1 mars 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur le développement de la Bretagne, la solidarité face aux dégâts de la tempête d'octobre et le rôle des élus locaux pour la gestion quotidienne et à long terme de la région, Saint-Brieuc, mardi 1er mars 1988.

Monsieur le président,
- Mesdames et messieurs,
- Je vous remercierai d'abord de votre accueil. C'est un bien bref voyage qui m'a conduit dans les Côtes-du-Nord. Je désirais voir sur place et de mes yeux les traces des dommages que vous avez subis, et rencontrer hommes et femmes qui en souffrent. Mais je suis heureux de rencontrer également les responsables, les élus que vous êtes. Vous, qui savez de quoi vous parlez parce que vous agissez sur le terrain et parce que vous mesurez vos efforts au nom de vos mandats. J'ai moi-même rempli les fonctions de conseiller général et de maire et même de Président du Conseil général, et je m'en souviens comme d'une période intense de formation et d'expériences à laquelle je me réfère souvent dans mes fonctions actuelles pour essayer de mieux comprendre les Français et leurs besoins, pour tenter de les servir en gérant la Nation à son plus haut niveau, en respectant les idées qui sont miennes, mais aussi en respectant les opinions des autres. Ne pas les froisser, accepter la libre explication, le débat démocratique, mais rester capables de se serrer la main et de comprendre qu'au-delà des moments légitimes de nos affrontements, nous avons ensemble à bâtir les conditions de la grandeur française.
- Nous sommes des héritiers. Que de générations avant nous ont construit ce pays. Mais nous sommes aussi les ascendants, ceux qui précèdent les enfants, jeunes d'aujourd'hui qui feront la moitié du siècle prochain, qui gèreront après nous et qui seront aussi la France, différente sans doute, mais la même. Quand on a conscience de celà, on aborde tout autrement les responsabilités publiques et je suis sûr, mesdames et messieurs les maires, les conseillers généraux, que tel est votre cas, car vous savez de quoi on parle.\
J'étais venu, il n'y a pas si longtemps, dans une visite officielle dans la région Bretagne, et j'avais accompli plusieurs étapes dans votre département. J'avais été frappé par un développement caractérisé à l'instant par Charles Josselin et qui me faisait dire, je le rappelais tout à l'heure à Saint-Cast, que cette région que j'avais connue dans mon enfance, considérée comme déficiente, dépassée, apparaissait aujourd'hui comme la première région d'Europe. Et je mesurais la somme d'efforts et de sacrifices, de ténacité et d'imagination qu'il avait fallue aux Bretons pour tirer le meilleur d'une situation difficile au point de rattraper et de dépasser les autres. Et j'avais pu égrener tout le long de mon chemin, dans vos quatre départements, les réussites de la Bretagne. J'en étais revenu plein de forces et d'optimisme pour nous tous.
- Cependant, l'exposition, les conditions climatiques et démographiques de la Bretagne ont fait qu'elle s'est chaque fois trouvée en première ligne pour supporter les catastrophes naturelles ou bien artificielles dues à la négligence, à l'impéritie ou comme, vous le disiez fort bien, monsieur le président, tout à l'heure, au sens excessif et inhumain, criminel du profit.
- Et en quelques mois, même en quelques semaines, quelle série ! De nouveau des marées noires et en plus, phénomène différent dans sa -nature et dans son origine, des marées vertes, et puis les ouragans venus et revenus, la forêt gravement atteinte, blessée, la pêche avec tous ces bateaux fracassés sur vos côtes, les inondations, tout cela s'est mêlé à une période plus difficile pour l'agriculture, les prix de revient de quelques produits qui font la richesse, les débouchés, les crises internes de l'Europe. Bref, après ce voyage qui m'avait laissé avec le sentiment que, désormais, plus rien ne viendrait faire obstacle sur la route de la Bretagne, et bien j'apercevais que, ainsi va la vie, vous étiez affrontés de nouveau à de grandes difficultés. Et c'est pour cela que je suis venu.
