18 janvier 1988 - Seul le prononcé fait foi
Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée au journal ouest-allemand "Die Welt" le 18 janvier 1988, notamment sur la coopération économique et militaire franco-allemande.
QUESTION.- Je voudrais vous poser une question au sujet des relations franco-allemandes à la veille du 25ème anniversaire `du Traité de l'Elysée` : d'après vous est-ce que la France, Marianne, et l'Allemagne sont fiancées ou mariées ?
- LE PRESIDENT.- Fiancées ? Non. Mariées bel et bien depuis trois décennies. Avec deux témoins, la Communauté européenne et l'Alliance atlantique. Puis elles sont passées chez le notaire en 1963, pour le contrat. Vingt-cinq ou trente ans au regard de l'Histoire, c'est plutôt un jeune couple !
- QUESTION.- Quel est l'élément le plus important dans ce mariage franco-allemand ?
- LE PRESIDENT.- L'amitié est venue cimenter ce qui, au début, était commandé par la nécessité.
- QUESTION.- D'après vous, quels sont dans ce bilan de vingt-cinq années les pierres fondamentales ?
- LE PRESIDENT.- La relation Monnet - Schuman - Adenauer, les traités communautaires d'avant 1960 et surtout le Traité de Rome, puis le Traité de l'Elysée de 1963 signé par le général de Gaulle et Conrad Adenauer et la mise en oeuvre vingt ans plus tard de ses dispositions militaires, la création du SME à l'initiative de M. Giscard d'Estaing et de M. Helmut Schmidt, l'amorce d'une défense et d'une politique monétaire communes. Sans oublier les signes, les symboles, comme le furent les voyages de Conrad Adenauer à Reims, du général de Gaulle en RFA, et la venue du Chancelier Kohl à Verdun en 1984. Les Allemands ont leurs qualités, les Français en ont d'autres. La preuve est faite que ces qualités sont complémentaires.
- QUESTION.- Malgré ce rapprochement ou cette amitié profonde qu'on vit aujourd'hui, il y a tout de même parfois la crainte en France, aussi en Allemagne, que les Allemands aient tendance ou certains Allemands aient tendance à marcher vers le neutralisme. Est-ce que cela pourrait nuire ou détruire l'amitié franco-allemande ?
- LE PRESIDENT.- D'abord, une réflexion. Si nous parlons d'amitié, il ne s'agit pas de déverser des flots sentimentaux. Cependant, quand on interroge les Français dans les sondages sur leurs préférences internationales, ils placent en premier les pays francophones - type Belgique ou le Québec - mais au même rang, les Allemands. Cela prouve que ce sentiment récent, mais qui n'a pas varié depuis lors, a pris corps.
- Quant au neutralisme supposé, il serait certainement une cause de crise. Mais de même que les Allemands doivent s'habituer à considérer que les Français ont une situation géographique, une histoire et des intérêts différents des leurs, de même les Français doivent comprendre que l'Allemagne, placée entre le monde soviétique et la France, en bordure de l'Europe occidentale, est naturellement conduite à regarder aussi à l'Est. Tout dépend de la hiérarchie de ses choix. Si l'Allemagne fédérale, comme je le crois, est carrément engagée dans la construction européenne, pourquoi n'aurait-elle pas à remplir un rôle spécifique, conforme à sa réalité historique ? Ne confondons pas ces préoccupations obligées avec le neutralisme. Même alliance, même Europe, même systéme démocratique, et je l'espère même avenir, nos liens sont solides. Et s'ils ne le sont pas suffisamment, notre devoir est de les renforcer au plus vite.\
QUESTION.- Parlons un peu de la structure des relations franco-allemandes. Quelles seront, à votre avis, les priorités nécessaires dans les prochains 25 ans ?
- LE PRESIDENT.- Continuer. Aller plus loin, notamment dans les domaines de la défense et de la monnaie, ceci ne pouvant se réaliser que par une approche politique, diplomatique, économique, harmonisée et, sur certains points, unifiée. C'est pourquoi la défense sera à l'ordre du jour de la célébration prochaine du Traité de l'Elysée. C'est pourquoi la création d'un conseil économique et financier et l'institution d'une banque centrale européenne s'imposeront.
- QUESTION.- Vous avez dit une phrase très importante pour les Allemands "la séparation des Allemands est au fond artificielle". Vous avez dit que quand les missiles à moyenne portée seront retirés de l'Europe de l'Ouest, les Russes seront beaucoup plus forts sur le -plan des armes conventionnelles. Est-ce que cela signifie pour vous que la réunification des deux Allemagnes s'achèvera uniquement dans le sens communiste ?
- LE PRESIDENT.- Le mot artificiel est peut-être inexact. Je dirai plutôt une séparation de circonstance. La ligne de partage résulte du rapport de forces établi à la fin de la dernière guerre. On doit tenir compte de cette réalité. Je souhaite que l'on sorte un jour de l'Europe de Yalta, mais comme le processus doit être à la fois pacifique et démocratique cela exigera temps, patience et ténacité.
- QUESTION.- La deuxième question porte sur la conséquence de l'accord, si les missiles de moyenne portée sont retirés de l'Europe de l'Ouest...
- LE PRESIDENT.- L'accord est déjà acquis entre Américains et Soviétiques. Je l'approuve. Qu'est-ce qui vous inquiète ?
- QUESTION.- Que la réunification se déroule peut-être pour les deux Allemagnes dans le sens des Russes qui sont les plus forts et que la réunification s'achève uniquement au profit des communistes.
- LE PRESIDENT.- Je trouve ce raisonnement très, trop rapide. L'accord sur les forces nucléaires intermédiaires n'esquisse en rien le sort futur des deux Allemagnes, qui pose une infinité d'autres problèmes et d'une autre envergure.
- QUESTION.- Vous croyez que la force conventionnelle russe n'est pas assez forte pour faire suffisament pression sur l'Allemagne de l'Ouest et la faire glisser effectivement dans le neutralisme.
- LE PRESIDENT.- Je ne connais pas la capacité de résistance des Allemands aux tentations auxquelles on pourrait les soumettre mais je leur fais confiance. Quant aux forces conventionnelles, commençons par équilibrer l'Est et l'Ouest en ce domaine. Le désarmement n'a de sens que s'il accroît la sécurité. La négociation conventionnelle est l'indispensable condition d'un désarmement facteur de paix.
- QUESTION.- Comment ?
- LE PRESIDENT.- Les diplomates en discutent. L'accord sur les forces nucléaires intermédiaires, c'est un progrès. Mais ce progrès serait incomplet s'il n'était pas suivi par d'autres accords. Je viens de le dire au sujet des forces conventionnelles.\
QUESTION.- La France a souligné plusieurs fois à l'occasion de la visite de M. Honecker à Paris que le mur de Berlin devait disparaître.
- LE PRESIDENT.- Jusque là on n'avait pas eu l'occasion de l'exprimer directement devant le Président de la République démocratique allemande. C'est chose faite.
