29 février 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, dans "US News and World Report", le lundi 29 février 1988, sur la théorie de la "riposte graduée", le désarmement, la défense et la construction européennes.

QUESTION.- Allez-vous faire des propositions pour une nouvelle relation militaire de la France avec l'OTAN ?
- LE PRESIDENT.- Non. Il s'agit à Bruxelles d'une importante rencontre politique entre dirigeants des pays membres de l'Alliance atlantique, non d'une réunion des organes militaires intégrés. La France est membre de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord et le problème du désarmement l'intéresse. Cet intérêt ne change rien à sa situation dans l'Alliance. A Bruxelles, il s'agira de réfléchir au fonctionnement de l'Alliance et aux conditions de notre sécurité auxquelles le désarmement devrait contribuer.\
QUESTION.- Pensez-vous qu'il n'y a plus de la part de la Russie une menace de guerre ?
- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas dans la tête de M. Gorbatchev. Mon rôle, comme celui des dirigeants occidentaux, consiste à créer les conditions de la paix et de la sécurité, et non pas à me livrer à des variations psychologiques sur l'-état d'esprit ou les arrières-pensées des Soviétiques. Cela dit, je ne crois pas leur volonté belliciste. On ne peut pas négliger la conjoncture actuelle puisque à la tête de l'Union soviétique se trouve un homme d'Etat ayant la connaissance du monde moderne et qu'il considère le désarmement comme un élément capital de sa politique extérieure. Le désarmement est au demeurant nécessaire à l'amélioration du pouvoir d'achat des Soviétiques. Je pense à cet égard que ce serait un faux calcul que de s'y refuser sous prétexte que la situation économique de l'Union soviétique s'améliorerait. On ne gagne jamais rien au pire.\
QUESTION.- Etes-vous d'accord avec ceux qui, en Europe, pensent que le Sommet de Reykjavik et l'accord INF ont réduit la crédibilité de la dissuasion américaine ?
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas à Reykjavik qu'elle a été amoindrie mais lors de la définition, il y a déjà 26 ans, et de l'adoption par l'OTAN, il y a 21 ans, de la stratégie dite de "riposte graduée" dont le contenu n'est plus exactement conforme à la théorie de la dissuasion. Quant au désarmement, il est complémentaire de la dissuasion. La dissuasion est faite pour empêcher la guerre £ le désarmement a pour objet de réduire les risques de la guerre. Tout cela est convergent. Je ne pense pas pour ma part que l'accord INF comporte un risque de découplage entre les Etats-Unis d'Amérique et l'Europe. Mais la stratégie de riposte graduée crée une incertitude qui pourrait y conduire.
- QUESTION.- Sans la riposte graduée, nous risquons d'avoir à échanger Washington ou New-York pour Berlin, ce que beaucoup d'Américains considèrent comme politiquement et moralement inacceptable.
- LE PRESIDENT.- J'ai bien compris cela. C'est cette analyse qui a conduit le Général de Gaulle à opter pour une stratégie nucléaire autonome de la France. De ce point de vue, on en est toujours là. On pourrait très bien comprendre que les Etats-Unis d'Amérique ne veuillent pas supporter les conséquences d'une guerre nucléaire sur leur sol. Mais ne parlons plus alors de dissuasion.
- La dissuasion n'est effective que si aucun des deux camps n'ose déclencher une guerre ou même brandir la menace de guerre, parce qu'il en redoute les conséquences pour lui-même. S'il ne les redoute pas, la guerre devient possible. Chacun spécule sur le degré de flexibilité à partir duquel une guerre nucléaire pourra se déclencher. La stratégie, comme en 1914 - 18, comme en 1939 - 45, ne sera alors qu'une stratégie du champ de bataille, ce qui me paraît catastrophique.
- QUESTION.- Pensez-vous que le déficit budgétaire américain peut conduire les Etats-Unis à réduire leur présence militaire en Europe ?
