14 décembre 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Interview accordée par M. François Mitterrand, Président de la République, au "Forbes Magazine" le 14 décembre 1987, notamment sur la crise financière internationale, les négociations de désarmement américano-soviétiques et l'aide aux pays en voie de développement, Paris, lundi 14 décembre 1987.

QUESTION.- Aux Etats-Unis, actuellement, nous sommes préoccupés parce que nous avons l'impression que nous-mêmes et l'Allemagne, nous nous séparons un petit peu, alors que nous avions des rapports très étroits et au fond, surtout, je pense pour des divergences d'opinion sur le -plan économique, lequel vous savez le secrétaire du Trésor et beaucoup de personnes aux Etats-Unis déplorent le fait que l'Allemagne n'a pas baissé les taux d'intérêts, n'a pas stimulé l'économie de l'Allemagne par crainte d'inflation. Et comme vous le savez une partie, enfin le débat là-dessus a certainement bien des facteurs - facteurs mineurs peut-être -, mais a contribué à la grande crise "crash".
- Je me demandais, monsieur le Président, comment vous voyez vous-même cette divergence d'opinion entre le gouvernement américain et le gouvernement allemand au sujet des taux d'intérêt, est-ce qu'il faudrait stimuler l'économie ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que les Etats-Unis d'Amérique et l'Allemagne - et ils ne sont pas les seuls - ont une responsabilité dans le développement de la crise. Je les avais avertis en 1982, lors du Sommet des sept pays industrialisés de Versailles, de la nécessité qu'il y avait d'organiser un système monétaire autour des trois pôles - dollar, yen, écu européen - et de mener des politiques économiques favorisant la croissance là où c'était possible, accompagnées d'une diminution des déficits et des taux d'intérêt. A Versailles, un groupe de travail international avait été chargé de ces questions sous la présidence de Jacques Delors. Au cours des années qui ont suivi, certains progrès ont été faits, mais timides, jusqu'aux déclarations récentes de M. Baker et aux réunions qui ont eu lieu à Tokyo, à New York, à Paris. Aujourd'hui, on se trouve dans la même situation - aggravée naturellement - avec des déficits américains trop lourds - commerce extérieur et budget - avec une politique allemande trop contractée, avec des taux d'intérêt trop élevés et un Japon qui n'utilise pas les grandes disponibilités dont il dispose. Et les autres pays ne sont pas indemnes de reproches.\
QUESTION.- Vous ne pensez pas, monsieur le Président, qu'il serait possible d'avoir au moins partiellement une sorte de retour à l'étalon or, mais à un système où l'or ferait partie du panier des monnaie comme l'idée de M. Baker ?
- LE PRESIDENT.- C'est une idée parmi d'autres. Il est certain que depuis que le système monétaire international a été cassé en 1971, le monde n'a pas retrouvé son équilibre. Je n'accuse personne, à partir du moment où il n'y a pas d'ordre monétaire, chacun défend ses intérêts nationaux sans se rendre compte qu'il n'y a pas d'intérêt national vraiment protégé sans ordre mondial.
- QUESTION.- Alors que devrait être la prochaine étape, pour créer un nouveau système monétaire basé peut-être sur l'or en partie ?
- LE PRESIDENT.- Autour des trois pôles de référence monétaires : dollar, yen, écu, fixer des limites aux fluctuations, organiser des liens entre les responsables des banques centrales, disposer de plus grandes disponibilités pour maîtriser les mouvements excessifs. Mais la reconstruction d'un système monétaire international ordonné suppose une plus grande convergence des économies. S'il subsiste trop longtemps des écarts importants entre elles, alors les monnaies divergent au point de s'affoler.
- QUESTION.- Comment peut-on faire bouger les experts ? Qui, finalement, donne le coup de sifflet pour que la conférence démarre ?
- LE PRESIDENT.- Il faut une volonté politique. Les solutions techniques existent.
- QUESTION.- Le chancelier Kohl, par exemple, a convoqué une conférence pour cela ou le Président Reagan.. Vous le voyez convoquer une conférence pour cela ?
- LE PRESIDENT.- Convoquer, inviter, ce serait une bonne chose.
- QUESTION.- Alors peut-être parce que, étant donné que le Président de la République française n'est pas au milieu de la tourmente, c'est lui qui devait jouer le rôle du catalyseur peut-être ?