- Mon ami, Charles Josselin, a bien voulu me convier à revenir dans les Côtes-du-Nord, pour aller voir, là où cela s'était produit, la destruction de vos forêts, le port où les bateaux ne pouvaient reprendre la mer, soit qu'ils fussent pour partie atteints, soit qu'ils fussent définitivement détruits, avec ce que représente une saison manquée par les pêcheurs, un coût, en dépit de la diligence que vous avez soulignée tout à l'heure, des assurances, des aides et des solidarités que se sont démontrées partout. On doit saluer la solidarité des Français. Malgré cela, quand on se trouve devant soi-même, dans sa famille, avec le nouvel investissement à consentir pour disposer des instruments de son travail, qui coûteront forcément plus cher que ne pouvait coûter ou que ne pouvait valoir le remboursement du dommage, quand on n'a rien, pas grand chose, lésé pendant des mois, des jours et des mois de chômage ou de non travail, alors on se dit qu'il faut que de nouveau nous sentions la nécessité de nous attaquer en commun, ensemble, par-dessus nos divisions naturelles, à la reconstruction. Il faut restructurer, planter, prévoir. La Bretagne doit se mettre en marche pour un combat supplémentaire.\
En l'espace d'un demi siècle, j'ai souligné la différence, les plus anciens d'entre vous pourraient témoigner. Comment ont-ils vécu leur enfance et leur jeunesse ? A quelles difficultés ne se sont-ils pas heurtées ? Et l'isolement de votre péninsule et souvent l'incompréhension des administrations centrales. Lorsque ceux qui ont vécu cela comparent et mesurent par -rapport à la situation d'aujourd'hui, ils savent la valeur de l'effort accompli. Mais ils savent aussi qu'on ne gagne qu'en y mettant toutes ses forces et la nature est ainsi faite. Il faut encore rassembler toutes vos forces.
- En quoi puis-je contribuer ? Il est normal que le gouvernement se préoccupe de vos soucis et il le fait certainement. Il est normal que la région et le département y donnent un coup de main et ils le font, que tous ceux qui peuvent agir, organismes publics ou privés, d'entraide et de solidarité, soient à vos côtés. Mais rien, croyez-moi, rien ne remplacera cette volonté qui vous montrera le chemin, si je me reporte au proverbe irlandais, pays où je me trouvais - les Celtes sont envoûtants - il y a seulement quelques jours. Je n'oublie pas non plus que j'ai représenté pendant trente-cinq ans le Morvan qui ressemble à la Bretagne et par son sol et par ses hommes. Alors je sais que c'est solide. Je ne suis pas venu distribuer des paroles d'encouragement. Je suis venu témoigner de ce que devrait être la solidarité nationale, comme je le disais tout à l'heure à Saint-Cast. Au milieu de tout ce qui se passe, et qui est normal car il ne faut pas s'irriter de ces oppositions multiples, si le Président de la République ne les dépassait pas, pour en appeler à l'effort commun, sans ignorer en quoi que ce soit la réalité sociale, économique, professionnelle ou spirituelle qui souvent nous divise, si le Président de la République ne le faisait pas, dites-moi, qui le ferait ? C'est ma fonction, c'est mon devoir. Et je m'y efforce, à ma manière, libre, bien entendu, à chacun d'entre vous d'en juger.\
Si j'en appelle au courage de la Bretagne, je sais que çà répondra. Je suis là sur un sol solide. Mais il faut y aller, il faut persévérer, il faut tout remettre en -état car en plus, un rendez-vous nous attend, celui de 1992 et 1993. Je remarquais à l'instant que la Bretagne était parvenue, par un effort incroyable, à devenir la première région d'Europe. Oui, la première et pourtant il y a le Danemark et la Hollande, la Bavière, combien d'autres. Oui, la première région ! Cela ne s'est pas fait tout seul. Mais posez-vous la question : êtes-vous, sommes-nous, nous Français, nous tous, suffisamment équipés aujourd'hui pour affronter une concurrence sans frontières entre les douze pays de la Communauté `CEE` ?
- Les marchandises vont circuler librement, sans entraves, les hommes aussi. C'est une bonne chose, mais cela veut dire que les professions, les entreprises pourront s'installer commodément ici ou là. Il y aura des déplacements de l'emploi, il vous faudra subir chez vous la concurrence venue d'ailleurs. C'est déjà le cas sans doute, je le sais bien, mais là désormais, vous ne pourrez compter que sur vous-mêmes. La France est-elle suffisamment prête ? Beaucoup de choses sont faites et, si l'on ne veut pas couper l'histoire en petits morceaux, depuis déjà de nombreuses années, chacun a fait ce qu'il pensait le mieux. Ce qui est vrai c'est que face à la puissance de quelques-uns de nos voisins, nous avons besoin d'y veiller de près.