- LE PRESIDENT.- Je ne mésestime pas du tout l'effort américain, en armement, en hommes, en argent. Cet effort est certainement très lourd, et cela les Européens ne doivent pas l'oublier, comme nous, Français, n'oublions pas que nous devons aux Etats-Unis d'Amérique notre liberté et notre civilisation. Je reste fidèle à ce souvenir et j'entends les remercier. De même, j'estime les initiatives de MM. Reagan et Gorbatchev comme utiles à la paix.
- Mais la présence américaine, avec ses 340000 soldats, se veut un élément de dissuasion dans le -cadre d'une stratégie qui n'est plus réellement dissuasive. C'est assez illogique. Il n'en reste pas moins que cette présence est déterminante pour que nul ne puisse escompter un découplage entre les USA et leurs alliés occidentaux.
- Le problème qui se pose aux Etats-Unis d'Amérique à l'égard de l'Europe est un problème politique majeur, mais simple. Ou bien ils considèrent que l'Europe demeure un élément indispensable de leur propre sécurité, que l'Europe représente un facteur nécessaire à l'équilibre du monde et à ses valeurs historiques, ou bien ils ne le considèrent plus. Ou bien les Etats-Unis d'Amérique considèrent qu'ils ont un rôle planétaire ou ils ne le veulent plus. Le choix leur appartient. Je continue de croire à leur solidarité, mais je préfère m'exprimer franchement.\
QUESTION.- Comment l'Alliance peut-elle répondre aux préoccupations allemandes concernant l'élimination des missiles nucléaires à courte portée ?
- LE PRESIDENT.- J'ai cru comprendre qu'il y avait un certain accord entre le Président américain et le Chancelier allemand pour éviter de poser cette question en termes antagonistes. L'Allemagne supporte mal d'être un territoire bourré d'explosifs nucléaires et la première cible probable d'une guerre nucléaire rapprochée. On peut et on doit la comprendre. La plupart des armes nucléaires à très courte portée, là où elles sont aujourd'hui implantées, ne peuvent atteindre des objectifs réels au delà des limites territoriales de l'Allemagne. Les Allemands ne doivent pas oublier non plus que leurs alliés sont eux-mêmes à la portée des armes nucléaires stratégiques. Tout se tient. L'urgence, pour la sécurité de l'Europe, est de négocier l'équilibre des forces conventionnelles.\
QUESTION.- N'y a-t-il pas plutôt urgence du côté occidental pour la modernisation des armes nucléaires à très courte portée ?
- LE PRESIDENT.- Non. Alors que pour la première fois depuis la deuxième guerre mondiale les deux blocs s'engagent dans un processus de désarmement, il serait paradoxal et inopportun de surarmer. Recherchons l'équilibre au plus bas niveau possible.
- QUESTION.- Que pensez-vous des négociations sur les accords "Start" ?
- LE PRESIDENT.- La réduction de 50 % des armes stratégiques serait une excellente chose. L'équilibre des forces conventionnelles en Europe aussi. Les deux négociations peuvent ne pas être liées. L'essentiel est qu'elles aboutissent.
- QUESTION.- Qu'est-ce que l'Amérique peut faire pour rassurer les Allemands de l'Ouest ?
- LE PRESIDENT.- Veiller en tous domaines à l'équilibre des forces et tout faire pour éviter que le sol allemand ne soit le théâtre d'une nouvelle guerre, ce que la dissuasion a précisément pour objet d'interdire.\
QUESTION.- La France est-elle prête à défendre l'Allemagne dans toutes les conditions ? Cela peut-il conduire à un pilier européen de l'Alliance ?
- LE PRESIDENT.- Défendre l'Allemagne n'est pas un devoir propre à la France mais à l'Alliance entière. J'ai décidé avec le Chancelier Kohl de donner vie aux clauses militaires, restées en sommeil, du traité franco-allemand de 1963. Il s'agit, tout en respectant les situations différentes de la France et de la RFA au regard du commandement intégré et de l'arme nucléaire, de rendre nos défenses, nos forces militaires, nos armements, aussi complémentaires que possible. Que deux pays européens, voisins et amis, liés par plusieurs traités, veuillent au surplus coopérer intensément ne peut qu'être utile à tous leurs partenaires. Qu'apparaisse aussi sous cette démarche l'embryon d'une défense européenne me convient. Il faut bien que certains pressent le pas et montrent le chemin.
