24 février 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur l'aide apportée par la science et la technique à la réinsertion des handicapés, Paris, La Villette, mercredi 24 février 1988.

Mesdames,
- Messieurs,
- Je viens, comme vous, d'entendre deux exposés. L'un et l'autre exprimaient à la fois une réalité, la Cité des sciences et de l'industrie d'une part, la Mutualité d'autre part. Et au delà de cette réalité, l'un et l'autre exprimaient une volonté profonde que cette exposition fait parfaitement comprendre : la volonté de servir les autres, de mettre à leur disposition toutes les ressources de la science et de la technique et les ressources de la solidarité humaine.
- Je suis heureux de me retrouver, ici même, dans cette Cité bruissante de visiteurs de tous âges, pour qui elle est devenue un lieu familier où l'on vient découvrir ou approfondir la science en mouvement. L'occasion qui nous réunit aujourd'hui, c'est l'ouverture de cette exposition "L'Homme réparé", et je remercie vivement ses organisateurs de m'avoir invité à l'inaugurer. Ce ne sont pas les inaugurations qui manquent, et j'en manque beaucoup, mais à celle-ci, je tenais.
- Je viens de parcourir cette exposition, fort bien expliquée par ses dirigeants, ses organisateurs, et j'ai pu en mesurer l'intérêt et l'importance. Sur un sujet sensible, - le handicap et la manière dont une société le traite - vous avez donné à voir, et vous m'avez donné à constater ce que les techniques modernes peuvent apporter. Bref, sur un sujet dramatique trop souvent, vous avez délivré un message d'espoir.
- Je crois qu'on ne pouvait pas trouver meilleur lieu pour exposer. J'ai déjà dit, à plusieurs reprises, ici et ailleurs, à M. Paul Delouvrier et au Professeur Louis Avan, combien leurs efforts pour permettre un accès facile des espaces de cet immense hall aux personnes handicapées, méritaient d'être salués. Je suis reconnaissant à M. le Président d'avoir poursuivi et complété cet effort. C'est une ligne directrice que je m'étais permis de tracer, dès le point de départ, mais qui, en vérité, ne pouvait porter sa solution que dans l'esprit et la compétence des personnes que j'ai citées et de celles qui les ont aidées. On vient du monde entier étudier ici les dispositions retenues pour tenir compte de l'expérience acquise. Nous avons de la sorte un modèle pour les équipements collectifs de demain. Et je souhaite que la charte que vous avez élaborée pour la Cité des sciences devienne la charte de toute cité, qu'elle inspire en particulier, les maires, les magistrats municipaux, et tous ceux qui aménagent ici et là des équipements collectifs. C'est à ce -prix, croyez-moi, qu'on sortira les personnes handicapées d'une situation d'assistés qui n'a que trop duré, qu'elles pourront conquérir leur droit à l'autonomie - je veux dire que le droit, elles l'ont, mais pas les moyens - le libre accès, la libre circulation, la libre disposition de ces équipements. Ainsi, se trouvera abolie cette frontière invisible, mais sensible, qui les enferme dans un ghetto. Ainsi sera établie leur véritable citoyenneté avec la promesse d'un changement de mentalité dans l'ensemble de nos concitoyens. Au réflexe habituel - classer à part - nous devons substituer ce nouveau réflexe - inclure dans la communauté. Au lieu de marquer la discontinuité des statuts entre les personnes handicapées et les autres, nous nous attacherons à créer les conditions de la continuité, à réduire la distance entre des citoyens égaux d'une même communauté.\
Ces principes inspiraient déjà la politique que j'avais souhaité engager déjà depuis longtemps. Et c'est une grande satisfaction pour moi que de voir les premier -fruits de cette politique. La conquête de nouveaux droits, c'est une longue marche. Rappelez-vous toute l'histoire du XIXème et du XXème siècles, et encore, récemment, le droit à l'école, le droit aux loisirs, le droit à la culture, et toujours le droit au travail. Cela sonne maintenant comme une évidence. Affirmer ces nouveaux droits n'étonnera personne et pourtant, c'est une avancée. Elle n'est pas suffisante, encore faut-il en permettre l'exercice, et c'est à quoi vous vous appliquez, monsieur le Président et vous mon cher René Teulade dont je connais le dévouement et l'extrême compétence.
- La dynamique créée par les pouvoirs publics dans les domaines qui leur sont propres, est ainsi relayée par la recherche et l'industrie, comme on le voit dans l'exposition que nous avons visitée. Dans cette exposition, j'ai vu une floraison extraordinaire de nouveaux produits, de nouvelles applications, de nouvelles pistes pour l'avenir. Autant de leçons, dans l'esprit vous savez bien, de ces planches de l'Encyclopédie qui présentent, cette fois-ci la science et la technique au service du handicap. Et chaque fois, le même enseignement s'en dégage. Il s'agit d'assurer la victoire sur le handicap par la prévention d'abord, par la réparation ensuite, par la compensation enfin. Les premières réponses sont rassemblées, j'ai dit que c'était autant d'avancées scientifiques, autant de prouesses techniques, et voilà un chemin sur lequel nous sommes engagés et qui suscitera de nouvelles et nombreuses créations.
- Certaines s'appliquent de façon très particulière à un handicap spécifique. D'autres ne sont, après tout, que des "multiplicateurs de force" pour reprendre le nom de ce robot futuriste présenté dans l'exposition, qui asservit la machine au geste humain. On a trop longtemps vu l'être soumis à la machine. Nous sommes là, tout près des objets de la vie quotidienne et, soit dit en passant, il apparaît parfois que la distance entre handicap et normalité est assez réduite, qu'il y a d'une certaine manière - comment dirais-je -, une certaine continuité entre la brouette de Pascal pour porter de lourdes charges plus commodément, et une prothèse qui imite le geste de la main.
