2 mars 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, à TF1 le 2 mars 1988, sur la position française sur le désarmement et les orientations de l'OTAN.

QUESTION.- Première question : monsieur le Président, le sens de votre présence, ici, à Bruxelles. Déjà un certain nombre de gens disent : cela veut dire un retour en douceur de la France vers l'OTAN. Est-ce que c'est cela ?
- LE PRESIDENT.- Non, cela veut dire simplement que la France fait partie d'une alliance, c'est l'Alliance atlantique. Il s'agit là d'une délibération politique des dirigeants de l'Alliance. Il s'agit de parler des orientations de l'Alliance et, en particulier, du désarmement. Et cela est absolument conforme à la présence de la France au sein de l'Alliance atlantique. S'il avait été question de réunir des responsables du commandement militaire intégré de l'OTAN, c'est-à-dire de l'Alliance, je n'y serais pas allé. Nous ne faisons pas partie de ce commandement militaire intégré. Voilà, j'espère que c'est clair. D'ailleurs, je suis déjà venu à une réunion de ce type, c'était à Bonn en 1982.
- QUESTION.- Vous ne l'avez pas suivie en totalité ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Monsieur Mauroy est venu, c'était une question simplement de commodité personnelle par -rapport à mes autres obligations, mais je suis venu. Et M. Giscard d'Estaing, lui aussi, était venu en 1975. Donc, ce n'est pas du tout un précèdent.
- QUESTION.- Donc il ne s'agit pas d'écorner cette fameuse indépendance nationale qui est si chère...
- LE PRESIDENT.- Je tiens beaucoup à ce que la France reste à l'extérieur du commandement militaire intégré. Le mot intégré suffirait à comprendre qu'on n'est pas une hiérarchie avec à la tête un général américain - certainement très respectable - mais nous tenons à garder l'autonomie de notre dissuasion nucléaire.
- QUESTION.- A cet égard vous restez donc dans la ligne du Général de Gaulle en 1966 ?
- LE PRESIDENT.- Absolument.\
QUESTION.- Alors, sur le fond des choses maintenant, même si tout s'est bien passé, apparemment, aujourd'hui, on a le sentiment qu'il y a quand même chez les Européens deux camps, l'un un peu sceptique à l'égard des Soviétiques et l'autre, disons plus confiant. Dans quel camp vous vous rangez ?
- LE PRESIDENT.- Je ne me pose pas à moi la question de cette façon. Il y a eu un accord de désarmement sur les forces nucléaires intermédiaires, c'est-à-dire celles dont la portée est entre 500 km et 5000 km. Cet accord a été signé. C'est l'accord de Washington. Maintenant il s'agit de savoir si les Américains et les Soviétiques - car il s'agit d'eux - vont aller plus loin, traiter d'autres questions de désarmement, par exemple, des forces nucléaires sont restées encore à l'écart de cet accord, c'est le gros. Après tout l'accord déjà acquis, cela représente 10 %. Il reste les forces stratégiques - celles qui traversent l'Atlantique - et il reste celles qui ne vont pas bien loin qu'on appelle à très courte portée - moins de 500 km -. Et puis il reste l'armement conventionnel, les armées classiques : les chars, les canons, l'infanterie, etc. Et puis, il reste les armes chimiques. Est-ce qu'on va continuer de discuter du désarmement dans tous les domaines ? Moi, je dis oui.
- Savoir si on a confiance ou pas confiance, ce n'est pas comme cela que le problème se pose. Le problème n'est pas de savoir ce qui se passe dans la tête de l'autre. Le problème est que tout se passe dans les faits comme s'il était sincère. Alors pour cela il faut prendre des précautions.\
QUESTION.- Un certain nombre de gens disent qu'en vous opposant à la modernisation des armes nucléaires à très courte portée, ou en tout cas à cette modernisation pour le moment, vous faites un petit cadeau aux Soviétiques quand même ?
- LE PRESIDENT.- Oui, parce que, soit on pose mal le problème, soit on ne le connaît pas. Je ne m'oppose pas à la modernisation des armes nucléaires à très courte portée par principe. Je dis simplement : voyons, nous sommes au début d'un processus de désarmement, c'est la première fois, depuis la fin de la dernière guerre mondiale - la première fois, c'est précieux, qui a peur du désarmement - à peine est-ce esquissé, à peine a-t-on commencé, que, déjà, certains demandent de réarmer dans le domaine nucléaire. Attendons de savoir ce qui se passe, il n'y a pas urgence pour cela. Le remplacement des armes qui pourraient être désuètes, dépassées - je parle surtout des armes américaines, je parle seulement des armes américaines en Europe -, cela se posera en 1994 ou 1995. D'ici là, discutons avec les Soviétiques et disons-le, comme on l'a fait d'ailleurs en 1979. Engageons une négociation sur les armements classiques, conventionnels, mais meurtriers. Engageons une négociation sur ce sujet. Si vous ne voulez pas le faire, si vous voulez à tout -prix préserver l'avantage important que vous avez - car il y a déséquilibre, les Soviétiques ont beaucoup plus de moyens et d'armes, en Europe, de caractère conventionnel et classique que les forces occidentales. Rétablissons l'équilibre -. Si vous vous refusez à cette négociation, alors on pourrait examiner le moyen - comme on dit - de moderniser, bien que ce terme soit impropre, cela veut dire remplacer, mais remplacer dans l'esprit de ceux qui n'ont pas la thèse que je développe, en augmentant. L'arme fait, par exemple, 150 km, eh bien elle va en faire 400, elle sera plus dangereuse, plus meurtrière. Je répète, ce n'est pas le moment de demander de réarmer, alors que le monde à la chance d'être engagé dans un processus de désarmement. Le désarmement n'est pas la seule condition de la paix, mais il conduit à la paix. Le rôle et la responsabilité du Président de la République française, c'est de faciliter le désarmement.
