3 décembre 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Interview accordée par M. François Mitterrand, Président de la République, à la télévision suédoise le jeudi 3 décembre 1987, sur la CEE et la défense européenne.

QUESTION.- Demain vous allez au sommet du marché commun à Copenhague `Conseil européen`, comme d'habitude on va assister à une Europe assez divisée, paralysée sur les questions du financement budgétaire. Deux jours plus tard, il y aura un autre sommet, entre M. Reagan et M. Gorbatchev, où ils vont signer l'accord sur les euromissiles. Est-ce que cela est un signe de l'impuissance européenne, c'est-à-dire d'un côté les querelles éternelles sur les détails du financement et de l'autre côté on prend les grandes décisions ?
- LE PRESIDENT.- Vous allez un peu vite là. On ne connaît pas encore le résultat de Copenhague et le résultat de Washington est connu parce que depuis plusieurs années, en tout cas depuis de nombreux mois, M. Reagan et M. Gorbatchev, à force d'échouer, finissent par réussir. Cela veut dire tout simplement que les affaires internationales ne se règlent pas aisément. On va de crises en crises et lorsque l'on parvient à dominer la crise, eh bien, c'est l'accord. L'Europe depuis 1957, depuis la signature du Traité de Rome a connu beaucoup de crises où ce sont toujours des problèmes de caractère national comme souvent d'égoïsme national, parfois de justes intérêts nationaux qui ont cherché à s'imposer sur l'intérêt collectif des pays membres de la Communauté. C'est une dialectique qui s'inscrit dans l'ordre des choses. Tout le problème est de savoir si on a la volonté politique suffisante pour traverser la crise et la dominer. On en est là, on va voir si Copenhague répond à cette définition.
- QUESTION.- Est-ce que le sommet de Copenhague n'est pas en grande mesure un test de la crédibilité pour les hommes politiques européens ?
- LE PRESIDENT.- Chaque fois qu'il y a un sommet, chaque fois c'est un test et comme il y a au moins un sommet tous les six mois, en moyenne un peu plus, l'Europe va donc de test en test. Moi quand j'ai eu à présider au nom de la France la Communauté européenne, c'était en 1984 pour le premier semestre, je me suis trouvé avec seize contentieux qui n'étaient pas réglés depuis plusieurs années. On est arrivé à un accord. Il y a donc des questions qui trainent et qui trouvent un jour leur solution. Il y en a d'autres qui ont plus de chance et qui sont réglées en peu de temps. Là, Copenhague, trois questions essentielles : budget, questions agricoles et problème des aides aux régions les plus pauvres. On appelle cela des problèmes structurels. Ce ne sont pas les problèmes les plus importants mais ils sont quand même très importants.
- Pour répondre à votre première question, il est évident que ces problèmes-là quelle que soit leur importance, ne sont pas à la hauteur de l'enjeu européen proprement dit, c'est pourquoi j'espère que la volonté politique l'emportera.
- QUESTION.- Si un jour vous vous trouvez dans un conflit entre les intérêts de la France et la solidarité européenne quel sera votre choix ?
- LE PRESIDENT.- Mon choix est celui de l'Europe avec pour devoir de défendre le mieux possible l'intérêt de la France. Si l'intérêt de la France vu globalement était antinomique, contradictoire avec l'intérêt de l'Europe je ne me serais pas engagé dans cette voie et je considère que l'Europe c'est une chance aussi pour la France.\
QUESTION.- Les grands projets de l'Europe des Douze c'est l'Europe sans frontière de 1992 n'est-ce pas ? Est-ce que c'est un projet à votre avis qui aujourd'hui est irréversible ?
