré, mais on était un peu glacé, développer Napoléon en trois minutes !...
- QUESTION.- Nous allons parler de l'emploi, de l'Europe, de l'économie, des grands principes que l'on trouve peut-être dans le projet... c'est ce qui va faire partie du document dont vous allez parler ?
- LE PRESIDENT.- C'est l'objet du document. J'écris un texte, ce texte précise mes options et, au passage de ces options, je marque un certain temps d'arrêt pour définir des propositions concrètes..
- QUESTION.- Il sort quand ?
- LE PRESIDENT.- Quand j'aurai fini.
- QUESTION.- Vous l'écrivez en ce moment ?
- LE PRESIDENT.- Oui, je n'ai pas eu le temps...
- QUESTION.- Cela ne veut pas dire un autre document, parce qu'on imagine tout de suite des affaires secrètes...
- LE PRESIDENT.- Non, non, ce n'est pas mon genre çà. Il y a des gens qui adorent çà, mais pas moi.\
QUESTION.- A propos d'économie, monsieur Mitterrand est-ce que le principe reste l'économie mixte pour la France dans le projet que vous avez ?
- LE PRESIDENT.- J'ai toujours cru que c'était cela la réalité économique.
- QUESTION.- Cela, vous le savez depuis 1983 - 1984, vous l'avez défini à ce moment là ?
- LE PRESIDENT.- Oh ! je l'avais dit avant même d'être élu.
- QUESTION.- Vous avez dit mardi à Antenne 2 que les nationalisations, que les privatisations ne sont pas du tout d'actualité, cela veut dire qu'elles peuvent redevenir d'actualité ?
- LE PRESIDENT.- Mais naturellement. Mais ce qui est vrai, c'est que dans la période qui s'ouvre devant nous, pendant les fameux cinq ans qui nous séparent de l'achèvement du marché unique des douze pays de la Communauté - vous vous imaginez l'enjeu et la difficulté - je ne voudrais pas que les Français se disputent et en particulier les chefs d'entreprise et les responsables politiques sur les nationalisations et les privatisations..
- QUESTION.- C'est-à-dire qu'on retarde de cinq ans, si je comprends bien, non ?
- LE PRESIDENT.- Non, je ne suis pas prophète. Je ne sais pas ce qui se passera plus tard. Pour l'instant, je dis : il vaut mieux que ce problème-là passe après la France du marché unique.
- QUESTION.- On va y venir, mais soyons clairs, les entreprises privatisées, vous les laissez telles quelles ?
- LE PRESIDENT.- Oui, oui, même si j'ai des regrets...
- QUESTION.- Est-ce à dire que vous ne touchez pas aux noyaux durs qui ont été formés ?
- LE PRESIDENT.- Cela, c'est autre chose.
- QUESTION.- Mais celles qui sont privatisées restent privatisées ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que ce serait raisonnable. Si tel ou tel problème particulier se pose, je le verrai bien. Mais la composition, la distribution souveraine au nom du libéralisme, des places fortes aux noyaux durs, l'argent, toujours l'argent, le même...
- QUESTION.- C'est votre obsession, comme dit Jean Daniel... LE PRESIDENT.- Ca, non, ce pouvoir-là doit être démantelé.
- QUESTION.- Rassurez-nous, vous ne remplacez pas des copains par des copains ?
- LE PRESIDENT.- Sûrement pas.
- QUESTION.- C'est un engagement ?
- LE PRESIDENT.- D'ailleurs, je n'ai pas beaucoup de copains qui soient en mesure d'acheter par milliards les bonnes places dans les sociétés privatisées.\
QUESTION.- Vous avez parlé tout à l'heure, monsieur Mitterrand, du grand rendez-vous, du marché unique européen...
- LE PRESIDENT.- C'est le grand enjeu.
- QUESTION.- Tout le monde le dit, M. Chirac...
- LE PRESIDENT.- Oui, ils le disent parce que je l'ai fait. C'est moi qui ai, avec Helmut Kohl et Jacques Delors, lancé cette affaire là...
- QUESTION.- Vous êtes plus convaincu que les autres ?
- LE PRESIDENT.- Non, je ne veux pas dire cela. Je trouve que c'est très bien d'arriver un peu après et de rejoindre le gros de la troupe. Mais j'ai signé çà, moi, en 1985. Je suis très heureux de voir précisément - parce que j'aime qu'on se rassemble sur les grands sujets -, que les principaux hommes politiques du pays approuvent cette initiative et y concourent.
