28 janvier 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, lors de l'inauguration de l'Institut universitaire de technologie de Lens, sur le chômage et la formation des jeunes aux nouvelles technologies, jeudi 28 janvier 1988.

Monsieur le maire,
- Mesdames et messieurs,
- Voici la dernière étape de ce bref voyage dans le Nord et le Pas-de-Calais, voyage qui m'a conduit de Dunkerque ce matin jusqu'ici, après avoir visité également les débuts des travaux de l'eurotunnel à Sangatte, Saint-Omer et Béthune.
- Je souhaitais venir à Lens ou plutôt revenir. Je n'avais pas compté le nombre de visites dans cette commune mais mon ami André Delelis me l'a rappelé. Je suis venu assez souvent. J'ai pu mesurer l'avancée des désastres dans une époque antérieure. Je peux mesurer en dépit des grandes difficultés de cette lutte, la marche plus lente des progrès et pour beaucoup, dus à l'acharnement des élus régionaux, départementaux, municipaux qui ne sont pas prêts de lâcher, qui veulent maintenir, préserver, promouvoir.
- Voilà je suis également heureux, mesdames et messieurs, de vous rencontrer sous ce chapiteau. Ce ne sera pas pour un bien long discours car il faut que je rentre à Paris où j'ai une obligation qui m'y attend de caractère international. Mais j'ai assez de temps pour vous avoir aperçus dans une zone d'ombre en raison des éclairages un peu vifs que j'ai dans le regard, et je vous ai entendus si je ne vous vois guère. Ce que j'ai entendu et qui n'aura pas de réponse m'a tout de même montré, ce à quoi je suis très sensible, c'est-à-dire l'attachement de populations particulièrement représentatives du monde du travail.\
Je me suis arrêté avec André Delelis, au passage, dans un amphithéâtre où se trouvaient quelques dizaines des soixante-quinze étudiants de l'Institut universitaire de technologie de Lens qui commence et qui se demandent comment il continuera, faute d'avoir encore obtenu les garanties dont il a besoin et en particulier les garanties financières.
- Je leur disais "vous rendez-vous compte de votre utilité dans notre société. C'est vous qui allez nous sortir de la crise". Oui, pendant quelques années, il faudra que la France soit en mesure d'aborder la concurrence internationale, équipée avec les machines qui conviennent dont la première, la machine humaine, qui n'est pas qu'une machine, la ressource humaine qui vient de l'esprit. Dans ces instituts universitaires technologiques, c'est d'abord la société future.
- Je faisais cette constatation : ce sont dans les pays les plus évolués industriellement, - cela peut paraître un paradoxe dans une ville comme Lens - où il y a le plus d'automatisation, où les industries sont les plus sophistiquées - on dit la technologie de pointe - c'est là qu'il y a le moins de chômage £ c'est-à-dire que cela va exactement contre l'idée reçue qui voudrait que dès qu'apparaît une nouvelle machine, elle va provoquer le chômage à cause du vieillissement des autres machines. C'est vrai aussi, c'est vrai lorsque la société et ceux qui la dirigent ne comprennent pas en temps voulu leur devoir d'Etat qui consiste à réduire aux maximum le temps d'adaptation qui sépare une époque industrielle d'une autre. Eh bien, la crise c'est cela. Si une société n'a pas assez de souplesse et de rapidité et si ses dirigeants n'ont pas assez d'audace créatrice pour suivre exactement le progrès scientifique et technique, tout le temps qu'il faudra pour que cette société rattrape le temps perdu, cela s'appellera la crise.\
`Suite sur la situation économique`
- C'est le point où nous en sommes, en dépit des réels progrès accomplis au cours de ces dernières années, je ne dirai pas exactement à partir de quelle date car j'entrerai dans une querelle inutile £ j'observais déjà à Dunkerque, répondant à M. le maire de cette ville `Claude Prouvoyeur` qu'il fallait se garder de découper le temps en tranche, de distribuer le mérite selon le millésime. C'est vrai qu'il y a des périodes où les eaux sont un peu basses, sinon celle de l'intelligence du moins celles de la création. C'est vrai qu'il a des périodes où l'on sert plus aisément ceux qui sont déjà privilégiés plutôt que ceux qui n'ont rien. Et c'est vrai que d'autres existent heureusement où sans nuire, sans vouloir nuire à ceux qui détiennent le moyen de se développer, il convient de permettre aux autres, qui sont le plus grand nombre, de disposer du moyen de travailler, de s'élever, de s'accomplir.
