1 mars 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur les conséquences de la tempête d'octobre et la nécessité de la solidarité nationale pour le redressement de la Bretagne en vue du marché communautaire, Saint-Cast, mardi 1er mars 1988.

Monsieur le maire,
- Comment répondre à ces paroles d'accueil ? Leur conclusion : c'est-à-dire ce beau navire fabriqué avec tant de patience et de talent, symbolisera pour moi les belles heures de cette journée. Je suis moi aussi très heureux de me trouver parmi vous, de revenir après un voyage officiel fait dans votre région, il y a quelques années. Je suis heureux de me retrouver ici même et de pouvoir compléter ma connaissance de ce département, particulièrement à Saint-Cast. J'y viens pratiquement pour la première fois, et je rencontre la population, les élus municipaux qui, avec beaucoup de délicatesse, reçoivent comme il convient le Président de la République. Bref, tout serait parfait si l'objet même de ce rendez-vous n'était pas si désolant. La tempête, la destruction de la forêt d'un côté, de l'autre, ces marins qui se trouvent aujourd'hui sans outil de travail et donc sans emploi. Et je n'oublie pas ce que vous avez appelé le dommage écologique, qui s'associe aux dommages psychologiques et sentimentaux : retrouver son propre pays, sa maison, sa propriété, le bois que l'on a planté, comme ce fut le cas de celui qui me recevait tout-à-l'heure, pour ne voir plus de sa fenêtre que désastre, devoir renoncer aux promenades sous les ombrages que l'on avait créés soi-même, ce bouleversement du paysage que l'on avait voulu et que l'on aimait, cela représente un grand chagrin.
- Mais il faut bien repartir. Alors, les Bretons d'un côté, puisque c'est le même canton, sont repartis eux aussi en comptant les dommages, en n'espérant pas y remédier, mais en voulant recommencer, soit pour soi-même, soit pour les générations futures. Je crois avoir trouvé les marins pêcheurs dans le même -état d'esprit ici à Saint-Cast. C'est ce que j'ai eu le plaisir de voir à l'instant sur le port : on m'a à la fois rappelé le tragique événement qui avait provoqué, disons la ruine de certains, en tout cas une grave inquiétude, familiale et professionnelle, et déjà on me parlait de la suite. Bien entendu, il faut que joue la solidarité nationale, départementale, régionale, professionnelle.
- Je viens d'apprendre qu'un appel avait été lancé à tous les maires de France, et que l'on y avait répondu avec tout de même beaucoup d'esprit de solidarité. Et puis, là aussi, il faut repartir. Alors, on a commandé des bateaux de remplacement. Il faut les payer. Bien entendu cela coûtera beaucoup plus cher que les indemnités que l'on a reçues. Il faut donc faire jouer plus encore, maintenant, cet indispensable compagnonnage de la vie. J'ai pu en parler avec M. le Président du Conseil général, Charles Josselin, M. le maire, M. Sabouret, m'en a également parlé. M. le préfet, que j'avais interrogé, me l'a confirmé : le gouvernement s'en préoccupe. Bref, j'espère que, de toute cette chaine d'amitié, sortira pour ceux qui souffrent, non seulement une espérance, mais aussi des choses pratiques, pour que, dans un mouvement national autour des agriculteurs, des propriétaires, des marins pêcheurs, finalement, ce désastre soit compensé par la présence matérielle et morale de ceux qui eux n'ont pas souffert.\
Je suis venu ici porter témoignage. Je ne me substitue pas au gouvernement qui a charge de vous apporter la réponse, ni à la région et au département, qui avec l'Etat ont charge de contribuer à récupérer les moyens dont vous avez besoin. Mais je peux, parce que je vous ai entendus, parce que je vous ai rencontrés, je peux contribuer à renforcer peut-être ce mouvement si nécessaire, pour que ceux qui sont dans la peine ne soient pas délaissés. Tel n'est pas le cas, c'est visible, dans une commune comme celle-ci, monsieur le maire, puisque j'ai tout de suite senti que ceux qui me rapportaient les effets du dommage, n'avaient pas abandonné l'outil. Eux aussi sont prêts à repartir, mais enfin, ils ont manqué quand même toute une saison, une année. Ils vont devoir se poser des problèmes financiers très rudes. Leur vie familiale et professionnelle a été troublée. Cela mérite bien que l'on s'y arrête, que le Président de la République vienne saluer ceux qui se trouvent dans cette difficulté.
