23 décembre 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Interview de M. François Mitterrand, Président de la République, accordée à Antenne 2 le 23 décembre 1987 en direct du porte-avions Clemenceau à Djibouti, sur la mission de la flotte française dans la mer d'Oman et la situation au Moyen-Orient, les accords de désarmement et la dissuasion nucléaire, la Nouvelle-Calédonie.

QUESTION (Elie Vannier).- Quelles sont les raisons précises de votre présence sur ce porte-avions, dans cette région, et à ce moment de l'année ?
- LE PRESIDENT.- La raison, c'est l'occasion. L'occasion, c'est un voyage promis depuis longtemps à la République de Djibouti et à son Président, M. Hassan Gouled. C'était le dernier territoire continental africain francophone où je ne m'étais pas rendu depuis le début de mon septennat. Donc c'est cela l'occasion. Comme il se trouvait que, par une coïncidence, une partie du groupe aéronaval et particulièrement ce porte-avions se trouvait là, j'ai pensé qu'il était utile pour moi de rencontrer le commandement et les équipages.
- QUESTION (Elie Vannier).- Monsieur le Président, vous venez de parler du porte-avions sur lequel nous nous trouvons et du groupement aéronaval : il y a quatre bateaux qui représentent le groupe aéronaval dans la région. Ces bateaux ne sont pas chargés d'escorter, d'accompagner les navires français qui pénètrent dans le Golfe £ je pense que personne n'a le sentiment que ces quatre navires suffiront à mettre fin à la guerre Iran - Irak qui dure depuis 27 siècles, et cette année.
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas son objet.
- QUESTION (Elie Vannier).- Alors, je vais vous demander précisément quelle est la mission exacte du groupement aéronaval et en particulier du porte-avions dans la région ?
- LE PRESIDENT.- On ne peut pas isoler le problème du porte-avions et des groupes aéronavals de l'ensemble de la stratégie française en cette partie du monde. Nous sommes là avec ce groupe aéronaval, juste à l'entrée du Golfe d'Oman, d'une voie internationale qui assure le commerce et le transport du pétrole, et vous en connaissez l'importance. C'est important pour la France, c'est important pratiquement pour tous les pays du monde. Des mines ont été posées. Nous avons donc des dragueurs de mines pour tenter de limiter les risques pour les pétroliers qui vont dans le Golfe arabopersique. Nous avons des navires d'escorte qui accompagnent. Ce n'est pas systématique : cela est fait quand on le juge bon, nécessaire, utile. Nous avons cette force qui est là pour préserver nos intérêts. Si nous avons besoin de protéger, de riposter, d'assurer en somme notre présence qui correspond aux intérêts les plus évidents, non seulement d'une grande puissance - la France - mais aussi d'un pays qui a besoin de s'approvisionner en pétrole. Cette force est donc là en réserve. Elle se fait respecter.\
QUESTION (Paul Amar).- Monsieur le Président, la présence de ce porte-avions `Clemenceau` est très impressionnante mais l'opinion publique retient que quatre pétroliers ont été encore attaqués hier. Ils ne sont pas français, c'est vrai. Avez-vous le sentiment que l'objectif que vous avez défini est atteint ?
- LE PRESIDENT.- Il a été atteint jusqu'ici pour ce qui touche aux intérêts français £ et nous avons aussi assumé dans diverses circonstances une fonction d'aide ou de secours pour des navires, ou des pays autres que la France. Mais en fait, la mission de notre flotte et de l'ensemble de nos équipages par -rapport à notre pays et à nos intérêts, cette mission a été remplie correctement dans des conditions souvent difficiles mais suffisamment pour que l'on puisse estimer que la mission est bien remplie.
- QUESTION (Elie Vannier).- Si elle est bien remplie, monsieur le Président - et nous savons qu'elle coûte environ 100 millions par mois, ce qui est important - est-ce que le groupe aéronaval peut rentrer puisqu'il est à 3 jours de navigation de Toulon.