- Faisons des constatations débarassées précisément de tout aspect polémique. Quelle est la réalité ? La réalité de la France, c'est que depuis le grand choc pétrolier suivi et accompagné des chocs sur le dollar - à la fois la monnaie et la matière première énergétique principale - c'est vrai que constamment le champ du travail et de l'emploi s'est dégradé, s'est rétréci. En 1974, il y avait 400000 chômeurs enregistrés, en 1976 il y en avait 800000 - le double -, en 1980 - 1981 il y en avait 1700000 - plus du double du chiffre précédent -, puisqu'entre 1981 et 1986, au rythme d'un peu plus de 100000 par an on est arrivé à 700000 de plus et puisque depuis 1986, il y en a encore 100000 de plus. Il ne faut pas se dorer la situation telle qu'elle est £ cela démontre que le mal était plus profond que prévu, que la société avait des lourdeurs et une absence d'imagination qui n'a pas pu être compensée avec l'accélération de la crise de 1974 à 1988 £ et chacun d'entre nous doit réfléchir à cette situation pour, si la volonté populaire devait conduire ceux-ci ou ceux-là aux responsabilités du pouvoir, pour qu'ils réfléchissent sur ce qu'il était bon de faire et sur ce qu'il était inutile d'accomplir. Il faut choisir la voie juste. Non seulement guérir le chômage mais également créer l'emploi.
- Il n'y a pas de discours qui pourra faire qu'aujourd'hui on puisse laisser croire que les emplois s'accroissent. Non, il ne s'accroissent pas. Sauf si on fait l'addition des stages non rémunérés qui ne sont pas des vrais métiers mais qui sont très utiles car il faut traiter socialement le chômage, et avec les travaux d'utilité publique on a largement commencé au cours des années précédentes, mais le traitement social nécessaire n'est pas suffisant, il faut le traitement économique. L'emploi a continué de se dégrader, c'est-à-dire qu'aujourd'hui, on perd encore des emplois si on fait la déduction des stages non rémunérés qui entrent - je ne sais par quelle opération - dans le calcul des statistiques.\
`suite sur la situation économique`
- Voilà la situation. On ne va pas dire c'est la faute d'un tel ou c'est la faute d'un autre, on va dire simplement, nous les Français, on va essayer de rassembler nos efforts et nos compétences pour modifier cette situation, pour rattraper le plus vite possible les quelques pays - il n'y en a pas beaucoup - qui se trouvent en avance sur nous, parce qu'ils ont plus vite réagi, parce qu'ils ont investi en temps utile, parce qu'ils ont fabriqué l'équipement dont on avait besoin, quand il le fallait. Tandis que nous, nous perdons beaucoup d'énergie et d'argent à rattraper le temps perdu, ce qui ne nous met pas en mesure de supporter dans les meilleures conditions la concurrence internationale.
- Or, il faut que cela soit fait le 1er janvier 1993, puisqu'il n'y aura plus de barrière à l'intérieur de la Communauté des douze pays d'Europe. Il faut donc que le pays dispose d'équipes dirigeantes, aptes à s'attaquer à ce problème, sans présomption, sans montrer du doigt les autres, sans dénoncer qui que ce soit, mais en tirant les conséquences et les leçons justes, d'une situation qui n'a que trop duré.
- Eh bien, parmi les réponses à apporter à ces questions, la première, elle est là : c'est la formation des hommes et des femmes, la formation d'abord des jeunes filles et garçons. Et la façon d'aborder le métier indépendamment des recherches fondamentales, c'est la technologie, l'apprentissage des technologies, la capacité donnée aux plus jeunes d'entre nous, de sortir de l'école et de l'université en possédant déjà la maîtrise d'un métier. Et d'un métier moderne £ les métiers que l'on fait, les métiers que l'on pratique. Pas nécessairement les métiers qui n'ont plus de raison d'être. Que ce soit heureux ou malheureux, c'est ainsi que vont les choses. Nous devons être capables de répondre à l'arrivage massif des marchandises, des biens japonais, capables de résister à la puissance américaine ou au dynamisme allemand.
- Or nous en sommes capables. Nous sommes aujourd'hui, quand même, l'un des premiers des cinq premiers pays du monde, sur le -plan économique et industriel. Je le disais, tout à l'heure à Béthune, ne nous laissons pas aller à un discours exagérément pessimiste. Il y a des ressources en France. Et d'abord la ressource humaine. Et si ces jeunes gens sont formés aux métiers qu'ils vont devoir faire, alors ils s'apercevront, et on s'apercevra, que du progrès technique sont nées, et vont naître, une infinité de professions, qui feront appel à l'intelligence et à la connaissance, au savoir, avec un maniement manuel, qui ne correspondront que de fort loin à celles que l'on a connues dans une ville comme Lens, dans un passé récent.
- A la fois, il ne faut pas laisser tomber ce qui peut survivre des anciennes industries et il faut tout de suite aborder courageusement les domaines des nouvelles industries. Et cela ne sera possible que si nous disposons de la main d'oeuvre formée, riche d'intelligence et de capacité créatrice. Et les instituts technologiques sont faits pour cela.\
Je ne suis pas en train de dénifir un programme, vous imaginez ce que l'on dirait, une fois que je serais assis là, ... pas du tout. Je ne cherchais pas spécialement à parler pour moi, ou pour ceux qui me sont chers. Je veux parler pour la France, qui m'est chère aussi. Et dire à quiconque sera appelé à gouverner, que si la priorité des priorités, - ce sont des termes dont on abuse mais je les dis en connaissance de cause - c'est la recherche scientifique et technique, ce qui en découle aussitôt, c'est de disposer des établissement de formation, des établissements scolaires et universitaires, qui mettront en pratique les découvertes de la science et les merveilles de la technique.