- QUESTION.- Mais si, dans cette situation actuelle, si le mur tombe, cela peut provoquer que beaucoup d'Allemands de l'Est prennent la fuite pour s'établir à l'Ouest. Pouvez-vous imaginer que l'autodétermination pourrait être un moyen pour...
- LE PRESIDENT.- Il est juste qu'un peuple décide lui-même de son destin. L'autodétermination devrait être une loi universelle.
- QUESTION.- Est-ce que vous estimez que M. Honecker est l'homme d'Etat avec lequel on peut discuter cette question de l'autodétermination ?
- LE PRESIDENT.- J'ai rencontré en M. Honecker un homme de valeur et d'autorité. Mais ce sujet n'a pas été discuté entre nous.
- QUESTION.- Vous avez énoncé tout à l'heure le mot Yalta, le Sommet de Washington entre Reagan et Gorbatchev n'a-t-il pas éveillé chez vous un soupçon de nouveau Yalta ?
- LE PRESIDENT.- Non. L'une des conséquences de la dernière guerre est que l'Union soviétique et les Etats-Unis d'Amérique, devenues les deux principales puissances du monde sont aujourd'hui surarmées, surtout en matière nucléaire. Il ne s'est pas agi à Washington d'un nouveau partage de l'Europe mais d'un nouvel équilibre militaire à un niveau plus bas qu'auparavant. C'est aller dans le bon sens.
- On a dit : "quand les Russes et les Américains ne s'entendent pas c'est grave £ quand ils s'entendent c'est pire". J'aimerais que l'Europe fasse autre chose que gémir.
- QUESTION.- Justement, l'autre jour M. Hernu a dit à la télévision que l'Allemagne devrait se rapprocher de la position française et sortir un peu de l'OTAN, c'est-à-dire agrandir un peu le costume trop juste de l'OTAN. Vous êtes du même avis ?
- LE PRESIDENT.- Aux Allemands, je le répète, de se déterminer eux-mêmes. Quoi qu'il en soit, la France, tout en demeurant un allié loyal, ne reviendra pas dans le commandement intégré de l'OTAN. Je ne pense pas que le problème consiste pour l'Allemagne à choisir entre deux protections, l'une américaine, l'autre française. Elle doit pouvoir compter sur l'Alliance, donc sur tous ses alliés.\
QUESTION.- Il y a des opinions en France qui disent : il faut rendre véritablement effectif le travail de la brigade franco-allemande, il fallait suivre l'exemple français et faire sortir les unités militaires allemandes de l'OPES ?
- LE PRESIDENT.- La brigade disposera forcément d'un statut spécial. C'est une unité encore réduite mais son développement pose en effet le problème que vous évoquez. On le règlera.
- QUESTION.- Il y a une coordination entre l'Etat-major français et certaines unités de l'OTAN.. Est-ce que ces accords pourraient être exemplaires pour une..
- LE PRESIDENT.- Je ne fais pas de prosélytisme. Et coordination ne veut pas dire intégration. Il est évident que la sécurité de l'Allemagne fédérale passe d'abord par l'Alliance atlantique. La difficulté vient de ce que son principal allié en Europe, la France, n'a pas le même statut à l'intérieur de cette alliance. Mais ce n'est pas insurmontable, heureusement !
- QUESTION.- Dans cette collaboration franco-allemande, la France a stationné ses troupes en RFA comme partenaires. Est-ce que vous trouvez l'idée absurde de stationner un jour des troupes de partenaires allemands réciproquement en France sur le sol français. Par exemple, la France donnant une base aérienne pour l'armée de l'air de la RFA qui n'a pas assez d'espace pour des manoeuvres ou bien un porte-avions commun avec, par exemple, les mots Douaumont ou Verdun ?
- LE PRESIDENT.- L'armée française se trouve en Allemagne fédérale depuis 1945 au titre des accords quadripartites, puis, depuis 1955, à celui des accords de Paris, en tant que force alliée. Sa présence est, aujourd'hui considérée par la plupart des Allemands et par le Gouvernement fédéral comme une utile garantie. Je ne vois pas, puisqu'on aura des troupes communes à terre, pourquoi on n'en aurait pas sur mer.
- QUESTION.- Un porte-avions nucléaire ?
- LE PRESIDENT.- Dans l'-état actuel des choses, il n'est pas concevable que l'Allemagne fédérale, pas plus qu'aucun autre pays, y compris les Etats-Unis d'Amérique, puisse prendre part à la décision et à l'emploi de l'arme nucléaire française. On peut faire beaucoup d'autres choses, se concerter, se prévenir. Mais la décision et l'emploi du nucléaire relèvent par essence de l'autorité nationale.
- QUESTION.- La coopération franco-britannique ?
- LE PRESIDENT.- Il en va de même. Nous avons des relations étroites. On peut imaginer des armements communs. Mais, j'insiste, on ne peut disposer de l'arme nucléaire que pour les intérêts nationaux extrêmement précis.
- QUESTION.- En Allemagne, on se fait parfois la remarque que, effectivement, l'arme nucléaire est une arme souveraine et que, peut-être, on n'a rien à dire là-dessus.
- LE PRESIDENT.- La -nature et les effets d'une guerre nucléaire obligent à raisonner autrement qu'aux époques précédentes. L'appréciation d'un pays sur les intérêts vitaux et sur la manière de les sauvegarder ne peut dépendre que de lui.
- QUESTION.- Oui. Justement, il y en a qui se disent qu'en cas d'attaque, si la France qui a la clé de l'arme nucléaire riposte, l'attaquant ne saurait pas d'où est venue cette bombe, parce qu'elle ne porterait pas les couleurs du drapeau. Est-ce que la souveraineté, dans ce cas-là, ne joue pas un peu sur le dos des autres ?
- LE PRESIDENT.- Notre arme nucléaire s'inscrit dans une stratégie de dissuasion, c'est-à-dire qu'elle a pour objet d'empêcher la guerre et non de la gagner. Si, par malheur, la dissuasion ne jouait pas, l'agresseur saurait sans nul doute d'où viendrait l'ultime avertissement annonçant la riposte devant une menace certaine.
- QUESTION.- L'adversaire pourrait ne pas savoir si c'est Français, ou de l'OTAN.
- LE PRESIDENT.- Au-delà des interrogations de l'adversaire, quand on est alliés, on l'est pour le meilleur et pour le pire.\
QUESTION.- J'ai une autre question en ce qui concerne l'escalade de l'armement. Moscou a menacé dernièrement d'une escalade de l'armement au cas où la France replacerait les Pershing.
- LE PRESIDENT.- Je ne vois pas de quoi vous parlez £ l'Union soviétique n'a menacé la France de rien du tout.
- QUESTION.- Non, Moscou a menacé £ je veux dire Moscou a menacé d'une escalade de l'armement au cas où la France essaierait de remplacer les Pershing II avec ses propres armes nucléaires.
- LE PRESIDENT.- M. Gorbatchev qui m'écrit et m'envoie des messages ne m'a pas dit cela.