- LE PRESIDENT.- La mission n'est pas achevée. La guerre entre l'Iran et l'Irak continue malheureusement. Nous nous efforçons dans d'autres lieux, c'est-à-dire où les diplomates se rencontrent, notamment au Conseil de sécurité des Nations unies, nous nous efforçons de contribuer à l'apaisement, à la fin de la guerre de l'Iran et l'Irak. Mais dans l'-état présent des choses, on ne peut pas dire que l'on ait véritablement beaucoup avancé. Nous souhaitons naturellement que les résolutions des Nations unies soient appliquées et nous travaillons pour cela.
- QUESTION.- Quel sera le critère d'appréciation pour servir à partir de quel moment vous déciderez-vous du retour du groupe aéronaval vers la France ?
- LE PRESIDENT.- Je ne pourrai pas vous le communiquer à l'instant. Si je le savais avec précision, je ne suis pas sûr que je vous le dirai, mais ce que je puis dire en tout cas, c'est que ce moment n'est pas arrivé.
- QUESTION.- Monsieur le Président, nous disions, il y a un instant, que la guerre entre l'Iran et l'Irak dure d'une façon extrêmement active depuis maintenant sept années, on parle de deux millions de morts, de dégâts absolument considérables. Est-ce que vous pensez - vous parlez de la résolution des Nations unies, du Conseil de sécurité, de la recommandation - que la France peut jouer et doit jouer un rôle actif de médiation dans ce conflit entre l'Iran et l'Irak ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que oui. La France n'est pas un pays belligérant même quand on a voulu la mettre en cause. La France déplore ce conflit. Elle a bien mon jugement sur les causes et elle veille aux conséquences. Mais comme membre permanent du conseil de sécurité, nous avons un devoir qui est de contribuer avec d'autres mais en particulier nous la France, à tenter de rapprocher les points de vue ou au moins en finir avec cette guerre atroce. C'est ce que nous faisons constamment.\
QUESTION.- On est très près du Proche et du Moyen-Orient, on ne peut pas ne pas parler des otages. A votre avis, ont-ils une chance d'être libérés avant la fin de l'année ?
- LE PRESIDENT.- Je ne ferai aucun pronostic à ce sujet. C'est une démarche constante qui a été -entreprise depuis déjà plusieurs années, elle continue puisque ces otages, quatre d'entre eux `Georges Hansen et Philippe Rochot le 20 juin 1986, Aurel Cornéa le 24 décembre 1986, Jean-Louis Normandin le 28 novembre 1987, journalistes à Antenne 2`, je l'espère, n'ont pas été rendus à leurs familles en contradiction avec toutes les règles de la morale, du droit, du respect de l'être humain.
- Peu importe. Les jugements que nous avons sur ces choses sont des jugements sévères. Mais notre devoir est de faire tout ce qu'il est possible de faire pour obtenir leur libération. Je ne vous donnerai aucun délai. Je ne pourrai expliquer la position de la France sur aucune condition particulière d'autant plus que nous ne pouvons pas même pour obtenir cette libération, renoncer à certains des intérêts primordiaux du pays. C'est dire combien la tâche est difficile.
- QUESTION.- Monsieur le Président, vous employez deux expressions, vous avez dit "nous devons faire tout ce qui est possible pour obtenir leur libération" et "nous ne pouvons pas renoncer aux intérêts primordiaux".
- LE PRESIDENT.- Oui, c'est entre ces deux termes que se trouve la chance qu'il faut jouer pleinement.
- QUESTION.- Une polémique s'est engagée lorsque Gordji a été autorisé à quitter la France, lorsque des réfugiés politiques iraniens ont été expulsés vers le Gabon : où placez-vous la barre ? Jusqu'où peut-on ou doit-on aller pour obtenir la libération des otages ?