- Quand on a dit ça, on dit alors : on parle comme tout le monde, parce que c'est vrai, que ces termes, "formation", fleurissent dans toutes les bouches. Très bien, je m'en réjouis. Si c'est une idée commune à toutes les formations politiques, c'est une excellente chose. Mais alors, qu'on aligne des actes sur les paroles.
- Et je suis vraiment très triste lorsque je vois, par exemple, de quelle façon ont été sacrifiés des projets, et des financements, prévus pour le développement universitaire, scolaire, technique de la région Nord-Pas-de-Calais. C'est vraiment un domaine, l'école, à la porte duquel devrait cesser les rivalités stériles. Chercher à marquer un avantage, ou à punir d'autres succès, s'arroger le droit de tailler en pleine chair la France, pour des raisons subalternes, ce n'est pas digne. Et je suis sûr que les paroles que je prononce seront entendues de tous côtés, si je ne suis pas aussi sûr, bien entendu, qu'ayant été reçues, elles seront appliquées.
- Mesdames et messieurs, cela dépend plus de vous que de moi. Il y a, heureusement en France, beaucoup de gens qui sont capables de servir leur pays. Alors, je ne m'engage pas dans ce type de discussion, vous le savez bien. Ni en janvier, en tout cas, ni en février.
- Qu'est-ce que vous voulez, mesdames et messieurs, il faut bien qu'il y ait quelqu'un - en tout cas, celui qui a été désigné pour cela - qui pendant que se déroulent les débats normaux en toute démocratie, oui, normaux, surtout à la veille d'une élection importante, il est quand même important qu'il y ait quelqu'un qui garde l'Etat.
- Mais, je ne dis pas cela dans un esprit critique. Non, c'est ma fonction. Je ne fais que ce que je dois. Donc, je laisse tout autre citoyen agir comme il estime devoir agir. Nous avons tous mission d'aller vers les Françaises et les Français, pour leur dire ce que nous pensons. Quels que soient ces citoyens, l'engagement civique veut que nous servions notre pays en disant notre vérité. Et la vérité de la France, elle est sans doute la somme de toutes ces vérités individuelles.
- Je souhaite donc qu'une ville comme Lens soit véritablement dotée de l'équipement dont elle a besoin. Je l'ai dit aux étudiants, tout à l'heure : formation, modernisation, si vous réunissez ces deux pôles, vous aurez préparé pour la France de la fin de ce siècle, une génération puissante, maîtresse des secrets de la matière, capable de promouvoir toutes les richesses de l'esprit. Et ce que je sais des Français me laissent penser qu'ils seront alors parfaitement capables, non seulement de supporter, mais de dominer les concurrences. C'est donc un acte de foi, en même temps que d'espérance, que j'exprime ici, dans les chances de la France.\
Je ne vous en dirai pas plus, il faut que l'on se sépare. Vous avez eu la gentillesse, comme cela, de vous rassembler pour quelques moments, sous ce chapiteau et en dehors de ses limites. Moi-même, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je termine un voyage rapide, dans votre région.
- André Delelys a lui-même signalé l'importance que revêtait désormais pour Lens, et pour l'ensemble des cités des environs, à 20, 30 ,40 ou 50 kilomètres, et même davantage, l'importance des initiatives qui ont abouti à la création du tunnel, de l'eurotunnel, que j'ai l'orgueil d'avoir signé et engagé, en compagnie du Premier ministre de l'époque, Pierre Mauroy, et d'avoir signé dans votre ville capitale régionale, Lille, il n'y a pas si longtemps. Et puis le TGV, dont nous avons décidé le principe, qui vient de voir définir son tracé. Dans la perspective du marché ouvert de 1993, voilà une région, la vôtre, qui va se trouver au coeur de l'Europe, non pas en bout de course - la dernière falaise avant la mer et l'océan - non, dans l'un des centres vitaux de l'Europe à venir.
- Eh bien, croyons, mesdames et messieurs et chers amis, dans les chances de la France et servons-les là où nous sommes.
- Mes devoirs sont particuliers. Ils ne peuvent pas être, exactement au même moment du moins, partagés. J'en ai conscience et je m'efforce de les assumer pour le meilleur service de la France. Mais chacun d'entre vous, chacune d'entre vous, a son propre devoir. Nul n'y échappe. Et vous qui participez à des réunions de ce genre, je sais que vous en avez plus conscience que d'autres.
- Nous sommes ici dans un IUT £ remercions l'Université qui assume cette charge, ses dirigeants, ses enseignants. Encourageons ces élèves, vos fils et vos filles. Travaillons à la réussite de notre vie municipale, comme le fait le maire de cette commune et combien d'autres qui sont ici même, et croyons aux chances de la France. Je l'aurai dit quatre ou cinq fois au cours de cette journée. C'est le mot d'ordre que je lance.
- Vive la commune de Lens,
- Vive la République,
- Vive la France.\