- Voilà, je n'ai rien cherché d'autre. Au passage, je rencontre des Français amicaux qui dépassent, comme vous l'avez fort bien dit, monsieur le maire `Yves Sabouret`, tous les clivages légitimes, les clivages nécessaires pour assurer notre démocratie, les oppositions, les luttes. Il est bon de temps à autre, soit dans le malheur, soit dans la joie, de se retrouver entre nous, et d'être capables de surmonter et d'affronter, du même mouvement et de la même volonté, les grands rendez-vous qui nous attendent. Et ils sont nombreux vous savez.\
Tout le monde parle de 1992, 1993. On n'explique pas toujours assez ce que cela veut dire : 12 pays de l'Europe, dont certains sont puissants et actifs et, dans les cinq ans qui viennent et même moins de cinq ans, toutes les frontières vont être abolies, les marchandises circuleront librement. Et puis, il faudra bien que l'on aligne aussi la fiscalité, les politiques sociales, la politique des services, les assurances, que sais-je encore ? C'est un formidable effort qui est demandé aux Européens pour les rendre capables de dépasser les vieilles querelles, les guerres civiles, tous ces affrontements sanglants dont nous souffrons encore. Vous connaissez les noms sur les plaques de marbre, les morts de 1914 - 1918, et puis ceux de 1939 - 1945. Vous savez ce qu'a coûté à chacun d'entre nous cette période mortelle depuis le début du siècle : deux guerres mondiales dont le poids souvent principal s'est porté jusque chez nous.
- Douze pays, plus de frontière entre eux. Ni frontière humaine, ni frontière pour les biens, pour les marchandises, et il y a déjà longtemps bien entendu, qu'il n'y a plus de frontière pour les idées, puisque nous sommes des pays démocratiques. Cela veut dire, mesdames et messieurs, chers amis, qu'il nous faut une formidable mobilisation générale, pour la réussite de la France, dans cet ensemble nouveau, car même si nous abordons cette compétition de façon pacifique, c'est même l'objet de notre démarche, il n'en reste pas moins qu'il faut la gagner. On ne la gagnera pas partout et dans tous les domaines, mais suffisamment pour que l'ensemble des Français, leur économie, leur capacité, leur volonté de construire, de réussir, soient satisfaites, et que à bref délai, à la fin même de ce siècle, la France se trouve en situation meilleure qu'elle n'est aujourd'hui. Je ne demande pas du tout, en vue de cette échéance, que disparaissent pour autant les débats d'idées, les combats politiques et l'affirmation de ce que l'on croit être le meilleur pour le pays. Il ne faut pas oublier non plus qu'il existe de légitimes luttes sociales, que l'on doit venir en aide à ceux qui sont les plus malheureux, et que d'autre part, il n'est pas logique, il n'est pas normal, il n'est pas acceptable que, de père en fils, ce soient toujours les mêmes couches sociales qui souffrent. Il faut, là aussi, que la solidarité prévale.