- QUESTION.- Mais est-ce que l'accélération vers ce marché unique européen, monsieur Mitterrand, n'est pas dangereuse pour les fondements de la société française ? Et est-ce qu'on peut le réaliser en cinq ans, parce qu'il y a toutes sortes...
- LE PRESIDENT.- Ah ! C'est très dur, et moi je veux profiter de l'occasion que vous me donnez pour dire aux Français : prenez garde, c'est l'effort qui paiera. On n'a pas le droit de relâcher notre action, vous êtes les meilleurs. Vous ne pouvez pas être les meilleurs partout où vous pouvez l'être. Sachez que le risque est immense, mais la chance, je l'ai dit aussi tout à l'heure, de la France est grande aussi.
- QUESTION.- Parce que cela exige une harmonisation... On ne va pas faire de théorie des fiscalités, des politiques, cela entraîne une concurrence...
- LE PRESIDENT.- ... de tout ... c'est la libre circulation des personnes, des biens, des capitaux, des marchandises, naturellement des idées, çà c'est déjà fait ... C'est un enjeu formidable, mais si on ne fait pas l'Europe, chacune de nos patries sera diminuée sur la scène du monde.
- QUESTION.- Vous êtes le seul... Non, vous n'êtes pas le seul à pouvoir faire cette Europe là... Vous pensez que les autres, qui sont peut-être arrivés plus tard que vous, mais avec la même sincérité...
- LE PRESIDENT.- Non, non, la même sincérité, je n'en suis pas toujours sûr. Mais il en existe assez qui sont sincères pour le faire. D'autres que moi et de tous les bords, c'est évident.\
QUESTION.- Alors, pour l'emploi, monsieur Mitterrand, le dernier chiffre de février, ce matin, traduit une augmentation de 0,2 % de chômeurs. Le gouvernement a fait des efforts dans sa politique économique, il y a un certain nombre de résultats dans la luttre contre l'inflation, la croissance, etc... les investissements...
- LE PRESIDENT.- Je vous interromps. La lutte contre l'inflation, les socialistes quand ils ont pris les responsabilités en 1981 l'ont trouvée en augmentation de 13,6 % par -rapport à l'année précédente, cela a été un record £ on l'a fait tomber.
- QUESTION.- La différence avec les étrangers est un peu différente.
- LE PRESIDENT.- On l'a fait tomber en cinq ans, c'est-à-dire en 1986, régime de croisière des 12 derniers mois, à 2,5 %. On a rétabli l'équivalence avec la République fédérale allemande. Aujourd'hui, après avoir connu un mauvais moment dans le courant de l'année 1986, l'actuel gouvernement a rétabli le courant, a persévéré et continué les progrès que nous avons nous mêmes réalisés. Voilà. C'est très bien. Voilà une marque de continuité française, à l'honneur des expériences des trois gouvernements. Et moi j'aime voir de temps en temps la France capable, lorsque c'est sérieux, de suivre une politique intelligente.\
QUESTION.- Mais est-ce que vous pouvez dire également à l'égard de la sécurité par exemple qu'il y a une continuité des résultats ou qu'il y a plus de résultats après une période difficile ?
- LE PRESIDENT.- Ce concours-là est vraiment méprisable, est-ce que moi je vais vous dire... je vais vous le dire bien entendu, puisque vous me posez la question...
- Mais l'autre jour, il y avait le procès d'action directe, il y avait dix-neuf personnes dans le box des accusés sur vingt-deux. Car les trois autres cités au procès, s'étaient enfuis ou étaient en Italie, ou bien on ne les a pas trouvés. Sur les 19 qui se trouvaient là, il y en avait 15 qui avaient été arrêtés avant mars 1986 et les 4 autres, c'étaient les fameux dirigeants que le gouvernement d'aujourd'hui a fort bien fait d'arrêter et je l'en ai félicité. Mais pourquoi se jeter les terroristes à la tête ? Nous sommes tous des Français, ennemis de la violence. Il faut combattre le terrorisme sans merci, il n'y a pas de compromis possible avec lui. Mais est-il nécessaire d'être libéral ou d'être socialiste pour dire : moi, je vais faire ça. C'est l'attitude d'un homme, d'une femme civilisés que d'interdire au terrorisme de gagner du terrain !\
QUESTION.- On prend un exemple : Mohamed Mouhajer, qui a été libéré aujourd'hui. Il reste inculpé... Après douze mois enfermé dans les prisons françaises, est-ce que vous pensez que cela prépare la libération des otages français du Liban ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas vous le dire. Cette personne a été libérée. Lorsqu'elle a été arrêtée, on m'avait présenté son cas comme celui d'un des responsables des tragiques attentats qui ont ensanglanté Paris. Sur la base de ces informations, je m'étais réjoui de cette arrestation. Et sur la base de nouvelles informations, dont je ne connais pas le fondement et qui relèvent d'un juge d'instruction, il est libéré. Comment voulez-vous que je vous fasse un commentaire ?