- QUESTION.- C'est M. Victor Karpov qui a dit ça dans la presse...
- LE PRESIDENT.- La France n'a pas varié de position. La négociation commencée par les Russes et les Américains n'engage qu'eux. Qu'ils avancent dans leurs travaux et on examinera par la suite la situation qui en résultera.
- QUESTION.- Mais c'était dans le sens qu'ils demandent de nouveau que les forces nucléaires britanniques et françaises soient comprises dans les négociations.
- LE PRESIDENT.- Il existe environ 300 charges nucléaires françaises pour 11000 charges nucléaires soviétiques et davantage d'américaines. Cet ordre de grandeur indique l'ordre des négociations. J'ai exposé aux Nations unies, en 1983, à quelles conditions la France prendrait part au dialogue.
- QUESTION.- Une dernière question militaire, si vous voulez, sur la bombe à neutrons.
- LE PRESIDENT.- De cette bombe, nous connaissons les secrets techniques £ si je donne l'ordre de la fabriquer, on peut la fabriquer. C'est tout. Mais nous ne désirons pas, nous Français, une escalade de l'armement, à l'heure où s'affirme une chance de désarmer. Cela dit, nous ne nous interdirons la possession d'aucune arme possédée par les autres. Il n'y a pas d'échelle de valeurs morales entre les armements. Ces valeurs s'expriment à un autre niveau : celui de la paix ou de la guerre, de la liberté ou de la servitude.\
QUESTION.- On laisse les militaires. J'ai une question politique. L'intérêt vital de la France, il y a beaucoup de politiciens français qui l'ont dit, ne s'identifie plus seulement à l'hexagone. Il faut définir l'intérêt vital de la France comme étant global et, en conséquence, la présence française aussi doit être globale dans la mesure du possible.
- LE PRESIDENT.- Notre sécurité en effet ne s'arrête pas à nos frontières. Sans exagérer les choses, la France est un pays d'importance mondiale. Il lui incombe d'estimer où est et où n'est pas son intérêt vital, quand son intégrité, son indépendance et sa liberté sont en jeu.
- QUESTION.- Et si avec l'Allemagne, il y a fraternité des destins, comme on dit souvent, est-ce que vous estimez que l'Allemagne devrait être aussi présente ?
- LE PRESIDENT.- L'Allemagne fédérale est aussi un grand pays. Elle a des intérêts de toutes sortes dans beaucoup d'endroits du monde. Mettre en commun nos ambitions et nos moyens au sein de la communauté c'est bien le sens de l'action -entreprise par les fondateurs de l'Europe.
- QUESTION.- Est-ce que vous croyez que la France et l'Allemagne pourraient faire plus, par exemple contre les turbulences du dollar ?
- LE PRESIDENT.- Assurément. Nous appartenons au même système monétaire. Ce qui se passe pour une monnaie se répercute sur l'autre. Toute solidarité si elle veut durer, s'organise. Nous en sommes là.
- QUESTION.- Vous croyez que l'Allemagne seule pourrait faire davantage que ce qu'elle a fait jusqu'à maintenant ?
- LE PRESIDENT.- Je le pense. Faire plus, faire mieux, ce conseil s'adresse à tous les membres du SME.
- QUESTION.- Mais pour améliorer la situation monétaire, est-ce qu'il nous faut une banque centrale européenne ?
- LE PRESIDENT.- Je l'ai demandé comme M. Giscard d'Estaing il y a déjà assez longtemps. Je vois avec intérêt M. Balladur reprendre ce projet à son compte.\
QUESTION.- Dans l'économie, on parle de la technologie de pointe comme un facteur de politique internationale ?
- LE PRESIDENT.- C'est évident. J'ai proposé Eurêka à cette fin et approuvé le plan de Jacques Delors en faveur d'une communauté de haute technologie. Je souhaite très vivement que dans la connaissance et la maîtrise de l'espace l'Europe s'affirme davantage. Nous avons les savants et les ingénieurs pour cela. Les crédits, si nous le voulons. Pourquoi la France et l'Allemagne fédérale ne prendraient-elles pas une initiative pour la construction et la mise en orbite d'un vaisseau spatial habité ? Ce serait une très grande chose.
- QUESTION.- Il faudrait plus d'audace du côté allemand.
- LE PRESIDENT.- Des deux côtés.
- QUESTION.- En ce qui concerne aussi la concurrence américaine ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que l'Europe doit se doter des instruments de sa grandeur et de son indépendance.
- QUESTION.- Où voyez-vous les obstacles ?
- LE PRESIDENT.- En nous-mêmes, il n'y en a pas ailleurs.
- QUESTION.- Est-ce à dire que le potentiel est là, mais que manque la volonté ?
- LE PRESIDENT.- Oui, la volonté.
- QUESTION.- Les pays de l'Est sont très intéressés à obtenir la technologie de l'Ouest.
- LE PRESIDENT.- Beaucoup de pays qui ne sont pas de l'Europe occidentale souhaitent participer à Eurêka d'une façon ou d'une autre : le Canada, l'URSS, le Japon, l'Argentine, etc.
- QUESTION.- Oui, mais, est-ce qu'on peut envisager...
- LE PRESIDENT.- Eurêka, sans ouvrir ses structures, peut parfaitement diversifier ses ententes.
- QUESTION.- Mais la France, pays traditionnel des droits de l'homme, peut-elle imaginer un échange marchandise contre une amélioration des droits de l'homme à l'Est ?
- LE PRESIDENT.- Les droits de l'homme valent bien des sacrifices. Mais par des marchandages.\
QUESTION.- Il y a une réalité, c'est que Bonn occupe la présidence de la Communauté européenne, qu'est-ce que vous attendez de Bonn ?
- LE PRESIDENT.- C'est un moment difficile pour l'Europe, pour la Communauté, que nous vivons actuellement. Il est bon que l'Allemagne exerce cette fonction précisément aujourd'hui.
- QUESTION.- Qu'est-ce que vous attendez de Bonn, concrètement dans le domaine agricole ?
- LE PRESIDENT.- J'attends d'elle qu'elle facilite trois règlements, celui des nouvelles ressources, celui de la politique agricole, celui des fonds structurels. L'échec de Copenhague a été dommageable. On réussira si l'on maîtrise les excédents agricoles sans altérer la lettre et l'esprit du Traité de Rome, si l'on trouve un point moyen entre les critères de la TVA et la référence au produit national brut, si l'on se rapproche des propositions de la Commission sur les fonds structurels.
- QUESTION.- Y a-t-il un manque de la solidarité entre nous ?
- LE PRESIDENT.- J'observe une remontée en force des égoïsmes nationaux. Nous nous nuisons en croyant nous servir. Il nous faut également réformer les méthodes et cesser d'encombrer le conseil européen de questions qui n'auraient jamais dû sortir du cercle des techniciens et des diplomates.