- Je ne demande donc pas que s'effacent toutes ces aspérités inhérentes à la vie commune. Mais quand c'est nécessaire, quand l'horizon s'ouvre et que l'on aperçoit la puissance et la vitalité d'autres peuples et d'autres pays, alors soyons dignes du destin qui est le nôtre, qui a été bâti à travers les siècles et qui représente l'une des belles histoires, sur la planète, de toutes les sociétés humaines. Or, il se trouve qu'en 1992 et 1993, nous aurons à franchir une étape, que je crois déterminante. C'est magnifique l'Europe ! Vous en avez parlé tout-à-l'heure, monsieur le maire, c'est magnifique. Nous serons vraiment en mesure de supporter la concurrence, et de la vaincre, celle des Etats-Unis d'Amérique, du Japon et tous ces empires qui naissent, ce développement démographique, économique, un peu partout. Nous ne disparaîtrons pas de l'histoire, nous perpétuerons ce que nous sommes, par le meilleur.\
Je ne veux pas vous faire un discours de caractère général trop longtemps mais, partant de la constatation que je fais, venant vous voir, des difficultés qui sont vôtres, et mesurant le chemin à parcourir, je vous dis, restez ce que vous êtes, affirmez ce en quoi vous croyez, défendez vos idées, défendez vos justes intérêts, ils sont contradictoires, mais dépassons-les quand il le faut par la solidarité et la volonté nationale. Je lis déjà des articles qui me diront : voilà le bénisseur... L'unité nationale ! Mais, si moi je ne le fais pas, qui le fera ? Je vous le demande ? Qui le fera ? Et quand je dis moi, je veux dire, si le Président de la République n'en appelle pas à la volonté des Français et de tous les Français, oui je le répète, qui le fera et qui pourrait être entendu ?\
J'en ai fini avec cela `le rôle de rassembleur du Président de la République`, du moins pour l'instant, et je voudrais dire que je me réjouis de ce bout de journée que je passerai en Bretagne.
- Lorsque j'étais venu en voyage disons officiel, une visite régionale, vos quatre départements, j'avais véritablement aperçu devant moi toutes les faces de cette Bretagne que vous avez décrite à l'instant, monsieur le maire. Et, lorsque l'on me rappelait avec un légitime orgueil, que la Bretagne était aujourd'hui devenue - vous avez comparé avec la Hollande, la Grande-Bretagne, avec certaines provinces d'Allemagne, je pense à la Bavière, je pense à d'autres, le Danemark bien entendu, mais d'autres encore -, la région qui s'était le plus développée d'Europe, la région la plus puissante, moi qui ai déjà vécu pas mal de décennies, - j'avais vingt ans quand la guerre mondiale, la deuxième, s'est déclarée et je me souviens que mes parents avaient vécu eux-mêmes une partie de leur vie dans le sud de la Bretagne, de Quimper à Nantes -, je me souviens de la situation dans laquelle se trouvaient les Bretons.
- Cela a donc représenté, en une seule génération donc vous êtes, un effort d'imagination - vous l'avez dit d'ailleurs - de travail, de constance, un effort, la fois fondé sur les capacités individuelles, mais aussi sur la capacité collective. Vous avez su vous entendre et pourtant, j'imagine qu'en Bretagne on est comme partout ailleurs. Cela m'étonnerait que l'harmonie y soit meilleure, qu'on ne s'y dispute jamais et pourtant vous l'avez fait. La Bretagne, première région d'Europe, pas en tous domaines non plus, mais là où il le fallait. Et voilà que cette même Bretagne est l'objet successivement d'une série de drames de la nature, qui deviennent des drames humains, et qu'il faut de nouveau colmater, réparer. Après avoir souffert d'un dommage, il faut déjà repartir. Les marées noires, les inondations, le bois et la forêt détruite pour une large part, la pêche gravement atteinte, sans oublier certaines méventes de produits agricoles, les difficultés saisonnières : vous avez établi la liste de ces difficultés, je ne vais pas la recommencer.
- Bien, maintenant, mesdames et messieurs les Bretons qui êtes là, il faut vous souvenir qu'au cours de ces quarante dernières années, vous avez su faire face. Et vous avez gagné ! Que puis-je vous dire d'autre ? Vous en êtes capables, non seulement pour vous, pour la Bretagne, mais pour la France, on va bientôt ajouter pour l'Europe. Vous en êtes capables et laissez-moi vous dire que j'y crois profondément. Je ne vous lance pas un défi, la France peut être sûre de vous.\