6 janvier 1988 - Seul le prononcé fait foi

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Interview accordée par M. François Mitterrand, Président de la République, à la télévision est-allemande le mercredi 6 janvier 1988, notamment sur les relations entre la France et l'Allemagne de l'Est et l'accord de désarmement américano-soviétique.

QUESTION.- Monsieur le Président, notre Président, M. Erich Honecker, commencera sa visite d'Etat en République française, qu'attendez-vous de cette visite ?
- LE PRESIDENT.- J'en attends beaucoup de choses. D'abord, j'aurai l'occasion de connaître personnellement M. Honecker, et ce type de rencontre ne peut qu'être extrêmement utile aux intérêts de nos deux pays, sans négliger l'aspect des intérêts personnels qu'il y a à rencontrer ce grand dirigeant allemand. Ensuite, je pense que même si nous avons observé des progrès dans nos relations au cours de ces dernières années, il pourrait être excellent de les améliorer. Certes, votre pays est un peu plus éloigné de nous pour beaucoup de raisons historiques, que ne l'est par exemple la République fédérale d'Allemagne, mais tout cela sur une très modeste échelle géographique. Nous sommes tout à fait dans la même région du monde, nous sommes préoccupés par les mêmes problèmes et les conversations que j'aurai avec M. Honecker seront certainement, pour moi, très enrichissantes.
- QUESTION.- Monsieur le Président, il y a environ quinze ans que la RDA et la France ont établi des relations diplomatiques, que pensez-vous du développement et de l'-état actuel de ces relations et quelles sont les possibilités que vous voyez pour le développement ultérieur de ces relations ?
- LE PRESIDENT.- Je viens de vous le dire, le progrès est réel depuis quelques années, vous savez que le Premier ministre, M. Laurent Fabius, s'est rendu dans votre pays, après que plusieurs ministres des affaires étrangères l'aient fait également. Cette fois-ci, c'est quand même la première visite officielle entre chefs d'Etat et je suis sensible à la venue de M. Honecker à Paris où nous le recevrons dans les formes convenables, celles qui s'imposent pour une visite de cette importance.
- Qu'est-ce que j'en attends ? un approfondissement, une amélioration. Nous avons déjà un niveau intéressant dans nos relations commerciales, on peut quand même le parfaire. Nos relations politiques s'inscrivent dans un monde encore partagé et sur le -plan des alliances et sur le -plan du contenu économique et social. Mais il est aussi des valeurs qui nous sont communes, et je tiens absolument à les préserver, donc j'attends beaucoup de cette rencontre.\
QUESTION.- Au Creusot, monsieur le Président, vous avez dit récemment qu'il fallait désarmer et vous avez réfuté l'attitude de ceux qui disent "non" à ce sujet. Voyez-vous des chances que le traité soviéto-américain sur l'élimination des missiles intermédiaires sera suivi d'autres accords et quelles chances donnez-vous, s'il vous plaît, au désarmement en général ?
- LE PRESIDENT.- Je suis très partisan, et je l'ai dit déjà plusieurs fois au nom de mon pays, très favorable à l'accord qui a été signé à Washington. C'est la première fois, en vérité, que les puissances - surtout les puissances nucléaires - amorcent, commencent à désarmer, alors que jusqu'alors, on a pu observer des périodes de détente qui ont été très utiles, mais le surarmement a finalement été la triste loi de la société internationale. Donc, je suis très favorable.
- Et pour répondre à la deuxième question contenue dans votre interrogation, je dirai que ce n'est intéressant que si il y a une suite. Avoir déjà réussi à commencer le désarmement sur les forces nucléaires intermédiaires, c'est très bien. Avoir franchi le pas très difficile du contrôle, c'est très bien. Mais il faut continuer. Je crois que les deux pays en question ont l'intention d'amorcer une discussion sérieuse sur les forces stratégiques, c'est nécessaire. Il y a, aujourd'hui, une force considérable nucléaire, stratégique du côté américain et du côté soviétique. Il y a, comme vous le savez, en Europe, deux autres pays qui ont une force nucléaire mais qui n'est pas comparable en quantité et en potentiel : la Grande-Bretagne et la France, et il y a plus loin un pays comme la Chine. Donc il faut absolument amorcer le désarmement stratégique dans une deuxième phase qui me paraîtra très heureuse si elle intervient rapidement. Puis il y a des armements conventionnels et il y a l'armement chimique. Je pense que tous ces sujets doivent être abordés.