- LE PRESIDENT.- Dans l'affaire dite "Gordji", je n'ai pas à prendre position. C'est fait. Les jugements se porteront plus tard. Pour ce qui touche à l'expulsion des Iraniens, il y a le droit. Ce droit est contenu dans notre Constitution. La Constitution de la République française reconnaît le droit d'asile. Et d'autre part, il existe un droit international, la Convention de Genève, qui détermine les conditions dans lesquelles s'exerce ce droit d'asile et dans quelles conditions il peut être remis en question. Voilà les deux questions posées. Je suis naturellement en relation avec le Haut Commissariat aux réfugiés £ on fait appel à moi de tous côtés : il faut que les conditions juridiques qui s'attachent à la qualité de réfugié politique qui a le droit de bénéficier de l'asile politique, au regard de nos lois comme au regard de la Convention de Genève, il faut que ces conditions soient respectées. L'ont-elles été ? Si elles ne l'ont pas été, alors il faut remettre en position la discussion sur le droit des réfugiés en question.\
QUESTION.- La relation entre la France et l'Iran est décidément très complexe. "Le Monde", hier, et le journal "Le Matin", aujourd'hui, affirment que les ventes d'armes à l'Iran se sont poursuivies après mars 1986, avez-vous des informations, monsieur le Président ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas d'information. Je connais les affirmations de M. le Premier ministre, de M. le ministre de la défense et je me fie à ces déclarations.
- QUESTION.- Le démenti du gouvernement met un point final à cette affaire à votre avis ?
- LE PRESIDENT.- J'ai lu cela ce matin, hâtivement, avant de commencer une journée qui, comme vous le voyez, est assez chargée. Mais quand le gouvernement s'exprime, mon mouvement naturel est de penser qu'il dit la vérité aux Français. Le rôle de la presse bien entendu c'est toujours d'aller plus loin. C'est son rôle, c'est ce qui fait la grandeur des démocraties.
- QUESTION.- Monsieur le Président, puisque nous parlons de ventes d'armes, il semble, d'après certaines informations, que l'Irak a déjà utilisé 650 missiles Exocet français à trois millions pièce. C'est un marché considérable pour une entreprise nationale : est-ce que nous continuons à vendre des armes à l'Irak et est-ce qu'il est possible d'avoir une politique équilibrée, notamment de médiation à laquelle vous faisiez allusion pour ce conflit Iran - Irak, si nous vendons des armes à l'une des deux parties ?
- LE PRESIDENT.- Les premiers accords militaires entre la France et l'Irak ont été engagés en 1976. C'était un choix militaire sans doute, mais beaucoup plus un choix politique dans le -cadre de la politique française par -rapport au monde arabe. A l'époque, il n'y avait pas la guerre entre l'Iran et l'Irak. Mais à l'époque, et à cette époque je n'étais pas encore le premier responsable, on a continué d'appliquer les contrats, c'est-à-dire de livrer des armes à l'Irak. On peut se poser la question qu moment où il était en danger, c'était le moment d'y renoncer et cela a continu par la suite jusqu'à ce jour. Bien entendu, on module de manière à ne pas mêler la France outre mesure à un conflit dans lequel, solidaire sans doute du monde arabe, elle n'entend pas se comporter comme l'adversaire de l'Iran.\
QUESTION.- On a parlé de guerre depuis le début de cet entretien, on va parler un petit peu de paix. MM. Reagan et Gorbatchev ont signé un accord de désarmement nucléaire. C'est la première fois qu'ils le font depuis l'apparition de l'atome. Que pensez-vous en quelques mots de cet accord ?
- LE PRESIDENT.- Je l'ai déjà dit.
- QUESTION.- Oui, mais vous l'avez dit de deux manières différentes.
- LE PRESIDENT.- Non, non. C'est un très bon accord et je m'en réjouis, c'est simple.
- QUESTION.- Première tonalité, c'était à Angers, je vous avais écouté, vous avez dit "c'est un très bon accord".
- QUESTION.- Deuxième tonalité dans l'interview accordée au "Nouvel Observateur", vous avez un petit peu nuancé.
