21 janvier 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Discours de M. François Mitterrand, Président de la République, sur les conclusions de la conférence des lauréats du Prix Nobel, concernant notamment l'aide au développement, le désarmement et les droits de l'homme, Paris, Palais de l'Élysée, jeudi 21 janvier 1988.

Je vous remercie, cher Elie Wiesel, de vos paroles au ton si juste et qui nous apportaient ici les informations nécessaires sur les résultats de vos travaux.
- Merci monsieur Samuelsson pour ces paroles ajoutées et spontanées qui me vont droit au coeur puisque vous vous êtes fait l'interprète de celles et de ceux qui ont pris part à ces délibérations à Paris depuis déjà trois jours, apportant à la France, à mon pays, une contribution inestimable. Vous avez fait honneur à la France, et la France était heureuse de vous avoir chez elle.
- Mesdames et messieurs, il n'est pas facile de conclure une telle réunion, tant de questions capitales ont été soulevées, tant de portes ouvertes sur l'avenir qu'il faudrait pour clore ces trois jours plutôt des points de suspension qu'un point final... Mais il faut bien se séparer. Je vous redirai ma reconnaissance. Ce n'est pas, croyez-le, un simple remerciement de politesse. C'est du fond du coeur et de l'esprit que je vous dis merci. Du fond du coeur, parce que ma confiance dans les chances de l'homme sort fortifiée de vos débats. Quant à l'esprit, je n'ai pas besoin de vous dire combien vous l'avez nourri. Vos recherches vous ont menés à des conclusions, que j'entends retenir, et mettre en oeuvre pour qu'elles a aboutissent.
- Elie Wiesel a remarquablement repris les points forts de vos discussions. Je ne recommencerai pas l'énumération. Je m'arrêterai ici sur ce qui, du point de vue du responsable politique que je suis et de l'action à mener, me paraît essentiel.\
Vous nous avez d'abord rappelé un fait premier qui n'est banal qu'en apparence : nous sommes les membres d'une communauté unique qui a pour nom l'espèce humaine, et dont l'avenir s'affirme indivisible. A tous les étages de la vie, qu'il s'agisse de l'écologie, de l'économie, de la santé, cette communauté de destin est un fait. Nous devons maintenant le traduire en un fait de culture, l'assumer délibérement dans ce que j'appellerai une politique de la vie.
- L'écosphère est un tout. Lequel de nos pays pourrait se croire protégé des menaces qui pèsent sur les forêts et donc sur les climats et les agricultures du monde ? On peut encore tenir pour négligeable l'amenuisement de la couche d'ozone en haute altitude polaire ? ou la pureté de nos sources, de nos rivières et de nos fleuves, dont l'eau féconde notre équilibre et nos travaux ?
- L'économie est un tout, comme on le constate avec les krachs et les ruptures économiques, financiers et boursiers, avec les flux et reflux de l'énergie et comme on le perçoit dans les enchaînements tragiques du sous-développement.
- La paix est un tout, quand on sait, comme vous, qu'elle n'est pas séparable de la justice sociale, de la croissance économique et du respect des droits de l'homme.
- La santé est un tout. Quand un enfant meurt au loin, dans le coin le plus reculé, ce sont tous les enfants de la terre, et les nôtres, ici, en Europe ou aux USA ou ailleurs qui sont eux-mêmes frappés. Le monde meurt de la mort d'un seul.
- Voilà des faits qui marquent la conscience. Il est temps que cette solidarité fondamentale qui unit tous les cantons de la planète se reflète dans la conscience de ceux qui auront à construire le XXIème siècle.\
"Une société n'est que la somme de ce qu'elle a pu enseigner à sa jeunesse" disait l'un d'entre vous. Votre groupe "Culture et Société" s'est accordé pour sa part sur la priorité à donner à l'éducation, et c'est William Golding qui a lancé l'idée qu'il conviendrait d'enseigner dans toutes les écoles du monde une même histoire, notre histoire, pour aiguiser ce sentiment d'appartenance a une commune humanité, embarquée sur une même planète et dans le même espace. Ce socle de mémoire universel n'est évidemment pas exclusif des histoires propres à chaque pays, à chaque continent, chaque religion, chaque culture. Je souhaite à cet égard que l'UNESCO, puisque telle est sa mission définie par la charte qui l'a créée, prenne sans tarder l'initiative de concevoir et d'écrire cette histoire pour les jeunes.