- QUESTION.- A la survie allemande de la solidarité se pose la question, la maison européenne cela existe ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Mais chaque décision est lente, difficile à prendre. Souvent, on accumule les contentieux pendant deux, trois, quatre ans, puis on se trouve au pied du mur, dans une situation du type de celle que j'ai connue à Fontainebleau en 1984, avec 17 contentieux qui attendaient depuis plusieurs années. On les a résolus. J'espère qu'on réussira à Bruxelles.\
QUESTION.- Monsieur le Président, pendant votre visite d'Etat, en octobre, en Allemagne, vous avez lancé un appel à la jeunesse allemande à Bonn : "ne cherchez pas l'identité ailleurs, mais dans votre propre culture". Est-ce que ce n'est pas un peu un pas en arrière vers le nationalisme qui sera contraire à l'esprit européen ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi ? On peut être fier de son identité culturelle sans être nationaliste. Les Allemands auraient tort de ne pas être fiers de leur langue, de leur culture. C'est une malchance pour l'Allemagne plus encore que pour la France, mais c'est aussi une malchance pour la France que de ne pas avoir pu, au moment utile, projeter sa langue dans le monde avec autant d'ampleur que l'anglais. Eh bien, il faut réagir, ce que nous faisons avec la francophonie. Et puis, il y a d'autres langues universelles, dans lesquelles vous excellez, la musique par exemple et les arts plastiques, les grands thèmes philosophiques et spirituels.
- A la culture mondiale, l'Allemagne a fourni une part immense. Vous formez un grand peuple. Un grand peuple pour une grande culture. Préservez votre identité et n'oubliez pas votre histoire. Je dis la même chose à la France. On n'enseigne pas assez l'histoire dans les écoles françaises. Ne confondons pas identité nationale et nationalisme. Les gens civilisés modulent l'affirmation d'eux-mêmes. Plus on approfondit sa culture, plus on va à l'universel.
- QUESTION.- Est-ce qu'il existe une identité européenne ?
- LE PRESIDENT.- Par bien des aspects oui. Nous sommes nourris aux mêmes sources. Les migrations sont constantes, continues. Les échanges aussi. L'autre jour, quand je suis allé à Aix-la-Chapelle, j'ai senti l'âme d'une capitale qui nous reste commune. Mais l'identité européenne, dans le vrai sens du terme est à inventer.
- QUESTION.- Quels pourraient être les critères pour cette identité européenne ?
- LE PRESIDENT.- Il y a des valeurs de base. Comment considérer l'homme par -rapport à la société ? Le citoyen par -rapport à l'Etat ? L'individu par -rapport à la collectivité ? Cette identité se créera par une approche démocratique et une approche personnaliste.
- Pardonnez-moi de revenir à la France, mais le tryptique liberté, égalité, fraternité, demeure à mes yeux plus actuel que jamais, ainsi que les thèmes majeurs de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dont nous allons fêter le deuxième centenaire. Ajoutez-y les droits et les libertés collectives conquis tout le long des luttes sociales du 19ème et du 20ème siècles. Ajoutons encore l'acquis récent des luttes pour l'environnement, pour l'éthique dans la biologie etc.. Fidèles aux racines communes de l'époque médiévale, nous avons de quoi renouveler les idées et les mots, les thèmes et les modes qui projetteront nos façons d'être et de penser à travers l'espace et le temps. Cela l'Europe peut le faire. A condition qu'elle se donne la peine d'apprendre et d'échanger ses langues majeures. L'école, le savoir, la formation, l'université, voilà le chantier où l'identité européenne se forgera.
- Et puis la géographie commande. Nous habitons un petit continent. Les avions vont vite, les fusées aussi... L'Europe est un mouchoir de poche. On a cessé de s'y combattre. Unissons-la.\
QUESTION.- L'amitié entre deux peuples, c'est d'abord une langue de coeur. Pour s'entendre, cela suffit ou pas si on ne parle pas la langue de l'autre pays. D'autant que nous avons l'impression qu'en France l'intérêt pour la langue allemande pèse dramatiquement, et en Allemagne ils ne disent pas cela.
- LE PRESIDENT.- Oui, la langue de coeur, c'est cela. Elle est nécessaire mais pas suffisante.
- QUESTION.- Mais que peut-on faire ?
- LE PRESIDENT.- On peut très bien réagir. Pour l'instant l'allemand et le français sont l'un et l'autre victimes de la progression de l'anglais, plus commode commercialement dans les affaires ou pour les échanges usuels. Mais le 21ème siècle verra les langues romanes rattraper leur retard. Et l'allemand accompagner la remontée. Nous avons besoin, pour l'apprentissage de nos langues, d'un programme extrêmement ambitieux. C'est une priorité. Trois langues seront un minimum. Ma génération est, de ce point de vue, restée en panne. Les jeunes qui feront cet effort en seront récompensés. Le ciment des pierres européennes, c'est la langue. Le plan Erasmus, si nécessaire, si utile, n'est encore qu'un timide essai.
- QUESTION.- Quand vous parlez de l'identité européenne, dans ce sens-là, cela va jusqu'où ?
- LE PRESIDENT.- L'Europe est le continent de sa géographie. Je ne l'oublie jamais. Mais chaque chose en son temps.
- QUESTION.- Je voulais vous demander si la maison européenne dont parle M. Gorbatchev n'est pas identique à ce que vous esquissez maintenant.
- LE PRESIDENT.- Je le suppose. J'ai dit quel était mon voeu : l'Europe de la géographie. Il n'y a guère de place pour la confusion. Mais l'Est et l'Ouest de cette Europe sont séparés depuis 43 ans et à l'intérieur de chacun des deux blocs bien des antagonismes restent latents. Cette évidence doit nous conduire à assurer nos pas avant d'accélérer l'allure. Parachevons, et ce ne sera pas chose aisée, l'Europe, à laquelle nous sommes attelés.\
QUESTION.- Une avant dernière question sur la France. Pourriez-vous définir le rôle du Président de la France alors qu'on peut observer un certain renforcement du rôle du Parlement dans le système français ?
- LE PRESIDENT.- La Constitution qui nous régit, celle de 1958, permet, on l'a vu, des interprétations variables. Mais on ne peut pas dire que le pouvoir parlementaire se soit renforcé ces temps-ci. La co-existence d'une majorité présidentielle et d'une majorité parlementaire différentes l'une de l'autre a pu en donner l'apparence. Mais la dialectique du pouvoir s'est surtout aiguisée au sein de l'exécutif. Je ne répondrai pas davantage dans votre journal à cette question qui touche au mécanisme institutionnel de mon pays. Je rappellerai seulement que la -nature des pouvoirs dans une démocratie pousse à de perpétuels rétablissements d'équilibre.
- QUESTION.- Est-ce que vous envisagez à nouveau un mandat présidentiel ?
- LE PRESIDENT.- Cette question sort des sujets que nous nous sommes fixés.
- QUESTION.- Il y a eu dans "Le Figaro" six voyantes françaises qui pensent que François Mitterrand sera candidat pour la présidentielle, dont une a dit que vous annoncerez votre candidature vers le 23 janvier.