- LE PRESIDENT.- Non pas du tout. Simplement d'autres journalistes, c'était M. Jean Daniel qui m'interrogeait et m'a dit que c'était l'euphorie en Amérique. Est-ce qu'il faut être euphorique ? J'ai dit rien de trop, il faut s'en réjouir et il faut aussi penser à la suite, c'est-à-dire quelles autres formes de désarmement peut-on désormais mettre en oeuvre dans les relations entre les deux plus grandes puissances du monde. Voilà la question et j'ai commencé d'indiquer les quelques points auxquels la France tenait. Bien entendu, la France aura le droit d'être euphorique si l'accord de désarmement s'élargit pour préserver les équilibres nécessaires. Le désarmement doit signifier plus de sécurité et pas moins. Il n'en reste pas moins que j'ai dit une seule chose et que je m'y tiens : ce sont de bons accords, c'est la bonne direction, on travaille pour la paix et la France ne peut qu'approuver.\
QUESTION.- Dans l'interview de Jean Daniel `au "Nouvel Observateur` et pardonnez-moi de le lire mais je veux vous citer une précision, vous dites donc à Jean Daniel et je vous cite : "Tant qu'une menace pèsera sur l'intégralité et l'indépendance de notre pays, quelque forme que prenne cette menace, la France préservera sa capacité nucléaire dissuasive.
- LE PRESIDENT.- Cela va de soi.
- QUESTION.- On a le sentiment que la menace est éternelle. Est-ce que vous n'êtes pas en train de dire aux autres...
- LE PRESIDENT.- ... éternelle à compter du moment où un équilibre au niveau le plus bas possible aurait été réalisé, comme on peut l'espérer même si c'est très difficile, entre l'Union soviétique et les Etats-Unis d'Amérique, entre le Pacte de Varsovie - l'Est - et l'Alliance atlantique - l'Ouest - £ mais la France prendra sa part dans ce cas-là.
- QUESTION.- Le niveau plus bas possible, c'est-à-dire au même niveau que les forces françaises ?
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas dit cela. Toutes ces choses se discutent et quand on compare d'un côté environ 13000 charges nucléaires côté américain, un peu plus de 11000 charges nucléaires côté soviétique et environ 300 pour la France, vous reconnaîtrez qu'il ne serait pas normal qu'on demande d'abord à la France de se démunir de sa protection. Que les autres fassent un effort très important avant que nous puissions engager une conversation en engageant la France dans ce désarmement.
- QUESTION.- Est-ce qu'il n'y a pas un risque pour l'Europe si on allait jusqu'au bout de cette logique du désarmement ? Est-ce qu'un jour, si les deux grands désarment, est-ce que l'Europe ne risque pas de se trouver nez-à-nez face à l'Union soviétique bien supérieure en armement conventionnel ?
- LE PRESIDENT.- Il faut aussi que le désarmement bouge jusque là £ que l'on étudie et que l'on discute des conditions d'équilibre des armements conventionnels.\
QUESTION.- Monsieur le Président, lorsque l'on parle de cet accord Reagan - Gorbatchev, on parle aussi immédiatement de l'Allemagne. Alors je ne suis pas certain que les Français, nous-mêmes, ayons bien compris la position de la France. On a parlé de glacis, de frontière de sécurité, de frontière de survie.
- LE PRESIDENT.- Ce n'est pas faute de l'expliquer. Alors aidez-moi dans ce cas-là.
- QUESTION.- A défaut de mourir pour Dantzig est-ce que demain les jeunes Français, en cas de besoin, devront mourir pour Hambourg ?
- LE PRESIDENT.- La question est posée en termes que vous avez le droit de poser mais qui me paraissent aller vers une comparaison historique qui, a priori, condamne toute réponse. Passons à la suite.
- Ce que je vais vous dire, c'est que la France et l'Allemagne sont alliées, elles sont deux fois alliées : dans le -cadre de l'Alliance atlantique même si nos statuts sont différents - nous avons des armes nucléaires, l'Allemagne n'en a pas et ne peut pas en avoir £ nous n'appartenons pas au commandement intégré de l'OTAN, l'Allemagne appartient à ce commandement intégré. Cela veut dire que nous avons une stratégie de dissuasion nucléaire autonome : cela dépend de notre décision et, en pratique, de ma décision. Ce sont donc des situations différentes mais nous sommes dans la même Alliance - et nous sommes également alliés depuis le Traité entre le général de Gaulle et le chancelier Adenauer en 1963 : un ensemble de dispositions, dont des dispositions militaires, que j'ai mises en application 20 ans après, à la suite d'un échange de vues avec le chancelier Kohl en 1982.