- QUESTION.- Mais le Président est-il informé par le gouvernement des tractations secrètes ? Est-ce qu'il est d'accord ?
- LE PRESIDENT.- Ah, mais je suis d'accord, bien entendu, pour obtenir la libération de nos compatriotes otages. J'ai posé certaines conditions. Il faut qu'elles soient respectées. La France ne peut pas être à la merci d'un acte de banditisme pour changer les grandes lignes de sa politique extérieure. Et d'autre part, il y a des actes que, nous-mêmes, nous n'avons pas le droit de commettre.
- Cela dit, tout ce qui peut être fait doit être fait. Je n'en dirai pas davantage, parce qu'il ne faut pas gêner les négociations qui ont été -entreprises depuis le premier jour, soit par les gouvernements précédents, soit par le gouvernement de M. Chirac.
- QUESTION.- Je n'insiste pas, mais je vous demande : avec plus d'efficacité d'un côté que de l'autre ?... Parce qu'il y a peut-être la chance de voir revenir...
- LE PRESIDENT.- Je trouve méprisable que certains responsables aient voulu engager le débat politique sur ce terrain, car l'action des gouvernements précédents pour assurer la lutte contre le terrorisme a été d'une correction parfaite, et je ne ferai pas de reproche, sur ce terrain-là, au gouvernement présent. Je dis que c'est dommage que des Français se divisent sur ce point. Dommage...
- QUESTION.- Vous qui écoutez Europe 1, vous savez sans doute...
- LE PRESIDENT.- ... Et moi, je n'ai jamais libéré de terroriste !
- QUESTION.- ... que depuis vingt jours les Français parlent au futur Président, sur Europe 1. C'est une opération Europe 1 - COFREMCA, réalisée par Marc Gallois. Les Français disent aux candidats quelles sont leurs préoccupations, ce qu'ils attendent du futur Président, c'est-à-dire peut-être de vous £ et hier nous avons eu les résultats d'un sondage réalisé par Marc Gallois. Il y a deux super-priorités : la fermeté à l'égard du terrorisme...
- LE PRESIDENT.- Eh bien, c'est très bien.
- QUESTION.- ... et la formation des jeunes.
- LE PRESIDENT.- Je répète que, moi, je n'ai jamais libéré de terroristes. J'en ai été vraiment prié à diverses reprises, j'ai même accepté théoriquement - puisque cela ne s'est pas fait - la libération éventuelle d'un terroriste par droit de grâce, si tous nos otages nous étaient rendus... Malheureusement, les choses ne se sont pas passées ainsi.
- QUESTION.- Vous n'aimeriez pas les voir revenir au compte-gouttes ?
- LE PRESIDENT.- J'ai toujours pensé qu'il valait mieux obtenir une négociation globale £ mais je reconnais que, si cela ne s'est pas produit et que certains de nos compatriotes sont revenus, je n'ai pas lieu de m'en plaindre.\
QUESTION.- Alors, parmi les priorités marquées par les Français interrogés par Europe 1 - je vous donne quelques exemples pour que vous le sachiez, si vous êtes élu - il y a une meilleure qualité de vie, les soins à domicile, les réseaux d'entraide, les transports, les espaces verts, la culture, les distractions moins chères... Il paraît qu'ils vous font confiance pour rétablir l'impôt sur les grandes fortunes...
- LE PRESIDENT.- Eh bien ! Ils ont raison d'avoir confiance, parce que si je suis élu, je le ferai sûrement ! Je trouve tout à fait dommage que tout ce qui touche à la fiscalité joue toujours contre le plus grand nombre et généralement, naturellement, les plus démunis ou du moins les moins riches, et toujours en faveur des plus aisés. Ce n'est pas normal. Il y a environ 120000 à 150000 foyers fiscaux de gens très aisés qui peuvent supporter un impôt sur le capital, comme c'est le cas aux Etats-Unis, en Allemagne, en Suisse, dans les pays scandinaves, qui ne sont pas des pays - du moins les trois premiers - socialistes.
- QUESTION.- Cela ne résoud pas le problème de la fiscalité à l'heure européenne. Est-ce qu'il ne faut pas un régime fiscal en France...