- Ce n'est pas là une ambition démesurée. L'un des vôtre, auquel on demandait dans quelle université, dans quel laboratoire il avait appris l'essentiel, eut la sagesse de répondre : "Au jardin d'enfants" et cet enseignement se résumait ainsi : "partage ce que tu as avec tes camarades. Ne prends pas ce qui ne l'appartient pas. Mets de l'ordre dans tes affaires. Lave-toi les mains avant de manger. Excuse-toi quand tu as fait du mal. Repose-toi après le déjeuner. Ouvre-bien les yeux sur la nature qui t'entoure". Et, il ajoutait : "au fond, tout ce que j'ai su des hommes, c'est là que je l'ai appris".\
Messieurs, mesdames,
- J'ai été frappé par l'insistance que vous avez mis à souligner - en tête des ménages du 21ème siècle - la disparité, le fossé existant entre le nord et le sud. C'est depuis longtemps l'une de mes préoccupations essentielles. Ce que vous avez dit me confirme dans l'idée qu'il y a une priorité capitale pour l'action politique économique et culturelle.
- Entre 700 et 800 millions d'êtres humains sont à l'heure où je vous parle, menacés de mourir de faim. Le tiers monde abrite, si j'ose dire, 450 millions d'handicapés, 80 millions d'aveugles. 40000 enfants meurent chaque jour de faim ou de maladies dont on connaît les vaccins. Et en Inde même, cet immense pays qui a fait des progrès si considérables, si exemplaires, dans l'agriculture comme dans l'éducation, le jour de la catastrophe du Bhopal, il y eut ce jour-là plus d'enfants morts du fait de l'absence de vaccins que de victimes de la contamination chimique. Je sais bien qu'il n'y a pas d'arithmétique du malheur, mais puisqu'il s'agit de chiffres, je voudrais évoquer le problème de la dette du tiers monde, et d'abord le terrible constat : ce ne sont pas les pays du Nord qui contribuent à financer les pays du Sud mais l'inverse.
- La Banque mondiale vient de le confirmer : en 1987 comme en 1986 les "transferts nets" des pays du sud vers les pays du nord ont atteint près de 30 milliards de dollars. Bien sûr, il n'y a pas de solution simple au problème de l'endettement, et on ne peut rayer d'un trait de plume l'ensemble des dettes contractées. Mais comment ne pas insister une fois de plus sur la nécessité de partager le fardeau entre pays créditeurs et pays endettés. Comment oublier que derrière ce que l'on appelle pudiquement "le processus d'ajustement" des économies des pays endettés se cache tout un cortège de sacrifices qui conduit ceux qui n'ont rien à se priver encore davantage. C'est pourquoi vous pensez le moment venu de réunir une conférence mondiale sur la dette, dont l'objet serait de se pencher non seulement sur le règlement de l'endettement passé, mais aussi sur les moyens de dégager les crédits nouveaux indispensables au développement futur des pays en voie de développement. J'ai à ce propos demandé au nom de la France la tenue d'une conférence spéciale pour l'Afrique, le continent le plus atteint. Le principe en a été accepté mais rien n'a suivi.
- Je me permets également de vous indiquer que mon pays est celui des grands pays industrialisés qui accomplit le plus grand effort, puisque sa contribution au développement du tiers monde se rapproche des 0,7 % de produit national brut réclamés par les institutions internationales, loin devant quelques-unes des plus riches nations du monde.
- Au centre de vos préoccupations, la croissance de la population mondiale invite aussi à réfléchir.
- Faut-il vous rappeler que l'Indonésie compte déjà autant de jeunes qui ont moins de quinze ans qu'en ont l'ensemble des pays qui forment l'Europe des Douze ? Qu'il en ira bientôt de même pour le Bangladesh ou le Nigéria ?
- Vous avez eu raison de dissiper une idée quelque peu superficielle : les progrès de la médecine ne sont pas un facteur d'aggravation de la pression démographique. On observe, au contraire, vous l'avez rappelé, que le taux de natalité baisse au fur et à mesure que baisse le taux de mortalité infantile, au fur et à mesure que s'améliorent les conditions de santé et d'éducation des deux sexes. Nous n'avons, sous cet angle, rien à craindre mais tout à espérer du progrès scientifique.
