22 mars 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, à Antenne 2 le 22 mars 1988, annonçant sa candidature à l'élection présidentielle de 1988.

QUESTION.- Monsieur le Président, bonsoir et merci d'avoir accepté l'invitation de la rédaction d'Antenne 2. Ma première question est simple et directe à la fois, vous allez le voir. Quelque chose me dit d'ailleurs que je serai le dernier journaliste de France et de Navarre à vous poser cette question. Monsieur le Président : êtes-vous à nouveau candidat à la Présidence de la République ?
- LE PRESIDENT.- Oui.
- QUESTION.- Vous avez mûrement réfléchi ?
- LE PRESIDENT.- Je le crois.
- QUESTION.- On peut savoir quand vous avez pris cette décision ? Certains disent que c'est pendant les fêtes de fin d'année.
- LE PRESIDENT.- Je n'en sais rien moi-même.
- QUESTION.- Au fond, pourquoi briguez-vous un second mandat, monsieur le Président, j'allais dire monsieur le candidat ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez, depuis déjà quelques mois, j'ai beaucoup écouté les discours des uns et des autres. Et dans tout ce bruit, j'aperçois un risque pour le pays de retomber dans les querelles et les divisions qui si souvent l'ont miné. Eh bien, je veux que la France soit unie et elle ne le sera pas si elle est prise en main par des esprits intolérants, par des partis qui veulent tout, par des clans ou par des bandes. Elle ne le sera pas non plus - et sur le premier point j'insiste - car il faut la paix civile à la France si on veut qu'elle soit prête à aborder le temps qui vient.
- QUESTION.- Monsieur Mitterrand, très franchement, ce sont là les circonstances exceptionnelles dont vous parlez ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas terminé sur ce point. Je ne ferai pas un long discours, ayez la patience de m'entendre. Je dis que la France ne sera pas unie non plus si des intérêts particuliers, égoïstes par -nature, exercent leur domination sur le pays au risque de déchirer le tissu social, d'empêcher la cohésion sociale qui correspond à la cohésion nationale nécessaire. Alors je dis : il faut la paix sociale, il faut la paix civile, il faut la paix sociale. Alors vous m'avez posé la question...
- QUESTION.- Vous avez dit un jour "je ne me présenterai qu'en cas de circonstances exceptionnelles", apparemment, vous venez de donner une définition. Honnêtement, monsieur le Président, la démocratie n'est pas menacée ? Le pays est en paix ?
- LE PRESIDENT.- Il faut toujours prendre des précautions. Tout ce que j'ai vu - je viens de vous le dire - mérite la plus extrême attention. Alors les circonstances exceptionnelles, qui ne sont pas d'ordre spécialement international aujourd'hui - bien qu'on aura l'occasion d'en parler d'autres fois - par un -concours de circonstances, qu'on appellera, si vous voulez, exceptionnelles, que je n'attendais pas, que je ne désirais pas, oui, il m'est apparu, et pas à moi seul, que j'étais en mesure de faire front pour éviter ces germes de divisions dont je viens de parler.
- QUESTION.- A qui faites-vous allusion monsieur Mitterrand ?
- LE PRESIDENT.- J'ai fait allusion tout à l'heure d'une façon très claire...
- QUESTION.- A vos adversaires ?
- LE PRESIDENT.- ... aux partis, aux groupes, aux factions dont l'intolérance éclate tous les soirs dans les propos qu'ils tiennent.\
QUESTION.- Monsieur Mitterrand, vous avez 71 ans, c'est un bel âge, il faut respecter ses aînés, mais n'est-ce pas un handicap pour briguer un second mandat ?
- LE PRESIDENT.- Oui, peut-être, sans doute. Ecoutez, je vais vous faire une confidence, j'aimerais mieux avoir dix ans de moins. Bon, c'est comme cela : après tout c'est vrai, il faut le reconnaître, quatre années de moins que le Général de Gaulle quand il s'est représenté en 1965, la différence n'est pas immense. Et il a été élu ! J'ai noté un jour dans un livre de Jules Romains, cette réflexion "la jeunesse c'est le temps que l'on a devant soi" et qui est-ce qui peut répondre à cette question ? Ni vous, ni moi.
- QUESTION.- Je vais citer un autre livre, la Bible. A un certain moment, Moïse passe le relais à Josué pour conduire le peuple vers la terre promise, est-ce-qu'il n'aurait pas été plus sage que François Mitterrand passe le relais à un Josué socialiste ?