- LE PRESIDENT.- La France est un pays qui a de grandes réussites dans beaucoup de domaines. Elle a réussi à réduire une inflation qui était de 14 % par an en 1981, jusqu'à une perspective de 2 à 2,5 cette année. Elle a rétabli plusieurs de ses grands équilibres. La France ne redoute certainement pas de prendre une initiative. Simplement, on ne peut proposer que lorsqu'on a le sentiment de pouvoir être entendu. Ne gaspillons pas les propositions.\
QUESTION.- Pour passer un petit peu aux difficultés, les choses qui séparent actuellement l'Allemagne et les Etats-Unis, les questions militaires, enfin le sentiment que peut-être l'Allemagne devrait se rapprocher plus de la France pour le cas où les Etats-Unis et l'URSS auraient tendance à réduire encore les possibilités atomiques, alors à ce moment, enfin l'Allemagne est un peu moins enthousiaste dans ce mouvement général.
- LE PRESIDENT.- J'approuve tout à fait la démarche de M. Reagan et de M. Gorbatchev. C'est une excellente chose et ils devraient même en faire davantage. Ils se sont attaqués pour l'instant aux forces nucléaires intermédiaires, qui représentent à peine 3 % de l'armement nucléaire. Je crois qu'il serait bon qu'ils parlent maintenant des armes stratégiques. J'ai entendu beaucoup de gens s'en inquiéter, mais c'est la bonne direction.
- L'Allemagne paye encore le -prix de la dernière guerre mondiale. Elle n'a pas retrouvé la pleine disposition d'elle-même sur le -plan militaire. Alors elle s'appuie essentiellement sur l'Alliance atlantique et sur la sécurité que lui apportent les Etats-Unis d'Amérique. Elle cherche en même temps, à l'intérieur de l'Europe, à développer ses relations avec la France qui est une des cinq puissances nucléaires du monde. C'est normal. Je comprends que l'Allemagne ne désire pas voir son territoire bourré d'explosifs nucléaires et son territoire désigné à l'avance pour une nouvelle destruction, pire que la précédente. Nous avons de bonnes relations avec l'Allemagne. Nous avons resserré nos dispositifs militaires. J'ai donné vie, vingt ans après, sur le -plan militaire au Traité signé par le Général de Gaulle et le Chancelier Adenauer. On a encore des progrès à faire. Mais naturellement dans le domaine nucléaire, la décision ne peut être que nationale.\
QUESTION.- Est-ce que les forces nucléaires françaises seront mêlées, enfin à un certain moment, aux discussions aboutissant à l'élimination des armes atomiques ?
- LE PRESIDENT.- A partir d'un certain moment, pourquoi pas ? J'ai expliqué cela aux Nations unies en septembre 1983. Si les Russes et les Américains vont loin, très loin, dans le désarmement stratégique.. Pour l'instant, il y a 13000 charges nucléaires américaines environ, 11000 charges nucléaires soviétiques. Nous, c'est de l'ordre de 300. Il suffit de dire ces chiffres pour comprendre que les deux plus grandes puissances ont encore du chemin à faire, beaucoup de chemin, avant que les autres ne s'engagent.
- QUESTION.- Voyez-vous la nécessité d'un désarmement atomique progressif, est-ce que vous pensez que le monde occidental devrait renforcer les moyens conventionnels, étant donné que les Russes ont énormément de chars et d'avions etc...
- LE PRESIDENT.- Certainement, il y a une inégalité sensible dans les moyens conventionnels de l'alliance de Varsovie et les forces du Pacte atlantique. Je vous rappelle que la stratégie de la France repose sur la dissuasion nucléaire et que celle-ci relève de notre décision autonome. La force nucléaire française peut détruire un territoire plus grand que la France. Mais ce n'est pas une force agressive, c'est une force dissuasive. Entre l'Est et l'Ouest la paix mondiale a été assurée depuis 40 ans par l'équilibre nucléaire.
- QUESTION.- C'est pour cela que l'élimination de ces armes au-delà d'un certain point vraisemblablement serait dangereuse pour le monde occidental. Pour l'instant, on essaie d'arrêter l'accélération.
- LE PRESIDENT.- Le risque est dans le surarmement. Ne gémissons pas déjà sur les futurs dangers du désarmement.
- QUESTION.- Je crois que c'est fort bien dit, monsieur le Président.\
QUESTION.- Alors pour l'avenir, à titre personnel, comment réagissez-vous à M. Gorbatchev ?
- LE PRESIDENT.- J'ai dit que je trouvais ces propositions très utiles. Je ne passe pas mon temps à m'interroger sur les arrières-pensées. Je m'interroge sur les faits. Le problème est que tout se passe comme si les intentions étaient bonnes.
- QUESTION.- Que pensez-vous monsieur le Président des énormes problèmes de M. Gorbatchev à l'intérieur de la Russie pour essayer de réinsuffler une certaine vie à sa propre économie ?
- LE PRESIDENT.- Ah oui, c'est un homme remarquable. Il s'est rendu compte des causes qui font que l'Union soviétique a des faiblesses, en particulier dans la présentation de sa politique au monde. Il donne le sentiment de vouloir s'attaquer d'abord à la modernisation de l'appareil économique, administratif. C'est certainement un événement très important. Je ne dis pas pour autant qu'il y ait changement dans la théorie économique et politique. M. Gorbatchev s'inscrit dans la ligne de Lénine. D'ailleurs, on n'imagine pas qu'il pourrait en être autrement.