- A partir de là, quand on est alliés, on a des obligations mutuelles. Là où la réserve doit être bien comprise, c'est que l'arme nucléaire est d'un caractère bien spécifique, bien particulier. C'est une arme de dissuasion. C'est pour faire qu'il n'y ait pas de guerre, de guerre contre la France. Et, dans l'ensemble de l'Alliance atlantique, les forces américaines, anglaises, françaises qui sont les trois seules à disposer d'armes nucléaires sont faites pour dissuader toute agression, pour qu'il n'y ait pas de guerre et pour ne pas entrer dans le raisonnement de vouloir la gagner sur le terrain, pour qu'il n'y ait pas de guerre, que ce soit assez redoutable pour que nul n'ose nous attaquer. La France tient ce raisonnement pour elle-même avec sa propre force. Et le commandement, la décision, l'emploi de cette arme ne peut dépendre que de la décision française. Elle ne veut pas être partagée avec personne et en particulier pas avec l'Allemagne. Voilà la différence.\
QUESTION.- S'il y a une guerre, si Hambourg est attaqué, réagissons-nous automatiquement ?
- LE PRESIDENT.- La couverture de l'Allemagne, la couverture nucléaire de l'Allemagne ne peut être assurée que par les forces atlantiques, que par l'Alliance `atlantique`
- QUESTION.- Il peut donc y avoir une bataille de l'Allemagne, et de la France ?
- LE PRESIDENT.- Il ne peut pas y avoir de bataille de l'Allemagne et de la France puisque cela fait partie de la même aire stratégique. Mais l'emploi de l'arme nucléaire dépend de la décision française et la couverture nucléaire de l'Allemagne doit être assurée par l'Alliance. Il faut se mettre à ce niveau-là. Vous parlez toujours de Hambourg, on pourrait parler d'autres villes : mais ce qui est vrai, c'est que si l'Alliance ne devait pas jouer pour assurer la sécurité de l'Allemagne, ce qui serait vraiment insupportable : quand on s'engage il faut tenir et on dit constamment aux Américains, je leur dis : votre assistance, votre contribution doit être immédiate et non pas soumise aux conditions variables de ce que l'on appelle une stratégie flexible.
- J'espère que je suis assez clair. L'arme nucléaire et la stratégie de dissuasion nucléaire autonome de la France s'applique à la défense de notre territoire et de ce que l'on appelle depuis le Général `de Gaulle` nos intérêts vitaux. Et l'appréciation de ces intérêts vitaux dépend du Président de la République. Par exemple, le Président de la République peut estimer qu'il y a menace sur notre territoire - qu'on appelle notre sanctuaire - au-delà de nos frontières, bien entendu. Mais c'est une estimation qui ne peut pas être définie à l'avance.\
QUESTION.- Monsieur le Président, vous venez de parler des rapports entre la France et l'Allemagne. D'une façon plus générale, c'est un problème européen, celui de sa sécurité. D'ailleurs en mars dernier intervenant à 20H sur les chaînes de télévision françaises, vous avez dit : l'Europe échouera si elle jongle avec les délais et renvoie à la fin du siècle les problèmes qui attendent depuis 30 ans d'être tranchés et vous avez ajouté : "Préparons le moment où l'Europe dotée d'un pouvoir politique central décidera elle-même des moyens de sécurité".
- LE PRESIDENT.- C'est à cela que je travaille.
- QUESTION.- Sauf que nous sortons d'un sommet `conseil européen`, celui de Copenhague, qui n'a pas véritablement donné le sentiment aux Français que l'on a progressé beaucoup.
- LE PRESIDENT.- Absolument. C'est l'indécision des douze pays qui ont de la peine à s'accorder sur quelques problèmes délicats mais qui sont hors de proportion par -rapport à la marche de l'histoire et par -rapport à la responsabilité de ces douze pays qui doivent un jour ou l'autre parvenir à une certaine forme d'unité politique en même temps qu'à une certaine forme d'unité de défense.