- LE PRESIDENT.- Dites-moi, vous êtes très prometteur, il avait au moins cent ans Moïse à ce moment-là ! Josué, il arrivera de toutes façons, je suis assez raisonnable pour en apprécier le moment.
- QUESTION.- Je pense à Michel Rocard.
- LE PRESIDENT.- Et ce serait un excellent candidat. Nous en avons parlé encore tous les deux il y a quarante-huit heures.\
QUESTION.- Vous avez dit tout à l'heure "intolérance". Or, il y a eu la cohabitation, ou la coexistence, et cette cohabitation a permis tout de même un certain consensus entre vous-même, le Président de la République, et Jacques Chirac, le Premier ministre. Consensus sur la politique étrangère, sur la défense, sur les institutions, sur l'Europe. Franchement, qu'est-ce qui vous différencierait aujourd'hui de vos adversaires, employons votre terme, puisque vous êtes candidat, de Jacques Chirac ou de Raymond Barre ?
- LE PRESIDENT.- Ecoutez, là vous forcez un peu la note : ce qui est différent apparaît à beaucoup d'autres Français que vous, mais enfin n'insistons pas. Ce qui est vrai, ce n'est pas dans les dix à douze minutes que nous aurons ce soir que je pourrai développer les grandes orientations de la campagne que j'entends mener d'ici le 24 avril et le 8 mai, mais je publierai des documents. Je rencontrerai d'autres journalistes, je m'exposerai à la question et même à la critique.
- QUESTION.- C'est une information que vous nous donnez. Vous avez un programme ? J'ai l'impression que ce programme tient en un mot "Je rassemblerai" "j'ai déjà rassemblé et je rassemblerai à nouveau".
- LE PRESIDENT.- J'ai déjà entendu dire cela par beaucoup de gens qui redoutaient que je fusse candidat. Je ne sais pas pourquoi vous transmettez jusqu'ici cette note que j'entends en effet très souvent, comme je n'ai pas entendu jusqu'alors le vrai projet de quelque candidat que ce soit. Alors, cela voudrait dire que la France serait dans un immense vide ! Eh bien rassurez-vous, j'espère qu'ils se réveilleront tous, en tous cas je vais les y aider.\
QUESTION.- Vous venez de nous dire que vous allez publier des documents. Est-ce qu'en quelques mots vous pouvez nous définir les grandes lignes de votre programme, en deux mots ?
- LE PRESIDENT.- Je ne crois pas que cela soit raisonnable. Et j'ai dit qu'il y a pour la France une politique constitutionnelle : les institutions, qu'est-ce que l'on en pense. Il y a pour la France une politique internationale et donc aussi pour la paix des armes, c'est-à-dire contre le surarmement et pour le désarmement, s'il est contrôlé, bien entendu. Il y a des problèmes économiques et des problèmes sociaux et des problèmes culturels et les problèmes de l'environnement. Comment voulez-vous que ce soir pour ce très bref dialogue je puisse développer ces thèmes ? Mais en effet je parlerai de ces orientations, sur chacun des points que je viens de citer et sur quelques autres, mais ce ne sera pas un programme. Le rôle du Président de la République n'est pas - j'ai appris cela moi depuis déjà sept ans, j'ai été candidat en 1981 et en effet je me suis lancé dans des propositions - cent-dix - qui ont été pour quatre-vingt-dix d'entre elles appliquées, mais j'ai un peu confondu parce que je n'en avais pas l'expérience, le rôle du chef de l'Etat et le rôle du Premier ministre.
- QUESTION.- Vous reprendrez certaines propositions qui ont été abandonnées monsieur le Président ?
- LE PRESIDENT.- C'est possible, oui, vous verrez bien.
- QUESTION.- Deux seuls points très concrets : si vous êtes réélu est-ce que vous allez à nouveau nationaliser les entreprises privatisées ?
- LE PRESIDENT.- Non, pas du tout.
- QUESTION.- Les Français ont besoin de savoir.
- LE PRESIDENT.- Monsieur Amar, je répondrai. Cela dit, vraiment, il fallait me dire : je vous donne une demie heure.
- QUESTION.- Et pourquoi pas, continuons.
- LE PRESIDENT.- Vous m'avez déjà prévenu qu'il n'en était pas question.
- QUESTION.- Douze minutes, nous avons dit.
- LE PRESIDENT.- Je ne regrette pas votre question, mais j'aimerais bien que l'on ne fasse pas les commissions des autres. Lorsqu'il s'agit des nationalisations ce n'est qu'un point parmi tellement d'autres que cela donne à votre question un aspect partisan.