- QUESTION.- Est-ce que vous pensez que sur le -plan intégral, ces problèmes sont aussi graves que beaucoup de gens en Occident semblent le croire ? A savoir qu'il n'est pas du tout certain qu'il pourra rester au pouvoir, qu'il arrivera à imposer des réformes ? Et que certains pensent que sa position n'est pas encore très solide ?
- LE PRESIDENT.- Je ne peux pas me prononçer. M. Gorbatchev connaît très bien les rouages politiques de son pays. Il sait ce qu'il fait. Il est représentatif d'une nouvelle génération. Pour le reste je ne puis juger.
- Il faudrait pouvoir mesurer l'exact rapport des forces à l'intérieur du système.
- QUESTION.- Beaucoup de gens en Occident se posaient beaucoup de questions lorsqu'il a disparu de la scène publique pendant à peu près un mois, beaucoup de gens pensaient que peut-être ce n'était pas simplement des vacances...
- LE PRESIDENT.- Il a fourni une explication lui-même. Je ne peux pas en donner d'autre.
- QUESTION.- On pensait que les services de renseignement français sont considérés comme les meilleurs, alors on pensait peut-être que le Président de la République française avait des renseignements que l'on n'avait pas.
- LE PRESIDENT.- Les renseignements, c'est qu'il est rentré en bonne santé physique et morale. Ce n'est pas un renseignement extrêmement original.
- LE JOURNALISTE.- ... C'est très fondamental.\
QUESTION.- Sur une autre question, de plus en plus les Etats-Unis, certains Sénateurs, certains membres du Congrès semblent penser que notre problème de notre déséquilibre commercial américain qui d'ailleurs contribue beaucoup à notre déficit, que beaucoup de gens pensent maintenant que le meilleur moyen de corriger ce problème, c'est de créer des barrières tarifaires vis-à-vis du Japon, vis-à-vis des gens avec qui nous avons des problèmes. Alors, je me demandais, enfin j'étais curieux de savoir comment vous pensiez, monsieur le Président, quelle est, selon vous, la manière de résoudre ce problème du déséquilibre des échanges ? Que faudrait-il faire aux Etats-Unis où c'est un vrai problème et dans les autres pays, que faire ? Comment résister aux pressions, au protectionnisme ? Est-ce que les barrières tarifaires sont le meilleur moyen ?
- LE PRESIDENT.- On ne peut pas se plaindre des barrières dressées par les autres et en élever soi-même, sinon on perd toute autorité morale pour s'adresser au reste du monde ! Il existe une conférence commerciale mondiale, c'est le GATT. Une session du GATT s'est ouverte à Punta del Este, en Uruguay. Voilà l'occasion d'examiner les conditions du commerce international.
- LE PRESIDENT.- Chacun doit faire des concessions. Si on ne choisit pas cete voie, alors il y aura une guerre protectionniste et cette guerre protectionniste gèlera le commerce international. Je peux comprendre que dans telle situation particulière, devant tel événement dramatique, devant la misère à laquelle une population peut se trouver condamnée, on prenne des mesures exceptionnelles. Mais d'une façon générale, il faut faire disparaître les barrières. D'ailleurs nous allons le faire, nous, en Europe, à douze pays soit 320 millions d'habitants d'ici au 1er janvier 1993. C'est très risqué, mais ne pas le faire serait pire.
- QUESTION.- Est-ce que le plus gros problème c'est dans le domaine agricole ?
- LE PRESIDENT.- Non, le problème du protectionnisme se pose partout. Il se pose pour les normes industrielles, il se pose pour les services, les assurances, la fiscalité, la protection sociale. Comment voulez-vous faire du commerce ouvert avec des chances de gagner si d'un côté il y a des législations fiscales et sociales avancées pour les producteurs, les travailleurs, et si de l'autre côté, la production est faite par des gens exploités qui ont de bas salaires et qui n'ont pas de protection sociale. Il faut parler de cela aussi.
- QUESTION.- Est-ce que vous pensez que des progrès réels se font au sein de la Communauté européenne en ce qui concerne la coopération économique ?
- LE PRESIDENT.- Oui, on avance à coup de crise. On pourrait dire que la construction de l'Europe offre un exemple typique du bon usage des maladies. Puisque nous avançons !\
QUESTION.- Monsieur le Président, est-ce que vous pensez que la crise déclenchée par le crash des marchés boursiers, est-ce que, selon vous-même monsieur le Président, cette crise diminue actuellement ou est-ce que vous pensez que c'est le prélude d'une crise économique profonde ?