- A supposer, comme je le crois de toutes mes forces, que nous réussissions, cela voudra dire que nous, tous ensembles, Européen de la Communauté, nous serons alors capables d'affronter la compétition avec le Japon ou les Etats-Unis d'Amérique et les puissances qui se profilent à l'horizon, portées par une démocratie puissante et qui dispose souvent d'un sous-sol plus riche que le nôtre.\
Voilà les étapes qui se dessinent devant nous, mais à brève distance et je crois que l'apport de la Bretagne sera essentiel. Elle l'a démontré pour elle-même, et vous avez fort bien dit qu'à la fois elle était capable par attachement à son propre sol de produire ici-même toutes les richesses dont elle dispose et qu'elle était capable aussi de les porter loin de ses rivages, qu'il y avait assez de femmes et d'hommes audacieux en Bretagne, vos pêcheurs l'ont démontré depuis longtemps, vos explorateurs et vos marins de toutes sortes, des deux marines, pour aller là où il faut. On brocarde souvent les Français, qui sont si bien chez eux, parce qu'ils hésitent à aller présenter leurs produits quand il faut faire un long voyage, aller dans un pays dont on ne comprend pas la langue, sans trop savoir dans quel hôtel on va descendre, avec nos puissantes industries qui n'ont pas toujours l'appareil qui convient pour assurer les remplacements, bref, un certain goût d'être en France qui finit pas nous coûter cher. C'est très satisfaisant de penser que les Français sont bien chez eux mais voilà, il faut quand même imaginer que si l'on accepte de grand coeur que les autres viennent chez nous, il faut être capable de leur rendre la pareille et de démontrer que la France est un pays capable de gagner, le siècle prochain, les batailles qui ne se déroulent plus sur les champs de batailles, du moins tout doit être fait pour l'empêcher, mais sur le terrain économique, sur le -plan de la vie de tous les jours, sur le -plan du mode de vie, du climat de la vie et cette bataille-là il faut, bien entendu, nous aussi, l'emporter.\
De ce point de vue, mesdames et messieurs les conseillers généraux, mesdames et messieurs les maires vous pouvez jouer un grand rôle. Lorsque l'on me dit cela fait bientôt sept ans que vous êtes Président de la République, vous avez pu pendant cinq ans agir librement dans la mesure ou vous disposiez d'une majorité parlementaire, tout cela est exact. Quelles sont les lignes principales de votre action ? A quoi êtes-vous le plus attaché ? Je ne vais pas me livrer à ce petit jeu devant vous. Il appartiendra aux historiens de trancher ce débat, mais vraiment, je me reporte à la décentralisation, que j'ai voulue avec toute l'énergie possible. Je me rendrais compte que ce pays, qui avait longtemps bénéficié d'une forte centralisation, c'est-à-dire d'un -état puissant lorsqu'il fallait construire la France à travers les siècles, depuis Philippe-Auguste jusqu'à Colbert et même jusqu'aux Jacobins ou Napoléon Bonaparte, il a fallu bâtir, souder, résister aux forces centrifuges qui, à tout moment, tendaient à le détruire. A l'époque moderne avec les moyens de communication qui sont les nôtres, la rapidité des transmissions, la réduction des distances de toutes sortes n'y avait-il pas une richesse inexplorée, ou du moins inexploitée en France, qui était la ressource humaine, une énergie qui vaut bien toutes les autres. Mais cette énergie ne pouvait être mise en oeuvre que par la responsabilité directe de celles et de ceux qui ont été choisis par le peuple pour accomplir les tâches de la vie nationale, d'où la décentralisation qui a fait de vous vraiment des responsables directs. Le département et la région ont aujourd'hui un pouvoir et des compétences infiniment plus étendues, quelquefois même on pourrait dire presque trop, je veux dire qui peuvent inquiéter. Je pense au développement de l'enseignement, c'était lourd à supporter. Tout à l'heure à Saint-Cast, M. le maire et conseiller général `Yves Sabouret` qui me recevait disait : "nous avons prévu un équipement pour notre commune qui permettrait etc..." et M. le Préfet me signalait qu'il s'agissait là d'une responsabilité départementale et communale. Pourtant, cela représente des investissements peut-être insupportables. De quelle manière va-t-on faire s'associer l'Etat et les collectivités locales, à la condition que vous soyez suffisamment conscients de votre responsabilité pour dire ce qu'il convient de faire et pour choisir avec la connaissance de vos communes, le sentiment que vous avez de vivre la vie des autres et donc d'éprouver leurs besoins et leurs nécessités. La France est désormais infiniment plus responsable de ses actions que lorsqu'elle délégait à une administration centrale, et à elle seule, à un pouvoir d'Etat à lui seul, l'ensemble des moyens, des actions et des décisions qui maintenant sont les vôtres. Croyez-moi, ce que nous avons gagné en responsabilité est aussi gagné en liberté. Que de fois ai-je dit, dans combien de salles que la responsabilité était la forme supérieure de la liberté.