- Mais on en est loin. Nous sommes encore dans la zone d'influence des accords de la dernière guerre mondiale. Nous sommes encore sous le coup des décisions prises à Téhéran et à Yalta. L'Europe a été partagée en zones d'influence, les pays de l'Alliance `atlantique` sont dans des situations différentes, un pays comme l'Irlande est neutre, les autres pays qui sont membres de l'OTAN sont sous le commandement intégré, la France elle est à part, l'Espagne aussi. Bref, tant que l'on n'aura pas réglé ce type de problème - et il faudra encore du temps - il faudra du temps pour créer aussi l'unité politique indispensable. C'est vrai qu'on ne pourra pas répondre que l'unité de défense existe. Il faut y travailler. C'est une espérance à fixer et une réalité pour la génération suivante.\
QUESTION `Paul Amar`.- L'Europe, les Etats-Unis, l'Union soviétique, j'ai le sentiment que les opinions publiques occidentales sont actuellement très séduites par l'attitude et la politique de M. Gorbatchev. C'est un stratège chinois, Sen Chun, qui disait au VIème siècle avant Jésus-Christ "l'art suprême de la guerre, c'est de soumettre l'ennemi sans combat". N'avez-vous pas le sentiment que M. Gorbatchev est passé maître dans cet art ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que tous les grands politiques et tous les grands stratèges ont toujours appliqué cette règle. M. Gorbatchev l'applique avec beaucoup de maîtrise et beaucoup de talent. C'est vrai, ce n'est pas simplement votre penseur chinois, c'est pas simplement aujourd'hui M. Gorbatchev. Tous ceux qui ont eu à défendre leurs intérêts ou quelquefois qui ont eu des idées conquérantes - cela n'a pas manqué à travers les siècles - ont toujours pensé obtenir disons "à bon marché" ce qui leur coûterait fort cher. Plutôt que de faire la guerre, on emploie la stratégie de la menace. Mais en l'occurrence on ne peut pas incriminer M. Gorbatchev de cette façon, puisque ce n'est pas par la menace qu'il agit, mais par la demande d'un désarmement et le désarmement c'est le contraire d'une menace. Qu'il y ait des arrières pensées dans la tête de chacun, c'est bien possible : mon rôle n'est pas de pénétrer à l'intérieur du cerveau ou bien d'examiner le subconscient de chaque responsable politique. Moi, je juge sur les faits et je constate en fait que l'Union soviétique a pris des initiatives utiles en matière de désarmement, et je constate que les Etats-Unis d'Amérique en ont pris aussi et qu'aujourd'hui il y a un mouvement commun. Je leur dis simplement : continuez et préservez les raisons que j'ai déjà dites, que je ne voudrais pas répéter, c'est qu'il y a une telle différence de capacité militaire que les surpuissants peuvent détruire plusieurs fois la terre. Permettez-moi de vous dire que c'est quand même un peu trop, y compris la première fois. Enfin c'est comme ça. Ils ont encore beaucoup de marge pour faire disparaître les armements inutiles, inutiles donc dangereux.\
QUESTION (Elie Vannier).- Monsieur le Président, pour revenir d'un mot à la construction européenne, est-ce que vous n'avez pas le sentiment que parfois on demande aux sommets européens, au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement, de traiter de problèmes qui devraient être réglés au moins par des ministres.
- LE PRESIDENT.- C'est sûr, je reconnais dans vos paroles l'écho de celles que je prononce. Mais comme je les prononce en dehors de vous, je ne vous accuserai pas de faire du psittacisme, de me répéter. Non, justement c'est le bon sens qui commande.
- Il est évident que le Conseil européen doit régler dans le détail des problèmes de certaines productions agricoles. On a beaucoup discuté du colza, modes de productions du colza, des huiles végétales : tout cela est très important, mais quand même du niveau des ministres responsables et peut-être même des hauts fonctionnaires que vous évoquez. Sauf qu'il y a, à l'heure actuelle, une perversion des institutions européennes. Il faut que le Conseil européen soit là pour décider les grands choix et qu'il ne s'embarasse pas des contradictions qui, en fait, l'empêchent de disposer du temps pour construire l'Europe. Seulement, il ne faut pas non plus exagérer le pessimisme : cela fait bientôt sept ans que je prends part à ces débats et j'ai bien constaté qu'à trois ou quatre reprises on piétinait, et puis qu'arrivait un moment où il prend son élan et où il aboutit. J'espère que cela se passera comme cela.\
QUESTION (Paul Amar).- Djibouti a acquis son indépendance il y a dix ans, la France est présente ici. Est-ce qu'on peut qualifier ce statut de "statut d'indépendance-association" ?