- Bref, la priorité au développement est devenue, d'un point de vue planétaire, pour le nord comme pour le sud, une question de survie. A cet égard, j'ai noté avec satisfaction l'approche à la fois audacieuse et réaliste, espérons-le, de notre ami Willy Brandt, suggérant d'associer l'Est et l'Ouest dans la création d'un fonds de développement pour le tiers monde.\
Le désarmement et le développement sont liés. A jamais. Qu'on le veuille ou non. Cependant je n'attends pas de soudains élans de charité qui saisiraient les responsables du monde entier et changeraient soudain les budgets militaires en fonds de recherche.
- Je parle des raisons et des moyens de faire la guerre. Plus s'accroissent les déséquilibres entre le Nord et le Sud, plus se multiplient les raisons de faire la guerre, toutes les guerres, les guerres classiques, celles que le Nord a oubliées car elles ne frappent depuis 40 ans que le sud, les guerres nucléaires, celles dont le nord se croit protégé derrière les barrières de missiles, mais aussi les guerres souterraines, les guerres du terrorisme qui menacent n'importe où, à toute heure, n'importe lequel d'entre nous. Et plus s'amoncellent les armes, plus nombreuses se répandent les tentations de la folie. C'est ce qui m'avait amené, en 1983, du haut de la tribune des nations unies à proposer au nom de la France que se réunisse au plus tôt à Paris une conférence sur la liaison entre désarmement et développement. Elle a eu lieu. Ce n'était qu'un premier pas. Il faut poursuivre et, ce disant, je m'adresse d'abord aux deux principales puissances militaires, dont le niveau d'armement dépasse, et de beaucoup, les besoins de leur défense, ce qui n'est pas le cas de mon pays. Les derniers accords, mais ils sont aussi les premiers, sur la réduction effective des arsenaux nucléaires `FNI` entre les deux grands, sont à cet égard encourageants. Le désarmement sans développement n'est qu'une prémisse, le développement sans désarmement n'est qu'un sursis.\
L'un d'entre vous a eu cette formule : "les droits de l'homme commencent au petit déjeuner". Vous conviendrez qu'ils n'y finissent pas. Qu'il s'agisse des droits traditionnels, civiques et politiques, des droits économiques, sociaux, culturels, encore bien lointains pour plusieurs milliards d'êtres humains, qu'il s'agisse des nouveaux droits, des nouvelles responsabilités créées par les progrès de la science - je pense bien sûr à la bioéthique - ils sont indivisibles et universels. Universel comme la souffrance des hommes. J'ai parlé il y a peu du devoir d'ingérence humanitaire dans les situations d'extrême urgence, tant il est vrai qu'aucun Etat ne peut être tenu pour le propriétaire des souffrances qu'il engendre ou qu'il abrite.
- Au moment où nous nous réunissons, nombreux sont les pays où la guerre étrangère fait rage et dans lesquels les conventions de Genève ne sont pas ou ne sont que partiellement appliquées. Respecter l'ennemi tombé n'est pas seulement une exigence du droit international : c'est également répondre devant la communauté mondiale aux impératifs de la conscience. Nombreux sont les pays où les guerres civiles engendrent les plus grands malheurs quand il ne s'agit pas de luttes ethniques de ségrégation légale ou de fait, ou d'élimination des minorités. Je ne puis m'empêcher de penser en cet instant à l'apartheid d'Afrique du Sud, au drame palestinien, aux déchirements du Liban, aux affrontements sanglants du Sri-Lanka, aux peuples réfugiés hors de chez eux, ou chez eux dominés, écrasés, vidés d'existence propre, sans omettre le silencieux écrasement de tant de communautés coupées de toute main tendue.
- Sans méconnaître l'action des institutions internationales, je veux saluer ici l'action des organisations non gouvernementales : là où les premières sont souvent paralysées par des considérations diplomatiques ou politiques, les secondes ont un rôle irremplaçable de détection, d'alerte, de mobilisation. A elles d'organiser, selon la forte formule que vous avez utilisée, "La mobilisation de la honte", lorsqu'elle est nécessaire.