- QUESTION.- Ce n'est pas l'esprit de ma question.\
LE PRESIDENT.- Je suis prêt à vous dire ceci : nationalisations et privatisations : tant de bouleversements en si peu de temps alors que nous abordons une période, celle qui nous sépare du 31 décembre 1992, qui verra la création d'un marché intérieur unique entre les douze pays de la Communauté, un formidable rendez-vous que j'ai pris au nom de la France en 1985.
- Cela exige une telle énergie, un tel rassemblement, une telle union des Français que je ne pense pas qu'il faille s'engager dans une bataille sur de nouvelles nationalisations. On le verra bien en cours de route, et il faut en finir aussi avec cette sorte de contagion des privatisations. Ni l'une, ni l'autre de ces réformes ne peut être d'actualité.
- QUESTION.- Je vous assure que la question que je vais poser est de moi et de personne d'autre.
- LE PRESIDENT.- Je vous ai répondu d'une façon un peu vive mais avouez que dans la masse des grandes questions qui se posent vous êtes allé chercher un peu ce qui convenait d'être polémique. Eh bien, je pense qu'il ne faut pas de cela pour l'instant... Si on demande aux Français cinq ans pendant lesquels ils s'occuperont d'autre chose et vraiment de leur entrée, avec leur pleine mesure, leurs moyens, leur intelligence, leurs talents créatifs, dans l'Europe du Marché commun intérieur, marché unique pour les hommes, les choses, les biens, les marchandises, les capitaux, on a besoin d'une mobilisation nationale. Il y a un certain nombre de querelles qui sont souvent des querelles honorables qui doivent être pour l'instant un peu mises de côté.\
QUESTION.- Nous avons connu si j'ose dire un Mitterrand "un", 1981 - 1986, un Mitterrand "deux", 1986 - 1988, il y a eu une évolution de la fonction présidentielle ?
- LE PRESIDENT.- Non, ce n'est pas moi qui ai changé, c'est la situation. En 1981, j'ai eu la majorité présidentielle des Français et en 1986, les députés qui me soutenaient jusqu'alors sont devenus minoritaires, c'est tout. Les choses peuvent encore changer.
- QUESTION.- Alors, justement, si vous êtes réélu, quel sera le Mitterrand "trois", je parle de la fonction présidentielle ?
- LE PRESIDENT.- Vous parlez de la fonction, bien entendu...
- QUESTION.- ... Absolument, je ne parle pas de l'homme...
- LE PRESIDENT.- Sans cela, vous pourriez aller jusqu'à sept.
- QUESTION.- Non.
- LE PRESIDENT.- Alors, qu'est-ce que vous voulez savoir ?
- QUESTION.- Alors, Mitterrand "trois", si vous êtes réélu, quelle idée vous faites-vous de la fonction présidentielle, quel Président aurons-nous ?
- LE PRESIDENT.- C'est une fonction à la fois d'autorité et d'arbitrage. D'autorité, parce qu'il est indispensable que la France ait à sa tête un responsable qui soit en mesure d'indiquer les orientations, les grands choix, en matière de politique extérieure et de sécurité du pays, de défense. C'est le Président de la République qui est le chef des armées. C'est lui qui, finalement, est le seul habilité à décider de l'emploi de l'arme atomique. Lorsque l'on pense à ces choses, alors il faut regarder bien droit devant soi, en raison des responsabilités écrasantes qui reposent sur un seul homme, et lui permettre de définir une politique qui soit véritablement conforme aux intérêts majeurs du pays, et qu'il n'obéisse pas à des impulsions ou à des changements d'humeur, que ce soit vraiment une capacité reconnue au chef de l'Etat.
- Et puis, il y a une valeur de conseil, une valeur d'arbitrage, c'est dans la Constitution, pour assurer le fonctionnement régulier des institutions, par exemple, des pouvoirs publics, pour assurer l'intégrité du territoire national, pour faire respecter les grands principes qui animent notre démocratie..
- QUESTION.- Vous pensez, pardon...
- LE PRESIDENT.- Ordre, autorité, arbitrage et conseil. Et, il faut absolument que le Président de la République puisse remplir ces deux fonctions £ qu'il ne se prenne pas pour le Premier ministre£ mais que le Premier ministre ne se prenne pas pour le Président de la République.
- QUESTION.- Vous pensez que le temps du Président monarque est révolu ?