- LE PRESIDENT.- Si les pays intéressés, d'abord ne se réunissent pas, ensuite, se réunissant, ne décident rien, la crise ne peut que s'aggraver.
- QUESTION.- Est-ce que vous avez décidé, monsieur le Président, certains efforts tendant à une rencontre, est-ce que quelqu'un a prévu qu'un homme...
- LE PRESIDENT.- Une réunion mal préparée serait une catastrophe. Le seul fait de se réunir sans aboutir inquiéterait tout le monde. Il faut donc assurer ses pas.
- QUESTION.- Est-ce que les travaux préparatoires réels se font actuellement ?
- LE PRESIDENT.- Oui bien sûr. Les banques centrales et les ministres intéressés sont en communication constante.\
QUESTION.- Une des critiques que l'on entend aux Etats-Unis, au Congrès et au Sénat, c'est que l'Europe ne dépense pas assez d'argent pour sa défense, sur le -plan militaire, alors on dit pourquoi est-ce que les Etats-Unis devraient garder les troupes en Europe, alors que les autres pays ne dépensent pas la même proportion de leur PNB sur la défense que les Etats-Unis.
- LE PRESIDENT.- La France fait un gros effort. Sa loi-programme va à la limite de ses moyens actuels. Les Etats-Unis d'Amérique sont un très grand pays, ils expriment une civilisation forte et des valeurs qui nous sont proches. Mais la planète terre est devenue toute petite. Qu'est-ce que l'Atlantique ? Il peut être franchi par une fusée nucléaire en 20 minutes. Ce qui se passe en Europe touche directement l'Amérique. Un grand pays a des obligations qui s'imposent à lui. Si son estimation est qu'il doit se replier sur lui-même, alors qu'il prenne ses risques ! Cette conception lui interdirait le rôle qu'il joue actuellement. Mais telle n'est pas l'intention, j'en suis sûr, de ceux qui le dirigent ni le sens de leur politique.
- QUESTION.- Dans le même ordre d'idées, que pensez-vous, monsieur le Président, de cette idée souvent avancée aux Etats-Unis sur laquelle le Japon devrait commencer à construire une certaine puissance militaire pour sa propre défense ?
- LE PRESIDENT.- Le Japon est puissant, actif, il a une longue et grande Histoire. Son statut militaire résulte de la dernière guerre et de la Constitution qu'il s'est donnée. C'est à lui, souverainement d'en décider.
- QUESTION.- Est-ce votre sentiment, monsieur le Président, est-ce que vous pensez que ce serait sage que les Etats-Unis encouragent le Japon à...
- LE PRESIDENT.- Sage n'est pas le mot approprié.\
QUESTION.- Dans une autre partie du monde à votre avis, monsieur le Président, qu'est-ce qui est en train de se passer dans le Golfe persique qui est à un point de déclenchement de crise ?
- LE PRESIDENT.- Rien de pire que le fanatisme. La frontière traditionnelle entre le monde perse et le monde arabe est un lieu central du monde en raison de la situation géographique de ces pays. D'ailleurs vous voyez bien la prudence des plus grandes puissances. La Russie et les Etats-Unis se gardent bien d'envenimer les choses. Au contraire. La dernière résolution du Conseil de sécurité est excellente. Il faudrait lui donner vie.\
LE PRESIDENT.- Mais je veux dire un mot du problème du développement. Chacune de nos décisions sur le -plan monétaire et financier a des répercussions de vie ou de mort sur près de 3 milliards d'êtres humains. C'est les démocraties en péril en Argentine, au Brésil ou ailleurs, c'est la pauvreté tragique en Afrique. Il suffit qu'il y ait une petite variation sur les marchés pour qu'un plan de développement en Côte d'Ivoire ou au Niger soit annulé en une semaine. La baisse actuelle des cours des matières premières fait plonger ces pays. Je considère que la disparité qui se creuse aujourd'hui entre les pays pauvres et les pays riches est un phénomène aussi grave que l'affrontement nucléaire.
- QUESTION.- Pensez-vous que l'impact économique, par exemple les dettes gigantesques des pays d'Amérique latine vis-à-vis de l'Occident, Europe compris, pas uniquement les Etats-Unis, est-ce que vous pensez qu'en fait, il faudrait restructurer ces dettes au point...
- LE PRESIDENT.- Dans certains cas oui, dans d'autres il convient d'examiner les délais, de nouvelles facilités. C'est vrai que cet endettement est colossal mais il représente un montant moindre que ce qu'a coûté la crise boursière en une semaine !
- QUESTION.- En fait, ce sera complètement impossible de récupérer la dette, complètement.
- LE PRESIDENT.- Un créancier intelligent doit penser à ce que vous venez de dire. On n'obtient rien d'un mort, il vaut mieux le faire vivre et l'associer au développement de tous.\