- LE PRESIDENT.- Non. C'est une indépendance et une souveraineté entières. La France n'a pas une base à Djibouti. La France a des soldats des trois armes à Djibouti par une libre disposition du gouvernement djiboutien.
- QUESTION (Elie Vannier).- J'imagine que l'allusion de Paul Amar portait en fait sur la Nouvelle-Calédonie.
- LE PRESIDENT.- Vous êtes un peu trop malins. Je n'avais pas saisi. Je pensais à une allusion...
- QUESTION (Paul Amar).- Alors on va vous la faire saisir.
- LE PRESIDENT.- Il faut m'expliquer parfois plusieurs fois pour que je comprenne.
-QUESTION.- Est-ce que vous pensiez à Djibouti quand vous avez parlé d'indépendance-association à propos de la Nouvelle-Calédonie ?
- LE PRESIDENT.- Non pas du tout. Cela n'a aucun -rapport. La Nouvelle-Calédonie relève de la République française, Djibouti est un pays indépendant. Si vous voulez que l'on continue cette conversation on pourrait en effet parler alors de l'avenir de la Nouvelle-Calédonie. Mais c'est un autre problème.
- QUESTION.- A ce sujet, monsieur le Président, il y a une actualité : Yeiwéné Yeiwéné a donc été pour le moment incarcéré. Le gouvernement a demandé au ministère public de faire appel de cette décision. La décision sera donc revue le 28 décembre, on ne sait pas encore dans quel sens et vous avez vous-même reçu récemment M. Tjibaou...
- LE PRESIDENT.- Le devoir du gouvernement et le mien, c'est de saisir ou de créer toutes les occasions d'accélérer ou de provoquer l'apaisement : ça, c'est notre devoir. Il n'est pas d'exciter les antagonismes, d'aggraver des querelles qui finiront mal. Il est de faciliter le dialogue. Il est évident que des décisions comme celles qui viennent de frapper M. Yeiwéné ou le cas échéant qui frapperaient M. Tjibaou, ne vont pas dans ce sens. D'une façon générale, il faut bien penser que toute fraction de toute population qui dépend de notre décision doit être respectée. Dans leur culture, leur identité culturelle, dans leur histoire, dans leurs intérêts économiques, la possession de la terre, les Canaques doivent être respectés. Il faut qu'ils le sentent. C'est vrai qu'il faut sortir enfin en Nouvelle-Calédonie de l'époque coloniale. Il faut en sortir enfin.
- QUESTION.- On sent bien qu'on est entré dans une impasse en Nouvelle-Calédonie, et qu'on entre dans une autre phase, peut-être plus dangereuse. Comment en sortir concrètement ?
- LE PRESIDENT.- Par la justice. Il faut que les lois soient appliquées également pour tous ceux qu'elles doivent protéger. Par la justice, par le sentiment d'égalité et par ce sentiment de respect. Car si l'on devait aboutir à l'écrasement ou à la disparition d'une histoire et d'une culture représentées par une fraction de population, une ethnie ou un ensemble d'ethnies, alors la France aurait commis une grave faute et une grave faute contre elle-même.\
QUESTION `Elie Vannier`.- Nous sommes sur un porte-avions qui s'appelle le Georges-Clemenceau du nom d'un homme d'Etat français auquel vous avez rendu hommage le 11 novembre dernier, homme d'Etat dont la longévité est bien connue. Alors rassurez-vous, cela sera peut-être une des premières ou une des seules interviews où nous n'allons pas vous demander si vous serez ou non candidat à l'élection présidentielle.
- LE PRESIDENT.- Vous faites bien.