- LE PRESIDENT.- Non seulement je le crois, mais aussi je l'espère. Il faut se tenir aussi bien éloigné du Président à tout pouvoir - dans la réalité, pas dans les textes - mais à tout pouvoir de fait, que nous avons connu, du Président de la IVème République qui n'en avait aucun. Il faut un Président qui désormais, se trouve situé de telle manière qu'il montre la direction, qu'il exerce son autorité quand il le faut, rarement, et qu'il puisse toujours arbitrer les conflits et les différends, entre les pouvoirs et entre les Français.\
QUESTION.- Monsieur François Mitterrand, vous pensez que vous pourrez façonner une majorité pour vous soutenir après une éventuelle réélection ?
- LE PRESIDENT.- C'est un problème qui se pose à tout Président de la République. Il est difficile de préjuger les volontés des citoyens. Ce qui est vrai, c'est que, puisque vous vous me mettez dans la situation, et vous me placez dans la situation : je suis élu, sans quoi, vous ne me poseriez pas la question. Alors, la dernière expression du suffrage universel, c'est que l'ensemble de mes propositions, ma personne et mon comportement ont inspiré confiance. J'ai obtenu de nouveau, - je l'ai d'ailleurs gardée, - la confiance des Français. Et bien, je désignerai tout aussitôt, dans les 24 heures, un Premier ministre correspondant à cette majorité présidentielle.
- QUESTION.- J'ai bien compris, pas de dissolution de l'Assemblée nationale quelques jours après...
- LE PRESIDENT.- Vous avez mal compris. Je désignerai un Premier ministre dans les vingt-quatre heures, chargé de constituer le gouvernement et de me le soumettre. Ensuite, quand ce gouvernement sera constitué, il se trouvera face à une Assemblée qui l'acceptera ou qui ne l'acceptera pas. Si le Premier ministre me fait savoir qu'il est empêché de gouverner, eh bien ! Je dissoudrai. Si tel n'est pas le cas, on verra bien. En tout cas, il y a aura un certain nombre de mesures à prendre pour permettre à notre République de fonctionner.\
QUESTION.- Qu'avez-vous fait cette après-midi, monsieur le Président ?
- LE PRESIDENT.- Ce que j'ai fait cet après-midi, eh bien ! - vous êtes un peu curieux, mais enfin - disons qu'entre 14 h 00, 14 h 45 et 16 h 00, comme je le fais souvent, je suis allé dans Paris. J'ai pris l'air, je me suis oxygéné, j'ai respiré l'air de Paris, j'ai regardé les magasins, je suis entré dans deux librairies et je suis rentré content, à l'Elysée. Arès quoi, j'ai pris quelques notes, j'ai regardé des papiers, j'ai signé des documents, j'ai étudié l'ordre du jour du Conseil des ministres de demain matin. Et puis, j'avais à 18 h 00 une cérémonie de remise de quelques décorations, à des hommes et à des femmes honorables. C'était fini, je suis venu là.\
QUESTION.- Monsieur le Président, comment a mûri le message de ce soir. C'est un message auquel vous pensez depuis longtemps, vous nous l'avez dit tout à l'heure ?
- LE PRESIDENT.- Le message qui consiste à dire aux Français qu'ils doivent se rassembler, il faut qu'il soit bien compris. Qu'il y ait des candidats, des programmes, des projets qui s'opposent, c'est une bonne chose. C'est la démocratie. Rien ne doit interdire cela. Donc, nous sommes dans une période, jusqu'au 8 mai, un peu délicate, un peu difficile, mais preuve de bonne santé de la démocratie. Au-delà de cela, il faut bien être capable de faire en sorte que la France soit unie et de la servir tous ensemble. On ne la servira tous ensemble que si l'on évite les graves périls dont j'ai parlé tout à l'heure : des gens excessifs, sectaires, intolérants, qui veulent tout, tout occuper, l'Etat d'un côté et, d'autre part, des intérêts économiques qui ne tiendraient ni le langage du dialogue, ni le langage du partage des responsabilités et des profits au sein de l'entreprise. La paix civile, la paix sociale, voilà le projet que je développerai pendant les prochaines semaines.
- QUESTION.- Vous avez la certitude d'être élu ?
- LE PRESIDENT.- Jamais, non. Pas du tout, pourquoi l'aurais-je ?
- QUESTION.- Il y a les sondages, monsieur le Président.
- LE PRESIDENT.- Oui, les sondages disent des choses qui vont dans ce sens, mais je considère que c'est une épreuve. C'est une épreuve, je vous le répète, que je n'ai pas souhaitée pour moi-même - je pense que chacun le comprendra - mais que je crois nécessaire. Reprenant l'expression de tout à l'heure, il faut que quelqu'un fasse front, et je le ferai.
- LE JOURANLISTE.- Monsieur le Président, je vous remercie d'avoir répondu à nos questions.\