- QUESTION.- Ce qui ne vous empêchera pas de continuer à moderniser l'armement nucléaire français ?
- LE PRESIDENT.- La question n'est pas posée du tout. Nous l'avons fait, je le fais. Cet armement français est très important, il a besoin de rester au-dessus du niveau de crédibilité pour être pris au sérieux par les deux plus grandes puissances américaine et soviétique. Mais il est très loin derrière l'armement, l'arsenal soviétique et l'arsenal américain sur le -plan quantitatif. Alors, quand ces deux plus grandes puissances commencent à négocier à partir, l'une, l'Union soviétique, d'au moins 11000 charges nucléaires capables de faire 5000 km ou 6000 km, l'autre, les Etats-Unis, de 13000 (nous c'est de l'ordre de 300), je dis : écoutez, sérieusement, réduisez vos armements avant de vous intéresser à nous. Donc, je maintiens mon raisonnement et je dis, ce n'est pas à la France, pour l'instant, de prendre part à cette discussion.\
QUESTION.- Votre Premier ministre, Jacques Chirac, a employé le mot, avant-hier, de vigilance à l'égard de l'URSS, vous, vous croyez aux bonnes intentions de l'URSS ?
- LE PRESIDENT.- Le Premier ministre a parfaitement raison, tout dépend des moyens que l'on prend. La vigilance est toujours nécessaire, la défense et la sécurité d'un pays exigent, comme on dit, que l'on ne baisse pas la garde. Personne ne le fait, parmi les grands pays sérieux, mais il ne faut pas confondre vigilance et méfiance permanente. Il ne faut pas non plus oublier que si l'on ne désarme pas, on surarmera. Au lieu d'aller vers un moindre danger, une moindre tension, fatalement, si on ne le fait pas, alors ce sera la reprise de la course aux armements. C'est très dangereux. Je veux jouer toutes les chances de la France, pour échapper à cette course.
- QUESTION.- Vous n'avez pas le sentiment que depuis l'accord de Washington, l'Europe est un peu moins protégée et que le bouclier nucléaire ne joue plus ?
- LE PRESIDENT.- Pas du tout, ce n'est pas mon sentiment, et j'approuve absolument, sans réserve, l'accord qui s'est passé entre Reagan et Gorbatchev.
- QUESTION.- Vous êtes prêt à suivre les Soviétiques lorsqu'ils proposent une option triple zéro, en descendant chaque fois plus bas ?
- LE PRESIDENT.- Cette question n'a pas été posée pour l'instant en termes clairs, sur la table de négociation. D'ailleurs, c'est une négociation - je le répète - entre Russes et Américains qui ne nous concerne pas directement. Bien entendu, cela nous intéresse, c'est pourquoi nous donnons notre avis. La question n'est pas posée et elle ne pourrait pas être posée avant que soient réglés certains problèmes urgents, j'emploie ce mot volontairement, l'urgence. C'est le désarmement conventionnel. Le sentiment qu'éprouvent les Européens, c'est devant la disparition du côté occidental de certaines armes nucléaires à moyenne portée. J'ai l'impression d'être un petit peu moins bien dans la protection. C'est ce que vous venez d'exprimer, à l'instant. Vous venez de l'exprimer en me posant la question, et cette inquiétude, il faut la rassurer, et elle est au contraire aggravée par le fait qu'il existe aux frontières des deux Allemagnes, et à la frontière tchécoslovaque, et puis derrière bien entendu, en profondeur, une puissance de feu classique, conventionnelle, du type 1914 - 1918 et 1939 - 1945, mais ce sont tout de même des guerres dramatiques et terriblement sanglantes. C'est qu'il existe un avantage encore très puissant du côté soviétique. Alors, il faut équilibrer et égaliser. Autant que possible, il ne faut pas le faire par le haut. Il ne faut pas égaliser en obligeant l'Occident, l'Alliance atlantique à armer encore plus. Il faut obtenir des Soviétiques qu'ils fassent disparaître une partie de leur armement.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous arrivez au terme de votre septennat, là, nous sommes à Bruxelles, une des capitales de l'Europe, est-ce que vous avez le sentiment que l'idée européenne a vraiment progressé depuis sept ans ?