- QUESTION.- Voyez-vous une possibilité pour l'Europe de mettre en place une défense commune ?
- LE PRESIDENT.- Il faudra du temps. L'Europe vit encore sous le partage d'influence de 1945. Ce qui domine, ce sont deux blocs qui coupent l'Europe en morceaux. On ne va pas passer, comme cela, par miracle, de cette situation à celle d'une Europe maîtresse de son destin. Cependant, si l'on a la sagesse d'avancer à pas comptés, on y arrivera. Voyez les progrès réalisés dans la relation militaire entre la RFA et la France. Et le moyen très intéressant que nous offre l'Union de l'Europe occidentale (UEO) qui devrait s'ouvrir à d'autres partenaires.\
QUESTION.- La Communauté européenne atteindra-t-elle son but, mettre en place un marché en 1992 ?
- LE PRESIDENT.- Il y avait un énorme obstacle devant lequel la Communauté européenne avait déjà buté. A Bruxelles, cet obstacle a été franchi. La voie est libre maintenant pour préparer l'échéance du 31 décembre 1992, puisque les financements sont assurés et notamment le financement de la politique agricole commune. On ne peut pas dire que tout soit réglè pour toujours, mais c'est un net progrès.
- On peut espérer qu'en cinq ans, nous arriverons à supprimer les frontières pour les échanges humains, pour les emplois, pour les échanges de marchandises et de services, ainsi que pour les échanges financiers. Mais il restera encore des entraves fiscales et sociales notamment. Je souhaite que ces difficultés soient vite surmontées. La construction de l'Europe ne souffre ni halte ni repos.
- QUESTION.- Pensez-vous que les Français, qui ont réussi à empêcher les Japonais de pénétrer leur marché, seront aussi efficaces dans ce sens-là en empêchant les Japonais de venir en Europe après 1992 ?
- LE PRESIDENT.- Nous ne sommes pas pour le protectionnisme. Nous voulons simplement que les conditions de la concurrence soient équitables. Mais il est clair que la France ne conçoit pas la Communauté européenne comme une pièce de l'échiquier que serait une zone universelle de libre-échange. L'Europe est prête à ouvrir son grand marché aux pays tiers si c'est réciproque.
- QUESTION.- Est-ce que vous pourriez nous parler de l'effet du déficit américain sur l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Le déficit américain crée un trouble général, bien au-delà des frontières américaines et pèse sur la bonne marche des économies occidentales et du tiers monde. Il suscite en particulier des taux d'intérêts réels beaucoup trop élevés. L'Europe voit ses capitaux combler ou alimenter les déficits américains plutôt que de servir à investir chez elle.
- QUESTION.- Comment voyez-vous l'Europe dans la décennie à venir ?
- LE PRESIDENT.- Je voudrais que l'Europe, en même temps qu'elle se transforme en entité économique, se donnât les moyens d'une action politique commune et donc des institutions plus fermes, plus cohérentes. De même, seule une volonté politique très forte rendra possible entre ceux qui le veulent une défense commune. Il faut faire confiance au temps et créer les conditions d'une nouvelle période de notre histoire, y compris dans les relations de la Communauté avec les pays qui n'en sont pas membres. Je pense que c'est à cela qu'il faut travailler pendant les dix ans qui viennent.\
QUESTION.- Nous allons maintenant parler de votre éventuelle candidature aux présidentielles. Hier soir, au restaurant, le sommelier m'a dit que 1981, 1982, 1983, 1985 étaient de très bonnes années pour le Bordeaux, parce que "Monsieur Mitterrand avait apporté le soleil juste au bon moment de l'année". Me conseillez-vous d'acheter les Bordeaux de 1988 à 1995.
- LE PRESIDENT.- Il vaut mieux compter davantage sur le temps, sur la qualité du terroir et sur celle des vignerons. J'ai vécu mon enfance parmi les vignerons et il doit bien m'en rester quelque chose ! De toute façon le Bordeaux est un vin merveilleux.\