- LE PRESIDENT.- Les voyantes ont des relations avec des forces inconnues de moi et que je ne fréquente pas.\
- LE PRESIDENT.- Fiancées ? Non. Mariées bel et bien depuis trois décennies. Avec deux témoins, la Communauté européenne et l'Alliance atlantique. Puis elles sont passées chez le notaire en 1963, pour le contrat. Vingt-cinq ou trente ans au regard de l'Histoire, c'est plutôt un jeune couple !
- QUESTION.- Quel est l'élément le plus important dans ce mariage franco-allemand ?
- LE PRESIDENT.- L'amitié est venue cimenter ce qui, au début, était commandé par la nécessité.
- QUESTION.- D'après vous, quels sont dans ce bilan de vingt-cinq années les pierres fondamentales ?
- LE PRESIDENT.- La relation Monnet - Schuman - Adenauer, les traités communautaires d'avant 1960 et surtout le Traité de Rome, puis le Traité de l'Elysée de 1963 signé par le général de Gaulle et Conrad Adenauer et la mise en oeuvre vingt ans plus tard de ses dispositions militaires, la création du SME à l'initiative de M. Giscard d'Estaing et de M. Helmut Schmidt, l'amorce d'une défense et d'une politique monétaire communes. Sans oublier les signes, les symboles, comme le furent les voyages de Conrad Adenauer à Reims, du général de Gaulle en RFA, et la venue du Chancelier Kohl à Verdun en 1984. Les Allemands ont leurs qualités, les Français en ont d'autres. La preuve est faite que ces qualités sont complémentaires.
- QUESTION.- Malgré ce rapprochement ou cette amitié profonde qu'on vit aujourd'hui, il y a tout de même parfois la crainte en France, aussi en Allemagne, que les Allemands aient tendance ou certains Allemands aient tendance à marcher vers le neutralisme. Est-ce que cela pourrait nuire ou détruire l'amitié franco-allemande ?
- LE PRESIDENT.- D'abord, une réflexion. Si nous parlons d'amitié, il ne s'agit pas de déverser des flots sentimentaux. Cependant, quand on interroge les Français dans les sondages sur leurs préférences internationales, ils placent en premier les pays francophones - type Belgique ou le Québec - mais au même rang, les Allemands. Cela prouve que ce sentiment récent, mais qui n'a pas varié depuis lors, a pris corps.
- Quant au neutralisme supposé, il serait certainement une cause de crise. Mais de même que les Allemands doivent s'habituer à considérer que les Français ont une situation géographique, une histoire et des intérêts différents des leurs, de même les Français doivent comprendre que l'Allemagne, placée entre le monde soviétique et la France, en bordure de l'Europe occidentale, est naturellement conduite à regarder aussi à l'Est. Tout dépend de la hiérarchie de ses choix. Si l'Allemagne fédérale, comme je le crois, est carrément engagée dans la construction européenne, pourquoi n'aurait-elle pas à remplir un rôle spécifique, conforme à sa réalité historique ? Ne confondons pas ces préoccupations obligées avec le neutralisme. Même alliance, même Europe, même systéme démocratique, et je l'espère même avenir, nos liens sont solides. Et s'ils ne le sont pas suffisamment, notre devoir est de les renforcer au plus vite.\
QUESTION.- Parlons un peu de la structure des relations franco-allemandes. Quelles seront, à votre avis, les priorités nécessaires dans les prochains 25 ans ?
- LE PRESIDENT.- Continuer. Aller plus loin, notamment dans les domaines de la défense et de la monnaie, ceci ne pouvant se réaliser que par une approche politique, diplomatique, économique, harmonisée et, sur certains points, unifiée. C'est pourquoi la défense sera à l'ordre du jour de la célébration prochaine du Traité de l'Elysée. C'est pourquoi la création d'un conseil économique et financier et l'institution d'une banque centrale européenne s'imposeront.
- QUESTION.- Vous avez dit une phrase très importante pour les Allemands "la séparation des Allemands est au fond artificielle". Vous avez dit que quand les missiles à moyenne portée seront retirés de l'Europe de l'Ouest, les Russes seront beaucoup plus forts sur le -plan des armes conventionnelles. Est-ce que cela signifie pour vous que la réunification des deux Allemagnes s'achèvera uniquement dans le sens communiste ?
- LE PRESIDENT.- Le mot artificiel est peut-être inexact. Je dirai plutôt une séparation de circonstance. La ligne de partage résulte du rapport de forces établi à la fin de la dernière guerre. On doit tenir compte de cette réalité. Je souhaite que l'on sorte un jour de l'Europe de Yalta, mais comme le processus doit être à la fois pacifique et démocratique cela exigera temps, patience et ténacité.
- QUESTION.- La deuxième question porte sur la conséquence de l'accord, si les missiles de moyenne portée sont retirés de l'Europe de l'Ouest...
- LE PRESIDENT.- L'accord est déjà acquis entre Américains et Soviétiques. Je l'approuve. Qu'est-ce qui vous inquiète ?
- QUESTION.- Que la réunification se déroule peut-être pour les deux Allemagnes dans le sens des Russes qui sont les plus forts et que la réunification s'achève uniquement au profit des communistes.
- LE PRESIDENT.- Je trouve ce raisonnement très, trop rapide. L'accord sur les forces nucléaires intermédiaires n'esquisse en rien le sort futur des deux Allemagnes, qui pose une infinité d'autres problèmes et d'une autre envergure.
- QUESTION.- Vous croyez que la force conventionnelle russe n'est pas assez forte pour faire suffisament pression sur l'Allemagne de l'Ouest et la faire glisser effectivement dans le neutralisme.
- LE PRESIDENT.- Je ne connais pas la capacité de résistance des Allemands aux tentations auxquelles on pourrait les soumettre mais je leur fais confiance. Quant aux forces conventionnelles, commençons par équilibrer l'Est et l'Ouest en ce domaine. Le désarmement n'a de sens que s'il accroît la sécurité. La négociation conventionnelle est l'indispensable condition d'un désarmement facteur de paix.
- QUESTION.- Comment ?
- LE PRESIDENT.- Les diplomates en discutent. L'accord sur les forces nucléaires intermédiaires, c'est un progrès. Mais ce progrès serait incomplet s'il n'était pas suivi par d'autres accords. Je viens de le dire au sujet des forces conventionnelles.\
QUESTION.- La France a souligné plusieurs fois à l'occasion de la visite de M. Honecker à Paris que le mur de Berlin devait disparaître.
- LE PRESIDENT.- Jusque là on n'avait pas eu l'occasion de l'exprimer directement devant le Président de la République démocratique allemande. C'est chose faite.
- QUESTION.- Mais si, dans cette situation actuelle, si le mur tombe, cela peut provoquer que beaucoup d'Allemands de l'Est prennent la fuite pour s'établir à l'Ouest. Pouvez-vous imaginer que l'autodétermination pourrait être un moyen pour...