- Est-ce que le désarmement général pourrait s'ensuivre ? C'est une ambition tout à fait louable, désirable. Mais je crois qu'il faut mesurer ses pas. On avance comme ça peu à peu. Que l'humanité ait en vue un désarmement général c'est un rêve très ancien. Il se réaliserait, cela marquerait un progrès considérable de la civilisation. Mais on connait les rapports de force, on connait les antagonismes, on connait les rivalités, et d'autre part il faut que le désarmement soit simultané, il faut qu'il soit équilibré, il faut qu'il soit contrôlé, et tout cela exigera encore beaucoup de soins. Donc si vous voulez me demander une position morale à l'égard du désarmement, bien entendu. Si vous voulez me demander mon opinion pratique, commençons par le commencement, c'est ce qui a été fait à Washington, et continuons méthodiquement.\
QUESTION.- Quel rôle, jouent aujourd'hui le dialogue et la coopération entre deux Etats d'ordre social différend ?
- LE PRESIDENT.- C'est souvent plus difficile bien entendu, ce n'est pas simplement l'aspect social qui est en cause, c'est le fait que j'ai tout à l'heure abordé, l'Europe, telle qu'elle se dessine aujourd'hui, c'est tout de même l'Europe héritière de la dernière guerre mondiale, des rapports de force qui se sont créés. C'est une séparation au fond artificielle qui ne correspond à rien, ni la géographie, ni l'histoire, ni la culture. Mais c'est un rapport de force établi à un moment donné et qui dure encore. Moi personnellement j'ai souvent dit qu'il serait très heureux pour l'Europe qu'elle se dégageât un jour de ce que j'ai appelé l'Europe de Yalta, même si cette expression mérite un examen plus approfondi. Enfin c'est compris comme ça par les opinions : l'Europe coupée en deux, avec une influence prédominante d'une part de l'Union soviétique, d'autre part des Etats-Unis d'Amérique. Moi je crois ou j'espère en l'indépendance de l'Europe. Je souhaite qu'elle s'unifie, je suis très partisan de la Communauté économique européenne, je souhaite qu'elle aille davantage vers une unité politique, le cas échéant vers une unité de défense.
- Mais je pense que ce serait une vue exagérément courte, privée ou démunie de tout sens historique que de ne pas considérer l'Europe dans sa réalité entière. Nous avons à bâtir des accords étroits, quel que soit notre système économique et social, entre les pays dits de l'Est et les pays dits de l'Ouest. Ne nous enfermons pas dans des catégories qui nous interdiraient un dialogue, des échanges et finalement des perspectives politiques communes. Et jamais moi je ne souscrirai à une politique qui fermerait la porte à cette espérance-là, l'espérance à laquelle je travaillerai.
- Je suis clair, nous avons nos amis, nous avons nos alliés, nous avons ceux qui appartiennent à la même communauté que nous, en particulier la République fédérale d'Allemagne, mais je veux qu'on ouvre les portes et non pas qu'on les ferme.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la nouvelle année a commencé, quels espoirs, quels souhaits avez-vous pour 1988, pour vous-même, pour votre peuple, et pour l'humanité ?
- LE PRESIDENT.- En commençant par le dernier point qui est le plus vaste, je vous dirai que le premier voeu, c'est que le désarmement, c'est-à-dire la marche vers la paix, s'accentue et s'accélère. Donc que les deux pays qui en ont pris l'initiative aillent audacieusement vers d'autres formules de désarmement. Voilà le premier point : la paix.