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas suffisant, oui, vous avez raison, cet aspect-là est juste.
- Supposez que l'on puisse recevoir - je ne sais pas, moi... - quelque sept milliards par l'impôt sur les grandes fortunes, dont il faut d'ailleurs mesurer exactement et le taux et l'assiette, de façon à n'écraser personne... Si cet argent va pour assurer les ressources, par exemple, du revenu minimum social indispensable pour que les nouveaux pauvres puissent se tirer d'affaire, c'est juste. Il est quand même anormal que les dispositions fiscales de ces dernières années aient abouti à faire que, jusqu'à environ 6000 Frs par mois, on paye plus de charges, alors que lorsqu'on dépasse 35000 Frs, on commence à être allégé ! Ce n'est pas normal.
- QUESTION.- Alors cela, c'est le problème qu'aura à régler le gouvernement...
- LE PRESIDENT.- C'est un problème parmi d'autres, mais ce n'est pas le seul problème fiscal.\
LE PRESIDENT.- Le problème fiscal est celui de la TVA. La TVA va être obligée de s'harmoniser avec les TVA des autres pays européens au moment du marché unique.
- QUESTION.- Avec des conséquences très importantes...
- LE PRESIDENT.- ... c'est-à-dire qu'elle devra baisser. Et d'autre part, vous avez la taxe professionnelle, qui est un mauvais impôt. Il faut se débrouiller avec. Vous avez l'impôt sur le revenu. Ce n'est pas la peine de remanier tous les quatres matins ces formes d'impôt. Vous avez des impôts mal fichus, comme la taxe d'habitation...
- QUESTION.- Bref, il faut réformer la fiscalité française !
- LE PRESIDENT.- Il le faut, mais avec raison et avec sagesse.
- Ce qui est vrai, c'est que les charges, qu'on appelle les prélèvements obligatoires, qui représentent le total - la somme des impôts et des cotisations sociales - ont augmenté encore cette année et ont battu un record absolu, au moment même où le gouvernement disait que tout cela avait baissé... Ce n'est pas sérieux !
- QUESTION.- Il a bien travaillé, ce gouvernement, pendant la cohabitation ? Parce qu'à deux ou trois reprises, vous portez des jugements...
- LE PRESIDENT.- Je porte un jugement sur les chiffres. Ce n'est pas moi...
- QUESTION.- Vous avez des hommes de qualité, Balladur, Séguin dans son domaine...
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas attaqué les personnes.
- QUESTION. Mme Barzach...
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas attaqué les personnes. Je dis que les prélèvements obligatoires, c'est-à-dire les charges que payent les contribuables, soit sous forme d'impôts, soit sous forme de cotisations sociales, sont plus lourds cette année que les années précédentes. Il y a donc là quelque chose qu'il faut changer.\
QUESTION.- Les Français auprès desquels nous avons fait cette enquête, avec Marc Gallois, s'interrogent naturellement sur le problème du chômage, qui garde des chiffres malheureusement trop élevés. Est-ce que vous dites cette fois, monsieur Mitterrand, que si vous êtes réélu vous réglerez le problème de l'emploi ? Je ne vais pas rappeler les phrases de 1980...
- LE PRESIDENT.- Oui, si vous rappeliez les phrases... Moi, vous savez, j'ai mon arsenal de phrases dites par... Bon, on ne va pas s'engager là-dedans. Mais, comme vous l'avez dit un peu insidieusement, je prétends que c'est une discussion à ne pas amorcer maintenant, ou alors je la suis jusqu'au bout !
- Cela dit, l'emploi dépend d'un certain nombre de facteurs. Que de fois ai-je répété que, je ne sais pourquoi, la crise portait ce nom, que c'était tout simplement le manque d'adaptation de notre société ! La société est lourde à faire bouger, elle ne va pas aussi vite que les progrès scientifiques et technologiques. Alors, tout le temps que la société met à s'adapter aux technologies nouvelles, c'est la crise, parce que les vieilles industries s'effondrent et les nouvelles industries ne sont pas en mesure de récupérer aussitôt l'ensemble de ces travailleurs.
- Donc, tout le problème consiste à rapprocher les deux bords de la plaie et à faire que la technologie française ratrappage les concurrents, que notre société évolue aussi vite ou le plus vie possible. Voilà. Pardonnez cette explication un peu théorique, mais elle était nécessaire.
- Alors cela veut dire que, pour réduire le chômage, il faut d'abord une meilleure formation. Il faut que tous, les jeunes filles et les garçons, soient formés de telle sorte qu'ils puissent déboucher sur un métier, mais sur un métier dont la France a besoin et non pas sur des métiers dépassés...