- LE PRESIDENT.- Il est juste qu'un peuple décide lui-même de son destin. L'autodétermination devrait être une loi universelle.
- QUESTION.- Est-ce que vous estimez que M. Honecker est l'homme d'Etat avec lequel on peut discuter cette question de l'autodétermination ?
- LE PRESIDENT.- J'ai rencontré en M. Honecker un homme de valeur et d'autorité. Mais ce sujet n'a pas été discuté entre nous.
- QUESTION.- Vous avez énoncé tout à l'heure le mot Yalta, le Sommet de Washington entre Reagan et Gorbatchev n'a-t-il pas éveillé chez vous un soupçon de nouveau Yalta ?
- LE PRESIDENT.- Non. L'une des conséquences de la dernière guerre est que l'Union soviétique et les Etats-Unis d'Amérique, devenues les deux principales puissances du monde sont aujourd'hui surarmées, surtout en matière nucléaire. Il ne s'est pas agi à Washington d'un nouveau partage de l'Europe mais d'un nouvel équilibre militaire à un niveau plus bas qu'auparavant. C'est aller dans le bon sens.
- On a dit : "quand les Russes et les Américains ne s'entendent pas c'est grave £ quand ils s'entendent c'est pire". J'aimerais que l'Europe fasse autre chose que gémir.
- QUESTION.- Justement, l'autre jour M. Hernu a dit à la télévision que l'Allemagne devrait se rapprocher de la position française et sortir un peu de l'OTAN, c'est-à-dire agrandir un peu le costume trop juste de l'OTAN. Vous êtes du même avis ?
- LE PRESIDENT.- Aux Allemands, je le répète, de se déterminer eux-mêmes. Quoi qu'il en soit, la France, tout en demeurant un allié loyal, ne reviendra pas dans le commandement intégré de l'OTAN. Je ne pense pas que le problème consiste pour l'Allemagne à choisir entre deux protections, l'une américaine, l'autre française. Elle doit pouvoir compter sur l'Alliance, donc sur tous ses alliés.\
QUESTION.- Il y a des opinions en France qui disent : il faut rendre véritablement effectif le travail de la brigade franco-allemande, il fallait suivre l'exemple français et faire sortir les unités militaires allemandes de l'OPES ?
- LE PRESIDENT.- La brigade disposera forcément d'un statut spécial. C'est une unité encore réduite mais son développement pose en effet le problème que vous évoquez. On le règlera.
- QUESTION.- Il y a une coordination entre l'Etat-major français et certaines unités de l'OTAN.. Est-ce que ces accords pourraient être exemplaires pour une..
- LE PRESIDENT.- Je ne fais pas de prosélytisme. Et coordination ne veut pas dire intégration. Il est évident que la sécurité de l'Allemagne fédérale passe d'abord par l'Alliance atlantique. La difficulté vient de ce que son principal allié en Europe, la France, n'a pas le même statut à l'intérieur de cette alliance. Mais ce n'est pas insurmontable, heureusement !
- QUESTION.- Dans cette collaboration franco-allemande, la France a stationné ses troupes en RFA comme partenaires. Est-ce que vous trouvez l'idée absurde de stationner un jour des troupes de partenaires allemands réciproquement en France sur le sol français. Par exemple, la France donnant une base aérienne pour l'armée de l'air de la RFA qui n'a pas assez d'espace pour des manoeuvres ou bien un porte-avions commun avec, par exemple, les mots Douaumont ou Verdun ?
- LE PRESIDENT.- L'armée française se trouve en Allemagne fédérale depuis 1945 au titre des accords quadripartites, puis, depuis 1955, à celui des accords de Paris, en tant que force alliée. Sa présence est, aujourd'hui considérée par la plupart des Allemands et par le Gouvernement fédéral comme une utile garantie. Je ne vois pas, puisqu'on aura des troupes communes à terre, pourquoi on n'en aurait pas sur mer.
- QUESTION.- Un porte-avions nucléaire ?
- LE PRESIDENT.- Dans l'-état actuel des choses, il n'est pas concevable que l'Allemagne fédérale, pas plus qu'aucun autre pays, y compris les Etats-Unis d'Amérique, puisse prendre part à la décision et à l'emploi de l'arme nucléaire française. On peut faire beaucoup d'autres choses, se concerter, se prévenir. Mais la décision et l'emploi du nucléaire relèvent par essence de l'autorité nationale.
- QUESTION.- La coopération franco-britannique ?
- LE PRESIDENT.- Il en va de même. Nous avons des relations étroites. On peut imaginer des armements communs. Mais, j'insiste, on ne peut disposer de l'arme nucléaire que pour les intérêts nationaux extrêmement précis.
- QUESTION.- En Allemagne, on se fait parfois la remarque que, effectivement, l'arme nucléaire est une arme souveraine et que, peut-être, on n'a rien à dire là-dessus.
- LE PRESIDENT.- La -nature et les effets d'une guerre nucléaire obligent à raisonner autrement qu'aux époques précédentes. L'appréciation d'un pays sur les intérêts vitaux et sur la manière de les sauvegarder ne peut dépendre que de lui.
- QUESTION.- Oui. Justement, il y en a qui se disent qu'en cas d'attaque, si la France qui a la clé de l'arme nucléaire riposte, l'attaquant ne saurait pas d'où est venue cette bombe, parce qu'elle ne porterait pas les couleurs du drapeau. Est-ce que la souveraineté, dans ce cas-là, ne joue pas un peu sur le dos des autres ?
- LE PRESIDENT.- Notre arme nucléaire s'inscrit dans une stratégie de dissuasion, c'est-à-dire qu'elle a pour objet d'empêcher la guerre et non de la gagner. Si, par malheur, la dissuasion ne jouait pas, l'agresseur saurait sans nul doute d'où viendrait l'ultime avertissement annonçant la riposte devant une menace certaine.
- QUESTION.- L'adversaire pourrait ne pas savoir si c'est Français, ou de l'OTAN.
- LE PRESIDENT.- Au-delà des interrogations de l'adversaire, quand on est alliés, on l'est pour le meilleur et pour le pire.\
QUESTION.- J'ai une autre question en ce qui concerne l'escalade de l'armement. Moscou a menacé dernièrement d'une escalade de l'armement au cas où la France replacerait les Pershing.
- LE PRESIDENT.- Je ne vois pas de quoi vous parlez £ l'Union soviétique n'a menacé la France de rien du tout.
- QUESTION.- Non, Moscou a menacé £ je veux dire Moscou a menacé d'une escalade de l'armement au cas où la France essaierait de remplacer les Pershing II avec ses propres armes nucléaires.
- LE PRESIDENT.- M. Gorbatchev qui m'écrit et m'envoie des messages ne m'a pas dit cela.
- QUESTION.- C'est M. Victor Karpov qui a dit ça dans la presse...
- LE PRESIDENT.- La France n'a pas varié de position. La négociation commencée par les Russes et les Américains n'engage qu'eux. Qu'ils avancent dans leurs travaux et on examinera par la suite la situation qui en résultera.