- LE PRESIDENT.- Je pense que oui. Il a été très difficile à mettre sur pied. On en a parlé pendant plusieurs sommets, on a décidé une réunion à Milan pour savoir si on ferait ou non une conférence intergouvernementale, c'est-à-dire particulière, pour décider. Est-ce que l'on ferait le marché unique, est-ce qu'on ne le ferait pas ? Et on s'est donné rendez-vous à Luxembourg en 1985 et on a décidé en effet que le 31 décembre 1992 on entrerait dans cette nouvelle étape décisive de la construction européenne. Mais cela n'a pas été sans mal. A cinq minutes de la fin c'était l'échec, deux pays continuaient de s'opposer vigoureusement au marché unique et je suppose que parmi ces deux pays il y en a au moins un d'entre eux qui tout en s'étant rallié en 1985 continue ou continuera de refuser en fait tous les accords particuliers. C'est une question de volonté politique. Pardonnez-moi de me répéter. Les pays récalcitrants ou réticents seront entraînés par le mouvement et ne pourront pas ou n'oseront pas s'opposer au mouvement général si la volonté politique existe.
- QUESTION.- En Suède on semble croire qu'il sera tout à fait possible de participer à l'Europe sans frontière à la carte. Est-ce que cette possibilité sera ouverte ?
- LE PRESIDENT.- Elle est déjà ouverte. La Suède a déjà un type de relations avec la Communauté qui lui permet d'avoir - je vais grossir le trait et le dire en souriant - les avantages de la Communauté sans en avoir les inconvénients. En effet, c'est quand même un inconvénient assez sérieux que de ne pas pouvoir prendre part à la décision. Cela veut dire par là que la Communauté se doit d'être ouverte aux pays européens qui ne sont pas membres de la Communauté, elle se doit de le faire. Il n'y a pas de frontière arbitraire entre par exemple le Danemark et la Suède. L'un est dans la Communauté, l'autre n'y est pas. Mais le marché unique c'est quand même l'affaire des Douze. Cela sera un bouleversement. On a pris beaucoup de risques en décidant cela, on a bien fait mais on a pris beaucoup de risques. Moi-même j'y ai poussé pour la France et au sein de l'Europe et je pense que pour mon pays la France, il faudra qu'un effort considérable soit accompli pour qu'elle soit en mesure de supporter des concurrences ainsi ouvertes. Alors il est normal que chacun de ces pays qui prend tant de risques se réserve aussi les bénéfices de ce risque plutôt qu'aux pays voisins.
- QUESTION.- C'est-à-dire comme dans les pays tiers comme la Suède qui ne sont pas membres dans le marché commun ils ne peuvent pas profiter de ce marché intérieur.
- LE PRESIDENT.- Ils profiteront certainement de nombreuses dispositions mais enfin moi, je ne suis pas chargé de négocier ce matin avec vous du type de rapports qui existera entre la Communauté et la Suède en 1993, je n'en sais rien. Je vous donne simplement mon -état d'esprit et je souhaite qu'il y ait entre la Communauté et d'autres pays, la Suède, une relation, comment dirai-je, constructive, mais naturellement les Douze c'est les Douze.\
QUESTION.- Est-ce que la nationalité suédoise est compatible avec être membre du marché commun ?
- LE PRESIDENT.- Je n'en sais rien, c'est à vous, vous êtes Suédois vous-même ? C'est à vous de me le dire. Moi je ne sais pas.
- QUESTION.- Est-ce que l'on peut être neutre et membre du marché commun ?
- LE PRESIDENT.- C'est le cas de l'Irlande. Donc, on peut.
- QUESTION.- VOus avez dit que l'idée de l'Europe est indissociable de l'idée de défense et ne craignez-vous pas que cela pourrait rendre la participation à la construction de l'Europe encore plus difficile pour les pays qui se disent neutres comme la Suède ?