- LE PRESIDENT.- Elle a bien progressé. Oui, en plusieurs étapes naturellement. Un parlement européen s'est constitué, un système européen aussi. Depuis lors, la Communauté s'est élargie à deux autres pays du sud de l'Europe : l'Espagne et le Portugal. Une Europe de la recherche s'est ajoutée à l'Europe des transports, à l'Europe de l'environnement, à l'Europe agricole, que sais-je encore. Et la décision prise d'abattre toutes les frontières intérieures, entre les douze pays de la communauté européenne (décision prise à Luxembourg en 1985, et qui sera mise en application à partir du 31 décembre 1992) nous oblige à hâter le pas pour faire l'Europe, seul moyen pour chacun de nos pays de supporter la concurrence, par exemple du Japon, des Etats-Unis d'Amérique, ou de tout autre pays démographiquement puissant, en Extrême-Orient et en Amérique latine. Alors, je crois vraiment à la nécessité de faire cette Europe, et la dernière réunion de Bruxelles qui s'est tenue il n'y a pas longtemps, qui était très dure, très difficile, très longue, dont on pouvait croire une demie heure avant la fin, que c'était un échec, a été finalement une réussite. Nous avons assuré pour maintenant 5 ans, le sort de l'Europe. Donc, on a le droit d'être optimiste, sans manquer de vigilance. Le mot vigilance s'applique là aussi.
- QUESTION.- Et vous avez envie d'être là au grand rendez-vous de 1992, de tenir toujours les rènes du pays en 1992.
- LE PRESIDENT.- Je souhaite que le Président de la République, qui sera là en 1992, persévère à creuser le sillon de l'Europe, parce que l'Europe, c'est la change de la France comme l'est des autres pays qui composent l'actuelle communauté.\
QUESTION.- Vous étiez à peu près la seule délégation française qui était composée de deux personnes : il y avait le Président de la République et son Premier ministre. On sait que vous avez...
- LE PRESIDENT.- Toutes les délégations sont composées de deux personnes.
- QUESTION.- Oui, mais on sait que vous avez des opinions qui sont opposées. Le Premier ministre est en campagne déjà...
- LE PRESIDENT.- Opposées sur beaucoup de points, mais lorsqu'il s'agit de l'intérêt de la France, nous avons un devoir, c'est de savoir exactement ce que nous entendons faire pour que la France soit bien servie. Et, en tant que Président de la République, j'ai pour compétence, accordée par la Constitution et par la confiance des Français, de tracer les grandes lignes de la diplomatie française. Cela ne veut pas dire pour autant que je vais le faire sans consulter les uns et les autres, et, notamment, le Premier ministre.
- QUESTION.- On a le sentiment que vous vous observez du coin de l'oeil comme cela, tous les deux...
- LE PRESIDENT.- Comme des chats quoi ! On dort toujours en regardant. Cela, c'est le combat politique. Je n'appartiens pas au mouvement politique que dirige le Premier ministre et il n'appartient pas exactement à la famille d'esprit qui est la mienne. Il est Premier ministre, je le respecte dans sa fonction. Je suis Président de la République, il doit agir de même, et quand nous sommes ici, à Bruxelles, dans une réunion de l'importance de celle qui se déroule, notre devoir élémentaire, c'est de représenter la France, et comme on l'a dit si souvent, de parler d'une seule voix.\
QUESTION.- Et vous pensez que dans le pays il est bon que la cohabitation se poursuive après...
- LE PRESIDENT.- Non, je n'ai pas dit cela. La cohabitation comme vous dites, elle a été imposée par les résultats des élections du 16 mars 1986. A partir de là, si on ne voulait pas ajouter à toutes les instabilités dont on souffre, l'instabilité parlementaire, instabilité dans le tempérament des Français, il faut le dire. Si on ne voulait pas y ajouter l'instabilité présidentielle, changer les Présidents avec les majorités, et quand il y a une crise à l'intérieur d'une majorité. Vous voyez, il y a même une crise ou presque crise pour un canton de Lille. On va faire des crises, alors, chaque fois qu'il y aura un problème sur un canton de Lille, il faudra changer de Président de la République. J'ai grossi le trait. C'est un petit peu le schéma que certains ont dessiné £ vraiment ce n'est pas sérieux. Je devais assumer mon devoir de chef de l'Etat, je l'ai fait. Et ceux des hommes politiques de la majorité qui ont compris qu'il fallait le faire, ont eu raison, j'en suis sûr.
- QUESTION.- Un dernier mot, on peut savoir quand vous annoncerez officiellement votre décision de...
- LE PRESIDENT.- Encore, vous voulez y revenir...
- QUESTION.- Non juste la date, on ne peut pas savoir la date ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez, il ne reste pas beaucoup de temps. Nous sommes le 2 mars. Bon, alors, plus cela va, et plus on s'en approche.\