- QUESTION.- Mais c'était dans le sens qu'ils demandent de nouveau que les forces nucléaires britanniques et françaises soient comprises dans les négociations.
- LE PRESIDENT.- Il existe environ 300 charges nucléaires françaises pour 11000 charges nucléaires soviétiques et davantage d'américaines. Cet ordre de grandeur indique l'ordre des négociations. J'ai exposé aux Nations unies, en 1983, à quelles conditions la France prendrait part au dialogue.
- QUESTION.- Une dernière question militaire, si vous voulez, sur la bombe à neutrons.
- LE PRESIDENT.- De cette bombe, nous connaissons les secrets techniques £ si je donne l'ordre de la fabriquer, on peut la fabriquer. C'est tout. Mais nous ne désirons pas, nous Français, une escalade de l'armement, à l'heure où s'affirme une chance de désarmer. Cela dit, nous ne nous interdirons la possession d'aucune arme possédée par les autres. Il n'y a pas d'échelle de valeurs morales entre les armements. Ces valeurs s'expriment à un autre niveau : celui de la paix ou de la guerre, de la liberté ou de la servitude.\
QUESTION.- On laisse les militaires. J'ai une question politique. L'intérêt vital de la France, il y a beaucoup de politiciens français qui l'ont dit, ne s'identifie plus seulement à l'hexagone. Il faut définir l'intérêt vital de la France comme étant global et, en conséquence, la présence française aussi doit être globale dans la mesure du possible.
- LE PRESIDENT.- Notre sécurité en effet ne s'arrête pas à nos frontières. Sans exagérer les choses, la France est un pays d'importance mondiale. Il lui incombe d'estimer où est et où n'est pas son intérêt vital, quand son intégrité, son indépendance et sa liberté sont en jeu.
- QUESTION.- Et si avec l'Allemagne, il y a fraternité des destins, comme on dit souvent, est-ce que vous estimez que l'Allemagne devrait être aussi présente ?
- LE PRESIDENT.- L'Allemagne fédérale est aussi un grand pays. Elle a des intérêts de toutes sortes dans beaucoup d'endroits du monde. Mettre en commun nos ambitions et nos moyens au sein de la communauté c'est bien le sens de l'action -entreprise par les fondateurs de l'Europe.
- QUESTION.- Est-ce que vous croyez que la France et l'Allemagne pourraient faire plus, par exemple contre les turbulences du dollar ?
- LE PRESIDENT.- Assurément. Nous appartenons au même système monétaire. Ce qui se passe pour une monnaie se répercute sur l'autre. Toute solidarité si elle veut durer, s'organise. Nous en sommes là.
- QUESTION.- Vous croyez que l'Allemagne seule pourrait faire davantage que ce qu'elle a fait jusqu'à maintenant ?
- LE PRESIDENT.- Je le pense. Faire plus, faire mieux, ce conseil s'adresse à tous les membres du SME.
- QUESTION.- Mais pour améliorer la situation monétaire, est-ce qu'il nous faut une banque centrale européenne ?
- LE PRESIDENT.- Je l'ai demandé comme M. Giscard d'Estaing il y a déjà assez longtemps. Je vois avec intérêt M. Balladur reprendre ce projet à son compte.\
QUESTION.- Dans l'économie, on parle de la technologie de pointe comme un facteur de politique internationale ?
- LE PRESIDENT.- C'est évident. J'ai proposé Eurêka à cette fin et approuvé le plan de Jacques Delors en faveur d'une communauté de haute technologie. Je souhaite très vivement que dans la connaissance et la maîtrise de l'espace l'Europe s'affirme davantage. Nous avons les savants et les ingénieurs pour cela. Les crédits, si nous le voulons. Pourquoi la France et l'Allemagne fédérale ne prendraient-elles pas une initiative pour la construction et la mise en orbite d'un vaisseau spatial habité ? Ce serait une très grande chose.
- QUESTION.- Il faudrait plus d'audace du côté allemand.
- LE PRESIDENT.- Des deux côtés.
- QUESTION.- En ce qui concerne aussi la concurrence américaine ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que l'Europe doit se doter des instruments de sa grandeur et de son indépendance.
- QUESTION.- Où voyez-vous les obstacles ?
- LE PRESIDENT.- En nous-mêmes, il n'y en a pas ailleurs.
- QUESTION.- Est-ce à dire que le potentiel est là, mais que manque la volonté ?
- LE PRESIDENT.- Oui, la volonté.
- QUESTION.- Les pays de l'Est sont très intéressés à obtenir la technologie de l'Ouest.
- LE PRESIDENT.- Beaucoup de pays qui ne sont pas de l'Europe occidentale souhaitent participer à Eurêka d'une façon ou d'une autre : le Canada, l'URSS, le Japon, l'Argentine, etc.
- QUESTION.- Oui, mais, est-ce qu'on peut envisager...
- LE PRESIDENT.- Eurêka, sans ouvrir ses structures, peut parfaitement diversifier ses ententes.
- QUESTION.- Mais la France, pays traditionnel des droits de l'homme, peut-elle imaginer un échange marchandise contre une amélioration des droits de l'homme à l'Est ?
- LE PRESIDENT.- Les droits de l'homme valent bien des sacrifices. Mais par des marchandages.\
QUESTION.- Il y a une réalité, c'est que Bonn occupe la présidence de la Communauté européenne, qu'est-ce que vous attendez de Bonn ?
- LE PRESIDENT.- C'est un moment difficile pour l'Europe, pour la Communauté, que nous vivons actuellement. Il est bon que l'Allemagne exerce cette fonction précisément aujourd'hui.
- QUESTION.- Qu'est-ce que vous attendez de Bonn, concrètement dans le domaine agricole ?
- LE PRESIDENT.- J'attends d'elle qu'elle facilite trois règlements, celui des nouvelles ressources, celui de la politique agricole, celui des fonds structurels. L'échec de Copenhague a été dommageable. On réussira si l'on maîtrise les excédents agricoles sans altérer la lettre et l'esprit du Traité de Rome, si l'on trouve un point moyen entre les critères de la TVA et la référence au produit national brut, si l'on se rapproche des propositions de la Commission sur les fonds structurels.
- QUESTION.- Y a-t-il un manque de la solidarité entre nous ?
- LE PRESIDENT.- J'observe une remontée en force des égoïsmes nationaux. Nous nous nuisons en croyant nous servir. Il nous faut également réformer les méthodes et cesser d'encombrer le conseil européen de questions qui n'auraient jamais dû sortir du cercle des techniciens et des diplomates.
- QUESTION.- A la survie allemande de la solidarité se pose la question, la maison européenne cela existe ?