- QUESTION.- Là, j'entends les critiques... mais pourquoi vous ne l'avez pas fait déjà ?
- LE PRESIDENT.- Oh non ! dire qu'on ne l'a pas fait, ce n'est pas juste.
- QUESTION.- Vous lancez cela au bout de cinq ans, de manière convaincante, pour que les résultats apparaissent...
- LE PRESIDENT.- Non, non ! Ce n'est pas juste du tout. L'effort pour l'amélioration de la formation est déjà très ancien, il faut simplement l'accélérer. Voilà la réalité, tout le monde le comprend.
- Mais il faut également développer les technologies. Si vous avez d'abord la formation des jeunes et puis aussi des moins jeunes, ce qu'on appelle l'éducation permanente... Cela, c'est une grande loi, la loi de 1971 - je crois que c'est Jacques Delors qui l'avait lancée, au temps du gouvernement de Jacques Chaban-Delmas, peut-être ... je ne sais plus très bien qui était Premier ministre à cette époque - parce que les gens qui ont cessé leur activité professionnelle ont souvent envie de faire des choses et ceux qui exercent une activité professionnelle sont souvent obligés d'en changer, vous le savez bien.
- Ensuite, c'est la recherche. Si vous voulez avoir une technologie avancée, c'est-à-dire moderniser notre industrie, vous avez besoin de cela. Tout doit être mis, nos crédits, nos moyens ... Il faudrait, je crois, d'après des études sérieuses, 15 milliards de plus dans les prochaines années, chaque année, pendant quelque temps, à l'Education nationale, pour y parvenir.
- QUESTION.- On arrête, parce que là je vois certaines des grandes options qui apparaissent et que vous aurez sans doute l'occasion de développer dans la campagne.\
QUESTION.- Votre campagne va être courte. Des gens ont dit : elle va être courte et peut-être un peu floue...
- LE PRESIDENT.- Vous pensez que c'est flou ?
- QUESTION.- Non, justement, il me semble qu'elle ne l'est pas. Donc, vous allez en faire une musclée, vous allez faire beaucoup de meetings...
- LE PRESIDENT.- Ecoutez, j'ai entendu dire par un certain nombre de responsables politiques : eh bien ! il n'a pas de projet. Et voilà deux jours qu'ils passent leur temps à discuter de mes propositions ! Eh bien, il faut continuer...
- QUESTION.- Parce qu'il y en a beaucoup ?
- LE PRESIDENT.- Il n'y en a pas plus qu'il faut, mais ce qu'il faut.
- QUESTION.- Vous avez présenté toute l'équipe, ou on a présenté toute l'équipe de François Mitterrand qui va faire la campagne avec vous, pour vous, en votre nom, qui est installée avenue Franco-Russe... Il y a là des noms que l'on connaît, Roland Dumas, Jack Lang, Bérégovoy, Edith Cresson, etc... je ne voudrais vexer personne en oubliant d'en citer... bref, peu importe...
- LE PRESIDENT.- Ils ne se vexeront pas. Passons...
- QUESTION.- Michel Rocard...
- LE PRESIDENT.- Sûrement, oui.
- QUESTION.- Quel rôle et comment ont évolué vos relations avec lui ? Je ne vous demande pas une confidence...
- LE PRESIDENT.- Elles sont depuis longtemps bonnes, mais elles se sont resserrées au cours de ces derniers mois.
- QUESTION.- Cela a tenu à quoi ? A qui ?
- LE PRESIDENT.- A l'estime mutuelle, sans doute, et au réalisme avec lequel nous avons examiné ensemble la situation politique récente.
- QUESTION.- Quand il parlera pendant la campagne, il parlera...
- LE PRESIDENT.- Il parlera d'abord, bien entendu, en son nom, mais je lui fais confiance, il parlera au mien.
- QUESTION.- Cette campagne va donc être active de votre part ?
- LE PRESIDENT.- Elle sera active, elle sera vigoureuse. Je crois avoir débuté - voyons ... quelqu'un le disait... - sur les chapeaux de roues. Eh bien ! On va continuer !
- QUESTION.- Jacques Chirac dit qu'il est Premier ministre jusqu'à 17 h 00 et qu'ensuite il est candidat. Comment répartissez-vous votre journée, monsieur le Président ?
- LE PRESIDENT.- Je suis toujours Président du matin au soir, et je suis également candidat. Je ne passe pas tout mon temps faire la campagne électorale.