- De tout ce que j'ai vu, je retiendrai parmi tant d'autres réalisations, le minitel "dialogue", mis au point par le Centre national d'études des télécommunications, qui permet aux malentendants d'avoir un dialogue téléphonique avec des personnes de leur choix. Je pense aussi à ces méthodes d'apprentissage labial assisté par ordinateur qui recourent aux techniques du vidéodisque, ou à ce prototype de vidéotex pour les non-voyants, dans lequel les textes défilent sur l'écran, avec synthèse de la voix. La parabole devient ici réalité quotidienne. Les sourds "parlent" au téléphone, les muets apprennent à articuler, les aveugles accèdent au message écrit. Dans une société de l'information, voilà bien des développements - je n'en ai cité que quelques-uns - qui donnent son contenu au droit de communiquer.\
D'autres étonnements attendent les visiteurs au détour de l'exposition : la mise au point de matériaux de la vie compatibles avec l'organisme humain, les prouesses de la chirurgie de l'oeil ou de l'oreille, la miniaturisation des dispositifs pour suppléer aux fonctions vitales déficientes, les applications de la commande vocale, la fabrication de peau artificielle développée à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale.
- J'avais vu il y a quelque quarante ans et plus, lorsque j'étais responsable des Anciens Combattants, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, j'avais vu déjà l'acharnement de quelques-uns à tenter de pourvoir à l'immense besoin que les combats venaient de révéler. Je mesure mieux que certains autres, aujourd'hui en 1988, les progrès accomplis.
- Apprendre à parler, apprendre à écrire, apprendre à coordonner ses gestes avec, au terme du processus d'apprentissage, la promesse de l'autonomie, mais, mesdames et messieurs, c'est une libération.
- Le progrès, vous le savez bien, ne permettra jamais d'éliminer les risques. Ils font partie de la vie. Mais l'objectif que doit se donner une société évoluée, c'est de les réduire autant qu'il est possible, de mettre tout en oeuvre pour réparer les handicaps quelle que soit leur origine. Etant entendu que le titre "l'homme réparé" ne doit pas tromper. Il est fini le temps où Descartes, La Mettrie, pensaient que l'homme était une machine. On se libérait des contraintes médiévales certes, mais aujourd'hui c'est d'autre chose qu'il s'agit. Il faut libérer l'homme comme un être pensant, capable de rêver, de créer, parfois de se révolter, en tout cas de lutter pour le droit fondamental qui est le sien.
- Et les prothèses, elles ne sont pas réservées aux handicapés, la roue est une prothèse de la jambe, l'arc est une prothèse du bras. L'automobile, la machine à laver, l'ordinateur le sont, tout objet industriel peut être une prothèse pour économiser la peine de l'homme. Les prothèses touchent l'homme dans son corps, et son corps souvent livré à la médecine, tandis que l'esprit lui, l'est aux machines à enseigner, machines qui ne sont plus machines dès lors que les enseignants y mettent leur science et surtout leur coeur. Les prothèses font donc partie des industries de l'avenir.\
A l'acharnement admirable que mettent les handicapés, - combien nous montrent l'exemple des vertus humaines de la résolution, de la volonté de surmonter son propre mal pour venir à l'aide des autres, de recommencer à vivre - à cela doit répondre vraiment l'effort de la nation. Vous l'avez dit tout à l'heure, on ne peut isoler ce problème scientifique et technique du problème social, des grands choix qui incombent à un pays responsable. Depuis les dispositions les plus simples et les plus évidentes de l'organisation de la vie dans la cité jusqu'aux dispositifs particuliers adaptés à chaque handicap, depuis la prévention jusqu'à la "réparation" pour reprendre le titre de l'exposition, c'est toute une panoplie de moyens qui doivent être mis en place. Certains de ces moyens relèvent de l'initiative publique, d'autres de l'initiative privée. Certains font appel à d'humbles techniques, pas très éloignées du levier d'Archimède, d'autres font appel aux avancées les plus audacieuses de la science. On peut faciliter la vie des myopathes. On peut espérer, très vite, par les progrès de la biologie, prévenir le risque de cette maladie génétique ou bien de quelques autres.
- Mais les drames individuels ne seront pas effacés comme par enchantement. Ce que l'on est en droit de vous demander, ce que vous êtes en droit de demander aux responsables de la vie publique, c'est au moins que chacun mette en oeuvre une solidarité active, que chacun préserve et améliore les lois sur lesquelles reposent la solidarité et la sécurité sociale. Eviter la mise en place d'une société pour soi où l'écart s'élargirait entre les mieux pourvus et les plus défavorisés £ bref que l'on soit capable de construire.
- Mesdames et messieurs, vous qui avez travaillé à cette exposition, vous apportez la démonstration dont je m'émerveille. Vous y croyez, c'est visible. Vous croyez à quoi ? Que notre société est faite pour vivre ensemble. Et sans doute êtes-vous habités aussi par ce vieux sentiment de la justice qui finalement sert de ciment à toute société capable de durer. Je voudrais ajouter un mot, à propos précisément d'un débat très présent, très actuel, - je dirai presque d'aujourd'hui ou d'hier - nous ne devons jamais oublier que l'être humain n'est pas un instrument. Ni la recherche de la vérité, ni le progrès scientifique ne doivent faire reculer cette certitude, cette valeur de civilisation. Plus l'homme est affaibli ou victime, plus il a besoin de voir ses droits défendus par des principes intangibles.
- La collectivité nationale doit alors se rassembler autour de certitudes qui refusent d'abaisser l'homme. Et celle-ci, celle à laquelle vous avez travaillé, celle à laquelle nous venons d'assister, c'en est une : la certitude que notre société reste apte à vaincre ses différences.\