- LE PRESIDENT.- Oui. Mais chaque décision est lente, difficile à prendre. Souvent, on accumule les contentieux pendant deux, trois, quatre ans, puis on se trouve au pied du mur, dans une situation du type de celle que j'ai connue à Fontainebleau en 1984, avec 17 contentieux qui attendaient depuis plusieurs années. On les a résolus. J'espère qu'on réussira à Bruxelles.\
QUESTION.- Monsieur le Président, pendant votre visite d'Etat, en octobre, en Allemagne, vous avez lancé un appel à la jeunesse allemande à Bonn : "ne cherchez pas l'identité ailleurs, mais dans votre propre culture". Est-ce que ce n'est pas un peu un pas en arrière vers le nationalisme qui sera contraire à l'esprit européen ?
- LE PRESIDENT.- Pourquoi ? On peut être fier de son identité culturelle sans être nationaliste. Les Allemands auraient tort de ne pas être fiers de leur langue, de leur culture. C'est une malchance pour l'Allemagne plus encore que pour la France, mais c'est aussi une malchance pour la France que de ne pas avoir pu, au moment utile, projeter sa langue dans le monde avec autant d'ampleur que l'anglais. Eh bien, il faut réagir, ce que nous faisons avec la francophonie. Et puis, il y a d'autres langues universelles, dans lesquelles vous excellez, la musique par exemple et les arts plastiques, les grands thèmes philosophiques et spirituels.
- A la culture mondiale, l'Allemagne a fourni une part immense. Vous formez un grand peuple. Un grand peuple pour une grande culture. Préservez votre identité et n'oubliez pas votre histoire. Je dis la même chose à la France. On n'enseigne pas assez l'histoire dans les écoles françaises. Ne confondons pas identité nationale et nationalisme. Les gens civilisés modulent l'affirmation d'eux-mêmes. Plus on approfondit sa culture, plus on va à l'universel.
- QUESTION.- Est-ce qu'il existe une identité européenne ?
- LE PRESIDENT.- Par bien des aspects oui. Nous sommes nourris aux mêmes sources. Les migrations sont constantes, continues. Les échanges aussi. L'autre jour, quand je suis allé à Aix-la-Chapelle, j'ai senti l'âme d'une capitale qui nous reste commune. Mais l'identité européenne, dans le vrai sens du terme est à inventer.
- QUESTION.- Quels pourraient être les critères pour cette identité européenne ?
- LE PRESIDENT.- Il y a des valeurs de base. Comment considérer l'homme par -rapport à la société ? Le citoyen par -rapport à l'Etat ? L'individu par -rapport à la collectivité ? Cette identité se créera par une approche démocratique et une approche personnaliste.
- Pardonnez-moi de revenir à la France, mais le tryptique liberté, égalité, fraternité, demeure à mes yeux plus actuel que jamais, ainsi que les thèmes majeurs de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dont nous allons fêter le deuxième centenaire. Ajoutez-y les droits et les libertés collectives conquis tout le long des luttes sociales du 19ème et du 20ème siècles. Ajoutons encore l'acquis récent des luttes pour l'environnement, pour l'éthique dans la biologie etc.. Fidèles aux racines communes de l'époque médiévale, nous avons de quoi renouveler les idées et les mots, les thèmes et les modes qui projetteront nos façons d'être et de penser à travers l'espace et le temps. Cela l'Europe peut le faire. A condition qu'elle se donne la peine d'apprendre et d'échanger ses langues majeures. L'école, le savoir, la formation, l'université, voilà le chantier où l'identité européenne se forgera.
- Et puis la géographie commande. Nous habitons un petit continent. Les avions vont vite, les fusées aussi... L'Europe est un mouchoir de poche. On a cessé de s'y combattre. Unissons-la.\
QUESTION.- L'amitié entre deux peuples, c'est d'abord une langue de coeur. Pour s'entendre, cela suffit ou pas si on ne parle pas la langue de l'autre pays. D'autant que nous avons l'impression qu'en France l'intérêt pour la langue allemande pèse dramatiquement, et en Allemagne ils ne disent pas cela.
- LE PRESIDENT.- Oui, la langue de coeur, c'est cela. Elle est nécessaire mais pas suffisante.
- QUESTION.- Mais que peut-on faire ?
- LE PRESIDENT.- On peut très bien réagir. Pour l'instant l'allemand et le français sont l'un et l'autre victimes de la progression de l'anglais, plus commode commercialement dans les affaires ou pour les échanges usuels. Mais le 21ème siècle verra les langues romanes rattraper leur retard. Et l'allemand accompagner la remontée. Nous avons besoin, pour l'apprentissage de nos langues, d'un programme extrêmement ambitieux. C'est une priorité. Trois langues seront un minimum. Ma génération est, de ce point de vue, restée en panne. Les jeunes qui feront cet effort en seront récompensés. Le ciment des pierres européennes, c'est la langue. Le plan Erasmus, si nécessaire, si utile, n'est encore qu'un timide essai.
- QUESTION.- Quand vous parlez de l'identité européenne, dans ce sens-là, cela va jusqu'où ?
- LE PRESIDENT.- L'Europe est le continent de sa géographie. Je ne l'oublie jamais. Mais chaque chose en son temps.
- QUESTION.- Je voulais vous demander si la maison européenne dont parle M. Gorbatchev n'est pas identique à ce que vous esquissez maintenant.
- LE PRESIDENT.- Je le suppose. J'ai dit quel était mon voeu : l'Europe de la géographie. Il n'y a guère de place pour la confusion. Mais l'Est et l'Ouest de cette Europe sont séparés depuis 43 ans et à l'intérieur de chacun des deux blocs bien des antagonismes restent latents. Cette évidence doit nous conduire à assurer nos pas avant d'accélérer l'allure. Parachevons, et ce ne sera pas chose aisée, l'Europe, à laquelle nous sommes attelés.\
QUESTION.- Une avant dernière question sur la France. Pourriez-vous définir le rôle du Président de la France alors qu'on peut observer un certain renforcement du rôle du Parlement dans le système français ?
- LE PRESIDENT.- La Constitution qui nous régit, celle de 1958, permet, on l'a vu, des interprétations variables. Mais on ne peut pas dire que le pouvoir parlementaire se soit renforcé ces temps-ci. La co-existence d'une majorité présidentielle et d'une majorité parlementaire différentes l'une de l'autre a pu en donner l'apparence. Mais la dialectique du pouvoir s'est surtout aiguisée au sein de l'exécutif. Je ne répondrai pas davantage dans votre journal à cette question qui touche au mécanisme institutionnel de mon pays. Je rappellerai seulement que la -nature des pouvoirs dans une démocratie pousse à de perpétuels rétablissements d'équilibre.
- QUESTION.- Est-ce que vous envisagez à nouveau un mandat présidentiel ?
- LE PRESIDENT.- Cette question sort des sujets que nous nous sommes fixés.
- QUESTION.- Il y a eu dans "Le Figaro" six voyantes françaises qui pensent que François Mitterrand sera candidat pour la présidentielle, dont une a dit que vous annoncerez votre candidature vers le 23 janvier.
- LE PRESIDENT.- Les voyantes ont des relations avec des forces inconnues de moi et que je ne fréquente pas.\