- QUESTION.- Est-ce que vous acceptez le principe d'un face à face entre les deux tours, avec le candidat de droite surtout ?
- LE PRESIDENT.- Avant le premier tour, je ne refuse rien. Je ne sais pas avec qui je tiendrai ce dialogue... Il faudrait que je demande à Pierre Juquin ou à André Lajoinie, mais vraiment cela m'ennuie un petit peu... ce serait répétitif. Et puis, ce n'est pas mon rôle... Donc je n'en ferai pas avant le deuxième tour... On verra cela. Je n'y pense pas spécialement et je verrai bien si on me le propose.
- QUESTION.- On vous le propose et ce sera retransmis par Europe 1.
- LE PRESIDENT.- Vous allez un peu vite.\
QUESTION.- Je ne veux pas que l'émission se termine, monsieur Mitterrand, sans vous demander si vous n'êtes pas choqué et gêné par tant d'idolâtrie qu'on voit autour de vous ? Est-ce que vous la sentez ?
- LE PRESIDENT.- Le mot est de vous et de quelques autres. C'est de la gentillesse.
- QUESTION.- Comment, vous l'appelez de la gentillesse ? "Tonton, ne nous quitte pas" ... "Tonton, reste avec nous"...
- LE PRESIDENT.- Voyez, ceux qui disent cela, ce sont souvent des jeunes qui obéissent à leur coeur. Cela me touche... qu'est-ce que vous voulez ? C'est quelquefois un peu débordant mais je n'en ai pas fait un système... je n'ai pas bâti une religion...
- QUESTION.- Le culte de la personnalité, cela vous plaît ou pas ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas mon genre...
- QUESTION.- Pour un démocrate, c'est normal... que ce ne soit pas votre genre !
- LE PRESIDENT.- Je ne pense pas l'avoir démontré en quoi que ce soit. Simplement, je suis sensible aux gentillesses, qu'est-ce que vous voulez... je suis sensible aux gens qui m'aiment et je ne crois pas être un cas très rare, non ?
- QUESTION.- Si vous êtes réélu, il faudra subir des vagues de "Tonton-maniaqueries"... ?
- LE PRESIDENT.- "Tonton", je ne sais pas d'où cela vient. Ca n'est pas le sobriquet auquel je me serais attendu... très bien, puisque c'est fait dans une bonne intention... j'en remercie ceux qui l'emploient.
- J'ai bien l'intention de mener cette bataille électorale démocratique avec la plus grande fermeté.
- Je ne sais pas si vous vous en êtes déjà rendu compte ?...
- QUESTION.- Vous allez garder le style que vous avez employé depuis le débat sur Antenne 2 et sur Europe 1.
- LE PRESIDENT.- Un peu de vigueur, cela ne manque pas... On commençait à s'ennuyer, les gens commençaient à s'ennuyer. C'était moi. Ils répétaient tous les soirs : "c'était gris" ... "ils répètent les arguments"... je me suis dit : il faut que cela change, et j'ai apporté mon grain de sel, non ?
- QUESTION.- Apparemment, ceux qui écoutent doivent s'en rendre compte. C'est pas le retour de Papy, si vous le permettez...
- LE PRESIDENT.- Ca n'est pas choquant tout cela. C'est le problème des différences d'âge.
- Il y a autre chose : j'ai reçu une lettre, il y a quelques jours, de quelqu'un qui me disait : "voilà ce qu'écrivait le Général de Gaulle, dans un de ses écrits récents... peu avant sa mort... et il énumérait de lui-même... c'est lui qui écrivait pour sa propre réflexion la liste impressionnante des 15 ou 20 Grands Hommes de l'Histoire qui avaient dépassé 80 ans ... Sans doute que cela l'intéressait parce que c'était à peu près son âge. C'était presque comique de lire cela sous sa plume, mais je n'ai pas voulu m'en servir.. parce que, moi, à mon âge, cela m'est égal pour ma vie publique. Je sais ce que j'ai à faire et je sais ce que je dois aux Français... donc personne ne peut craindre que j'exagère en quoi que ce soit.
- QUESTION.- Au fond, si vous gagnez, ce sera la revanche sur de Gaulle ?
- LE PRESIDENT.- Pas du tout. Je lis cela partout. Moi je n'y pense pas du tout. Je n'ai pas besoin de prendre une revanche... Je n'ai pas du tout à me plaindre de ma vie politique.