- La tolérance est plus nécessaire que jamais lorsque reviennent au premier -plan les fanatismes idéologiques, nationalistes ou religieux. Que l'an 2000 n'amène pas, selon le beau mot de Wole Soyinka de nouvelles épidémies d'irrationalité avec leurs cortèges d'exclusives et de deuils. Puisse en l'an 2000 les hommes distingués entre leurs pairs et de quelque origine qu'ils soient, être en mesure de participer à une réunion comme celle-ci. La tolérance n'est pas seulement un idéal, mais aussi une nécessité dans un monde moderne que menace chaque jour davantage la suppression des différences et des originalités. Je pense ici à ce qu'écrivait un poète français : "l'ennui naquit un jour de l'uniformité". Les biologistes nous ont appris que cette uniformité-là aurait des allures de mort. La France s'est montrée, je le crois et de tout temps, plus ouverte que d'autres aux cultures du monde - permettez-moi cette réflexion - Eh bien ! c'est parce qu'elle ne doute pas de son identité, ni de sa propre culture, ni de son propre langage. Parce qu'elle a confiance en son destin. Comment accéder à l'universel sans être d'abord soi-même ? Encore vois-je aussi nos défaillances, et les leçons des autres qu'il nous reste à apprendre.\
Résumons-nous. D'ici la fin du siècle, il nous faudra faire face, en priorité, aux problèmes suivants : le développement et le désarmement, comme vrais facteurs de sécurité £ le fardeau de la dette, intolérable aux économies autant qu'aux peuples du tiers monde : la force de la tolérance face à la montée des fanatismes £ l'approfondissement et l'ouverture des systèmes nationaux d'éducation. D'ici la fin du siècle, au fond, il reste douze années, la question à trancher sera de savoir : "qui a peur de l'intelligence ? Qui a peur de la connaissance ?" Si j'ai souhaité avec Elie Wiesel et quelques autres cette réunion et si je crois les résultats réellement utiles, c'est qu'ils me confirment dans la conviction que la création de l'homme, plutôt par l'homme de son destin, dépasse les simples péripéties de l'action, éclaire même et dirige des grands choix politiques, car la politique ne se réduit pas aux petites phrases, aux affrontements électoraux si nécessaires à la démocratie. Elle consiste à faire en sorte qu'une communauté humaine, placée devant les bifurcations fondamentales de son avenir, prenne le chemin de l'espérance, de l'accomplissement des possibles, plutôt que le chemin du rétrécissement, du repli sur soi, de la peur, du déclin.
- Vous avez contribué à explorer les voies d'un nouvel humanisme. Il se définit, si je vous ai bien compris, comme une nouvelle alliance entre l'homme et la nature, entre l'universel de la science et la multiplicité des civilisations, entre la solidarité essentielle de l'espèce et le respect des différences. Ce sont de bien grands mots, direz-vous. Mais cet humanisme-là - qui est lui-même un mot dont la définition méritait d'être précisée - commence avec la lutte quotidienne contre le racisme et contre la maladie, pour le partage du savoir, pour le partage des richesses. A l'horizon du siècle prochain, le progrès a pour moteur ce développement des connaissances qui comporte en définitive et si nous savons rester vigilants - et il faut en convaincre les autres - beaucoup plus de promesses que de menaces. Le responsable politique doit pour cela se poser et vous poser - c'est ce qui vient d'être fait - des questions.
- J'ai pris part pendant quelques temps ou plutôt comme auditeur silencieux au débat de l'une de vos commissions qui traitait de l'ingénierie génétique. Ces questions croyez-moi ne doivent pas pour l'instant constituer un frein ou une limite pour le travail propre du savant. Lorsque vous serez en condition vous, généticiens et biologistes, de manipuler le génôme humain et de transformer son patrimoine héréditaire, alors qui ne donnerait raison au professeur Dausset, quand il dit que l'homme est un sanctuaire pour l'homme. Je le pense pour ma part.
- Les propos que j'ai entendus m'ont aidé, m'aideront. Ils devront être communiqués à beaucoup d'autres. Il est bon que de grands moyens médiatiques français nous l'aient permis.
- Tous les Français sauront que, grâce à vous, on a quelque peu débroussaillé quelques sentiers du prochain millénaire. Vous-mêmes, ou nos enfants et les enfants de nos enfants, les explorerons ensemble, avec une foi partagée dans les promesses de l'histoire. Que vous y ayez contribué, mesdames et messieurs, mérite une fois de plus la gratitude. Soyez-en remerciés.\