- A vous, à vous de le montrer par votre action d'aujourd'hui et particulièrement pour ce que vous pouvez faire. Je sais que vous l'avez fait au regard des catastrophes survenues sur la Bretagne, c'est vrai dans ce domaine, c'est vrai de tous les autres.\
J'appelle les Françaises et les Français choisis par leurs concitoyens à prendre pleinement conscience aujourd'hui des compétences qui sont les leurs. Croyez-moi cela dépasse le stade local, les collectivités locales comme l'on dit. Il y a là une vertu nationale. Rappelez-vous enfin, vous avez lu cela dans vos livres comme moi, au lendemain de la guerre de 1870 - 71, comme nous avions connu une défaite et que l'on pouvait craindre que le pouvoir central se disloque, une loi avait décidé, elle était un peu comment dirai-je, riche d'illusions, que le pouvoir souverain serait exercé par l'assemblée des conseillers généraux de France.
- Cela n'était pas réalisable mais vous voyez l'idée. Ce sont ceux-là qui peuvent le mieux s'exprimer au nom du pays tout entier et moi j'ai besoin de les rencontrer, j'ai besoin de les voir et de leur parler. J'ai besoin bien entendu de les entendre, sans quoi il nous serait impossible, à vous comme à moi, de définir exactement la ligne à suivre.
- Voilà, je ne prolongerai pas outre mesure cet exposé, sinon pour vous dire que vos devoirs sont tels, votre responsabilité aussi, votre conscience de citoyen qui doit être plus aigüe que celle de tout autre, que tout cela me permet de vous demander de ne pas vous laisser distraire des tâches de la France par les humeurs ou bien par les passions du moment. Vous avez les vôtres et moi j'ai les miennes. C'est normal qu'on y tienne. Nous sommes faits de tant de choses et puis l'idée qui nous habite c'est quelque chose de noble. Il est bon à la fois de rêver et de concevoir ce que pourrait être la société de demain, les relations entre les hommes, les groupes sociaux, professionnels, spirituels. C'est pour cela qu'il faut rester fidèle à soi-même mais, de temps à autre, d'abord il ne faut pas se laisser emporter par le courant qui traverse commodément notre pays comme une bourrasque, il faut quand même accrocher un peu les pieds au sol, sans quoi on finira pas avoir des têtes de linotes ou bien de girouettes. Comme le disait un homme politique de quelque importance, ce n'est pas la girouette qui change c'est le vent. Oui, très bien.. Ne nous laissons pas détourner par tous les vents, surtout en période électorale. Cela vient, cela va, cela passe, pas pour longtemps, cela recommence. Telle est la loi de la démocratie mais il vous appartient à vous les élus, les responsables fidèles à vous-mêmes et désireux de faire prévaloir votre propre conviction et je vous approuve, il vous appartiendra, dans quelques moments décisifs de la vie nationale, de ne pas vous laisser distraire ou égarer par les passions du moment.
- Comme cela on sera demain un certain nombre à essayer de tenir le choc, de tenir la ligne - comme vous diriez vous, marins - de tenir le cap. Il faut bien, ce qui n'empêche rien.\
J'en appelle, je l'ai déjà fait ce matin en vue de 1992 et 1993, à une mobilisation générale des énergies et des volontés, pour que nous soyons gagnants dans cette compétition déterminante, croyez-moi.
- Je vous appelle aussi à dominer ce qui doit l'être. La France est un grand pays. C'est maintenant à nous qu'il appartient de le servir. Servons-le mieux, du mieux possible et le mieux possible, d'abord en préservant notre dialogue et en sachant que la France n'est à personne, ni à vous, ni à moi, qu'elle est à nous tous.
- Voilà, je n'avais rien d'autre à vous dire ce matin, sinon mon plaisir d'être là. Je vais regagner Paris cet après-midi, je retrouverai ma vie quotidienne et vous aussi et nous nous appliquerons avec d'autant plus de détermination à ce que nous avons à faire que nous aurons pu pendant quelques quarts d'heure nous retrouver dans ce climat d'entente et de concorde nationale qui doit finalement prévaloir sur le reste.
- Merci mesdames et messieurs.
- Vive Saint-Brieuc,
- Vive les Côtes-du-Nord,
- Vive la République,
- Vive la France.\