- Le Général de Gaulle était un très grand homme qui a illustré l'Histoire de France. J'ai combattu un certain nombre de ses choix politiques et de ses comportements, c'est tout. Cela c'est le passé, et moi je suis le présent. L'histoire dira ce qu'elle a à en dire...\
QUESTION.- Sur l'avenir, il y a une question qui est importante. Je ne voudrais pas que cela se termine sans que je vous aie posé une question sur le désarmement. Vous avez dit mardi : "on est pour le désarmement, s'il est contrôlé bien sûr". Est-ce que réduire le désarmement ne met pas en danger la sécurité de l'Europe, l'indépendance des Français ? Est-ce que cela n'affaiblit pas d'une certaine façon notre pays ?
- LE PRESIDENT.- Non, et c'est un des grands choix que les Français devront faire dans quelques semaines. Nous avons l'arme nucléaire. Nous sommes l'un des cinq pays du monde qui la possèdent, mais c'est une arme terriblement difficile à manier.
- La guerre a changé de -nature. Désormais, on mène une stratégie non pas pour gagner la guerre mais pour l'empêcher, et parmi les moyens d'empêcher la guerre, il y a le désarmément. J'ai cent fois approuvé la démarche de Gorbatchev. J'ai tout à fait approuvé Reagan de se diriger dans ce sens. J'ai approuvé l'option zéro. J'ai approuvé l'option double zéro. J'ai refusé le renforcement des amres nucléaires à très courte portée comme on le demandait tout de suite, comme s'il avait fallu se méfier de cette marche vers la paix ! Et j'ai entendu beaucoup d'adversaires politiques qui étaient frileux sur le désarmement, étant entendu que le désarmement doit ajouter à la sécurité et non pas aggraver l'insécurité. C'est-à-dire qu'il faut le contrôler. Mais vous l'avez compris, et vous l'avez dit vous-même.
- QUESTION.- Peut-être qu'on regrette...
- LE PRESIDENT.- Il faut faire ce choix...
- QUESTION.- Que vous approuviez cent fois M. Gorbatchev... dix fois, cela aurait été suffisant. On prétend que vous êtes moins ferme à l'égard de l'Union soviétique qu'avant.
- LE PRESIDENT.- Qui dit cela ? Qui c'est "on" ?
- QUESTION.- Peut-être que vous croyez trop en Gorbatchev.
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas le fait de croire. Je me suis toujours fixé une règle en politique : je ne me pose jamais le problème : "est-il sincère ?". La seule question qui m'importe c'est que tout se passe comme s'il était sincère. Le problème est de prendre ses garanties, de s'assurer de ses repères, et d'avancer sur le terrain que l'on a préparé. Or l'arsenal soviétique représente à l'heure actuelle 11000 à 11500 charges nucléaires, celui des USA, quelque 13000. Avec simplement quelques centaines on détruit la planète. Est-ce que c'est raisonnable que l'on détruise les armes nucléaires dites "intermédiaires" ? Savez-vous pourquoi on les appelle intermédiaires ? C'est parce qu'elles n'atteignent pas l'Amérique, qu'elles ne peuvent détruire que la France, l'Allemagne, l'Espagne, l'Angleterre. Eh bien, que ces armes là disparaissent, j'en suis heureux, je l'avais demandé et c'est parce qu'on a su tenir la dragée haute aux Soviétiques, notamment en 1983, que nous sommes parvenus au résultat d'aujourd'hui.\
QUESTION.- Et qu'est-ce qu'il faudra faire dans l'avenir, justement sur le problème de désarmement, sans que cela nous affaiblisse ?
- LE PRESIDENT.- Mais cela ne nous a en rien affaiblis. La France n'a pas perdu une seule des charges nucléaires qu'elle détient.
- QUESTION.- Là, il y a à la fois un renouvellement de certains armements, une révision des principes même de la stragégie à inventer pour les années 2000, 2020.
- LE PRESIDENT.- Je souhaite que la stratégie imposée par celle des Américains cesse d'être la riposte graduée.
- QUESTION.- Est-ce qu'on aura assez d'argent, est-ce qu'avec un budget militaire déjà plus important que celui de l'Education, on pourra répondre à tout ?
- LE PRESIDENT.- Vous voyez bien que le désarmement...
- QUESTION.- D'où sortira-t-on l'argent ?
- LE PRESIDENT.- ... sera très utile. J'ai déjà dit que la France participera à ce désarmement, quand les Soviétiques et les Américains seront parvenus à une réduction sensible, très importante, et contrôlée, de leur arsenal nucléaire.