- Le deuxième, c'est que nous assistons aujourd'hui à l'un des événements les plus graves de l'époque moderne, c'est-à-dire l'élargissement du fossé dans le mode de vie, la capacité du pouvoir d'achat et le développement entre les pays industriels et les autres. Et il faut absolument réduire ce fossé. Il faut en même temps rétablir les termes de l'échange, gravement détériorés par l'absence de système monétaire, par l'absence d'un certain ordre économique, bref c'est le deuxième point que je traiterai.
- La troisième, toujours sur le -plan général, c'est que je souhaite très vivement qu'une fois dépassée la politique des blocs, des blocs militaires, on considère avec plus de soin, toutes les occasions d'universaliser les problèmes, ceux de la santé publique par exemple, ceux de la famine, ceux de l'invention, de la technologie, de la science. Je me réjouis chaque fois que je vois s'associer par exemple, des tentatives pour la connaissance de l'espace. Il en irait de même pour la biologie. Voilà les voeux que j'exprime pour l'humanité.\
`Suite sur les voeux pour l'année 1988`
- Pour le peuple français, je souhaite bien entendu qu'il bénéficie du meilleur ordre économique dans la sphère où il se trouve. Les sept grands pays industrialisés qui se réunissent chaque année - c'est-à-dire les pays européens, deux pays américains : Etats-Unis et Canada, et le Japon - je voudrais que cela serve à quelque chose, et qu'il en sorte une plus grande stabilité et des motifs de croissance pour nos populations qui souffrent aujourd'hui d'une situation dure, de connaître le chômage, et beaucoup d'autres effets qui freinent l'évolution ou le progrès dont je vous parle. En tout cas de certains d'entre eux.
- Je souhaite aussi pour la France, qu'elle puisse connaître une période de progrès dans tous les domaines et qu'elle garde l'initiative. La France garde l'initiative quand elle peut la prendre bien entendu, pour tout ce qui permettra de pacifier les esprits, et d'organiser le dialogue international. Il faut soutenir les Nations unies, il faut favoriser toutes les tentatives comme celles d'une conférence internationale sur le Proche et le Moyen-Orient, et il faut chercher à intervenir, ou à peser du moins, pour que l'on en revienne à la concorde là où existent, et il y en a beaucoup trop, de conflits dont certains sont des conflits sanglants. Je pense en particulier à la guerre entre l'Irak et l'Iran. Eh bien la France a un rôle à jouer dans tout cela, qui doit aller dans le sens de la détente des esprits.
- Naturellement je souhaite que le peuple français connaisse encore quelque bonds en avant dans le domaine industriel, dans le domaine technologique, et je souhaite que les vraies valeurs de notre civilisation et de notre histoire s'affirment plus encore demain qu'aujourd'hui.
- Sur le -plan personnel, je ne souhaite rien de particulier qui sorte de la banalité de nos échanges habituels, mais qui ne sont pas banals en réalité, c'est-à-dire on voudrait bien que ceux qu'on aime soient en bonne santé, réussissent leur vie, et soient épargnés par le malheur. Je me le souhaite à moi-même comme je le souhaite aux autres et à vous-même.\
QUESTION.- Merci. Nous vous remercions beaucoup de cette interview, monsieur le Président. Bon succès, bonne chance pour votre rencontre avec notre Président Erich Honecker.
- LE PRESIDENT.- Puis-je vous poser une question avant de terminer. Je voudrais profiter de cette émission télévisée, pour dire, ou répéter, que nous attendons M. Honecker avec un grand plaisir et un grand intérêt. Que nous nous parlerons franchement, de toutes les questions que nous venons d'évoquer, mais aussi, au-delà des dirigeants, j'adresse un amical salut au peuple allemand, à ceux qui nous écoutent en tout cas, et qui devront savoir que leur vie et leur devenir ne sont pas indifférents au Président de la République française.\