- LE PRESIDENT.- Naturellement. C'est pour cela qu'il faut que l'Europe soit quand même à plusieurs vitesses dans certains domaines. Je pense que l'Europe, construction économique d'abord, technique, ensuite de plus en plus politique, le jour où elle sera parvenue à disposer d'une véritable unité elle ne pourra pas faire autrement que de se charger elle-même de sa sécurité. Alors les statuts seront différents. Un pays neutre, d'autres qui ne le sont pas, qui sont engagés dans des alliances militaires, les pays membres de l'UEO, d'autres qui ne le sont pas, c'est le cas de l'Espagne par exemple, tout cela peut s'arranger. D'ailleurs les statuts allemand et français ne sont pas les mêmes au regard d'abord de l'OTAN, nous ne sommes pas membres du commandement intégré de l'OTAN, nous sommes seuls à ne pas en faire partie, seuls parmi les anciens membres et d'autre part - je ne parle pas naturellement des pays neutres - l'Angleterre, l'Allemagne, en particulier ont des obligations particulières au sein du commandement intégré. Nous sommes une puissance nucléaire, d'autres ne le sont pas. Beaucoup de problèmes sont à régler, mais que l'on puisse appartenir à la Communauté sans être obligé d'être dans tous les systèmes européens notamment le système de sécurité, cela doit être possible, cela existe déjà pour la monnaie. Pour la monnaie, seul un certain nombre de pays européens sur les Douze prend part au système monétaire `SME`, à l'écu. D'autres pays sont dans une situation marginale mais différente, la livre britannique par exemple. D'autres ne sont pas membres du tout du système. Ce qui veut dire qu'il y a beaucoup de souplesse et c'est une bonne chose.\
QUESTION.- Maintenant la coopération franco-allemande. Vous parlez monsieur le Président de l'Europe à plusieurs vitesses. Il y a la coopération franco-allemande qui est un peu le moteur de la construction de l'Europe. Quelles sont les réactions que vous avez eues des autres partenaires européens sur cette coopération intensifiée ?
- LE PRESIDENT.- Militaire, vous voulez dire ?
- QUESTION.- Militaire mais aussi politique.
- LE PRESIDENT.- Le moteur c'est peut-être beaucoup dire. On ne peut pas parler d'axe comme terme qu'on employait dans la génération précédente sous une forme presque agressive, d'axe Paris-Bonn, je ne pense pas que ce soit juste. Mais ce qui est vrai c'est que le plus rude contentieux qui existait au sein de l'Europe, c'était le contentieux franco-allemand, trois guerres dont deux mondiales en moins d'un siècle et en raison de la situation géographique de ces deux pays et de leur importance politique et historique, cela interdisait toute construction véritable de l'Europe.
- Il a donc fallu que ces deux pays commencent par se réconcilier. S'étant réconciliés, il a fallu qu'ils créent des systèmes, des structures entre eux et cela les a habitués à avoir une relation privilégiée. C'est pourquoi le général de Gaulle et le chancelier Adenauer avaient signé en 1963, ici même à l'Elysée, un Traité qui comportait des clauses militaires et ce sont ces clauses que j'ai mises en vigueur avec le chancelier Kohl, vingt ans après, en 1983. Cela étant expliqué, cette évolution historique montre de quelle façon l'Allemagne et la France ont pris un rôle, non pas dominant, mais je crois que vous avez employé une expression moteur tout à l'heure, dynamique. Autour de cette dynamique-là, c'est vrai que parfois d'autres pays, pas tous, sont conduits à se déterminer. Mais il n'y aura de véritable sécurité pour l'Europe que lorsque l'ensemble ou la plupart des pays en mesure de le faire, appartenant aux mêmes alliances, se décideront à s'organiser.\
QUESTION.- Alors il y a une question que nous aurions pu poser, mais on n'a pas voulu la poser parce que tout le monde vous pose cette question.
- LE PRESIDENT.- Laquelle ?
- QUESTION.-.... depuis quelques mois, la question sur votre éventuelle candidature au deuxième mandat. Combien de fois par jour vous pose-t-on cette question ?
- LE PRESIDENT.- On me la pose assez souvent. Je n'ai pas fait de calcul. Disons que depuis ce matin, c'est la première fois. Vous n'avez pas l'illusion que je vais répondre à cette question.
- QUESTION.- Est-ce que l'on vous fatigue avec cette question sans cesse ?
- LE PRESIDENT.- Assez souvent, surtout les journalistes. Dans l'opinion française, on me la pose de temps à autre, si bien que j'y suis habitué.
- QUESTION.- Et vous répondez toujours la même chose ?
- LE PRESIDENT.- Avec quelques variantes pour diversifier et éviter l'ennui, je réponds toujours à peu près la même chose.
- J'aimerais bien profiter de cette émission quand même pour dire aux Suédois, puisque c'est à eux que je vais m'adresser, que je me réjouis de cette occasion d'établir un lien, une relation supplémentaire avec la Suède et les Suédois. Je les connais un peu. Je suis content de les connaître davantage.\