- QUESTION.- J'ai quand même envie de vous poser une question comme journaliste, comme citoyen : sur un porte-avions il y a un point de non retour, c'est-à-dire que lorsqu'un avion commence à démarrer, à un moment, il ne peut plus rester sur le porte-avions. Quel est pour vous le point de non retour ? Quel est le moment où vous pourrez annoncer votre décision ?
- LE PRESIDENT.- C'est l'histoire de la vie. Il n'y a pas une seule décision importante dans les domaines importants de votre vie personnelle qui ne réponde à cette image. Sur le -plan politique, sur le -plan national, c'est comme ça.
- Alors vous m'avez parlé de Clemenceau. Je ne voudrais quand même pas que vous passiez si vite. Clemenceau est un des hommes d'Etat que je voudrais voir produire en exemple plus souvent encore à l'intention des nouvelles générations. C'est un très grand personnage marqué par l'intelligence sans doute, par la culture mais surtout par l'énergie, le courage, la volonté farouche de servir son pays et de défendre un certain nombre de droits. Clemenceau, vous le savez, a été l'un de ceux qui dans l'affaire Dreyfus, ont pris le parti de la justice. Voilà un bel exemple. Et c'est normal qu'un porte-avions comme cela, un si beau bâtiment, porte ce grand nom.\
Alors vous voulez me faire venir sur cette histoire de candidature, vous tournez autour...
- QUESTION.- Non, les Français attendent. Quelle est la date ? Ils attendent ce que vous allez décider.
- LE PRESIDENT.- Est-ce que vous connaissez les autres candidats ? Vous pouvez m'informer ?
- QUESTION.- Oui, Raymond Barre est candidat, Jacques Chirac est candidat, Michel Rocard est candidat, M. Lajoinie, M. Juquin, cela dépendra de vous.
- LE PRESIDENT.- C'est très bien. Vous m'apprenez cela à la fois. Certains d'entre eux n'ont pas fait de déclarations officielles de candidature. Moi, je suis Président de la République. J'exerce ma fonction dans l'-état présent de mes réflexions, je ne me pose pas d'autres questions.
- QUESTION (Elie Vannier).- Ce sera notre dernière question, monsieur le Président, toujours autour de ça, mais c'est simplement un sentiment personnel que je vais vous demander. Vous ouvrez votre journal, vous voyez Gérard Depardieu qui vous demande de rester.
- LE PRESIDENT.- Je lui en suis très reconnaissant car c'est une preuve d'amitié et de confiance.
- QUESTION.- Alors quelle est votre réaction, vous êtes agacé, amusé, indifférent ?
- LE PRESIDENT.- Je suis d'abord touché. Je trouve que c'est très sympathique de leur part. Ils ne m'ont pas consulté, donc je n'ai pas eu à leur dire, allez-y, ou à essayer de les retenir, ce qui me laisse toute liberté dans mon propre engagement.
- QUESTION (Paul Amar).- Cela ressemble à une pression amicale et vous n'aimez par les pressions m'a-t-on dit.
- LE PRESIDENT.- Non, mais quand elles sont amicales c'est sympathique. Mais c'est vrai que les pressions de mes adversaires me posent plus de problèmes encore que les pressions de mes amis. Mais vous savez, j'observe toujours une très grande distance à l'égard des choses. Je suis Président de la République, j'ai des devoirs à l'égard du pays et cela va être une période un peu difficile entre le mois de janvier et le mois de mai. Je dois, dans la mesure de mes moyens, veiller à ce que cela se passe bien, à ce que cela se passe le mieux possible. Alors ne m'embarquez pas dans des discussions qui sont hors de saison.
- QUESTION (Paul Amar).- Vous n'avez toujours pas envie de vous représenter ?
- LE PRESIDENT.- Ne tournez pas comme cela... Nous allons maintenant nous séparer. J'ai été heureux de pouvoir vous rencontrer dans ces circonstances.
- Elie Vannier.- Nous vous remercions de nous avoir accordé cette interview et nous allons donc retrouver maintenant William Leymergie qui se trouve lui aussi sur le Clemenceau, mais dans un endroit assez distant de celui-ci.
- Merci, monsieur le Président de la République.\