- L'humanité, les grandes puissances les plus armées, sont condamnées à la course aux armements. Déjà on parle de guerre des étoiles. Je condamne la guerre des étoiles, j'ai refusé d'y adhérer, alors qu'on m'y poussait, du côté de la nouvelle majorité. On surarmera, on se lancera dans une course qui finira par la guerre. Je trouve que c'est la sagesse de désarmer, à la condition de désarmer sagement.
- QUESTION.- Ce sera un des grands débats, je suppose.
- LE PRESIDENT.- C'est un des grands débats, monsieur Elkabbach, je souhaite que ce soit l'un des points sur lesquels les Français se déterminent, car après tout qui dispose de la décision finale pour le déclenchement d'une guerre nucléaire pour le compte de la Patrie et pour sa défense ? Un seul homme, le Président de la République. J'assume cette charge. J'ai cette responsabilité écrasante que j'accepte, mais dont j'entends conduire l'emploi avec toute la prudence, sans obéir aux mouvements d'humeur, aux mouvements de passion, en considérant l'intérêt de mon pays et de ceux qui y vivent, cela exclut l'improvisation et les mouvements de menton.
- QUESTION.- Cela c'est si vous gagnez ?
- LE PRESIDENT.- Bien entendu, c'est dans cette situation que vous m'avez placé deuis le début de notre entretien.
- QUESTION.- Comme on le fera avec M. Barre ou M. Chirac.
- LE PRESIDENT.- Il est certain que tout le monde ne va pas gagner !
- QUESTION.- Si vous ne gagnez pas, vous êtes obligé de transmettre le code nucléaire secret à votre successeur, est-ce que vous le remettrez de la même façon à Jacques Chirac ou à Raymond Barre ?
- LE PRESIDENT.- Je le remettrai de la même façon à celui qui sera le chef de l'Etat, et qui aura cette charge, la magistrature suprême.
- QUESTION.- Vous ne me répondez pas directement.
- LE PRESIDENT.- Pourquoi ? Vous voudriez que je choisisse ? C'est aux Français de choisir.\
QUESTION.- Vous avez imaginé un moment que vous pourriez perdre en vous lançant dans cette bataille ?
- LE PRESIDENT.- J'accepte de perdre, mais je veux gagner.
- QUESTION.- Vous avez assez d'énergie pour tout ce qui va se passer d'ici au 8 mai, mais pour tout ce qui va se passer, pour les vagues d'impopularité...
- LE PRESIDENT.- Je connais cela. D'une certaine manière c'est moi qui sais le mieux, donc je suis au fond assez bien fait pour cela.
- QUESTION.- On sait s'adapter à tout.
- LE PRESIDENT.- Je suis prêt à lutter pour ce que je crois être le bien de la France, et l'intérêt des Français. Je m'en sens l'énergie.
- QUESTION.- Est-ce qu'il vous arrive de vous interroger sur votre propre destin ? Je ne veux pas faire de la philosophie...
- LE PRESIDENT.- Cela m'arrive quelquefois.
- QUESTION.- Vous allez inventer un prochain épisode, est-ce que vous n'avez pas un peu d'inquiétude, ou est-ce que vous regardez avec plaisir, avec délectation ce qui va se passer ?
- LE PRESIDENT.- Ni inquiétude, ni délectation, mais certainement un certain goût de l'histoire. Je suis fier que les Français m'aient permis de contribuer à l'histoire de la France. Je ne connais pas sur le -plan des choses de l'action plus noble mission.
- QUESTION.- Si on devait faire quelques lignes dans le dictionnaire Larousse, ou Hachette, sur les sept ans de Mitterrand jusqu'à présent, avant peut-être le renouvellement du mandat, qu'est-ce qu'on dirait sur les sept années qui se sont passées ? Qu'est-ce que vous diriez vous-même ?
- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas mon biographe, je refuse de répondre à cette question, absolument. J'aimerais que l'on puisse dire, ou plutôt écrire dans ce dictionnaire : il a cru en ce qu'il faisait, il a aimé la France, il l'a bien servie.
- QUESTION.- Mais vous l'écrivez au passé ?
- LE PRESIDENT.- Vous me parlez du dictionnaire qui en parlera plus tard. J'ai fait l'accord des temps, je sais parler français. J'ai appris ça à l'école.
- QUESTION.- Et vous espérez écrire la suite finalement pour vous et jusqu'au bout : monsieur Mitterrand - il est 20h00, c'est la derniere question - se battre, c'est vivre, si je comprends bien ?
- LE PRESIDENT.- Se battre, c'est vivre, mais on peut vivre sans se battre, je veux dire contre les autres, il faut aussi être capable de se battre contre soi-même.\