2 décembre 1987 - Seul le prononcé fait foi
Interview accordée par M. François Mitterrand, Président de la République, au journal "Les Izvestia" le mercredi 2 décembre 1987, notamment sur les processus de transformations en URSS, les négociations américano-soviétiques en matière de désarmement et les relations franco-soviétiques.
QUESTION.- Cette année, l'Union soviétique célèbre le 70ème anniversaire de la Révolution d'octobre. En 1789, vous fêterez le bicentenaire de la Grande Révolution française. Ce qui réunit les deux révolutions, c'est qu'elles sont devenues étapes marquantes dans l'histoire de l'humanité en marche vers une société plus juste. "Nous sommes fiers de notre histoire, de notre révolution" a dit Mikhail Gorbatchev, lors de la récente rencontre avec les représentants de l'opinion publique française, tout comme la France est fière de sa révolution. "Avec la France, nous sommes fiers de la Révolution française". Comment évaluez-vous, monsieur le Président, le chemin parcouru par l'Union soviétique en ces soixante dix ans ?
- LE PRESIDENT.- Votre Révolution a ébranlé notre siècle par ses conséquences lointaines aussi bien qu'immédiates : elle a modifié la face de l'Europe et pesé sur l'évolution du monde. On peut en dire autant de la nôtre en son temps. Cependant les jugements portés sur la Révolution française par nos historiens continuent d'être contrastés : a-t-elle été un bien ou un mal ? Clemenceau a répondu à cette question en disant : "La Révolution, c'est un bloc. Il faut tout prendre ou tout refuser". Je crois que cette appréciation est juste. Et que l'opinion générale y souscrit. Eh bien, votre Révolution, qui a connu ses jours glorieux et ses jours sombres, doit être aussi jugée dans son ensemble. J'en vois les aspects critiquables, mais j'en reconnais l'immense importance. J'ai toujours observé son déroulement avec un vif intérêt et lu tout ce que j'ai pu lire à son sujet. Les besoins ressentis, en 1917 et dans les années précédentes, par le peuple russe et par les peuples qui lui étaient associés ont suscité un mouvement venu des profondeurs.
- Soixante-dix ans après on peut, comme vous le dites, évaluer le chemin parcouru. Votre pays a pris une part déterminante à la résistance, puis à la victoire de 1945 et cette victoire a montré que l'Union soviétique était apte à remplir le rôle qu'elle joue aujourd'hui, puissance majeure parmi les grandes nations. Je crois cependant que le système qu'elle a choisi, aussi bien sur le -plan économique que politique, étouffait dans un -cadre vieilli et qu'il convenait de procéder à de vastes changements. L'aspiration à plus de liberté, à plus d'initiative s'est emparée de la génération nouvelle. Je ne puis que m'en réjouir. Cette aspiration est saine. Il me semble que les dirigeants actuels de l'URSS le comprennent.\
QUESTION.- Le processus de la restructuration en URSS suscite un immense intérêt dans le monde entier £ parfois on le qualifie de révolutionnaire. Or, l'attitude de l'Occident n'y est pas péremptoire. J'aimerais connaître votre opinion sur les réformes et transformations qui s'opèrent en Union soviétique.
- LE PRESIDENT.- Il me paraît clair que le processus de restructuration vise à stimuler un pays, le vôtre, qui, en avance sur certains -plans, connaît aussi de nombreux retards. La manière dont agit M. Gorbatchev, son ouverture sur le monde extérieur et sa volonté de débloquer le système en place sont l'expression opportune du besoin qu'éprouve toute société - et la vôtre plus encore - de s'adapter aux conditions nouvelles d'existence, lesquelles changent vite aujourd'hui, entraînant une évolution des esprits, une autre façon de considérer les relations humaines. J'ignore à quel point les réformes de la Perestroïka ont déjà changé les modes de vie en Union soviétique, mais elles ont engagé un processus que je crois irréversible en dépit d'inévitables soubresauts.
- QUESTION.- Avez-vous lu le livre de M. Gorbatchev ?
- LE PRESIDENT.- Oui, dès que je l'ai reçu. Certes, une traduction rend toujours difficile la perception du style. Mais j'y ai trouvé un langage plus sobre, moins convenu, plus clair que celui de l'habituelle littérature officielle, si différente elle-même de votre littérature proprement dite, riche et variée. La pensée de M. Gorbatchev s'inscrit dans la ligne de Lénine, à cela près, qui n'est pas mince, qu'il ne s'agit plus de codifier les conquêtes révolutionnaires mais de décrasser les habitudes, de libérer les énergies, de tirer la leçon d'une longue expérience historique. La Perestroïka présentée comme une révolution "venue d'en haut et d'en bas" caractérise une démarche que je crois salutaire.
- Quant aux rapports entre l'Est et l'Ouest, j'observerai, comme l'a fait M. Gorbatchev dans son livre, que "nous avons besoin d'une paix durable" et que cette paix sera d'autant plus solide que l'Europe apportera, je cite encore l'auteur de la Perestroïka, une contribution "constructive, innovatrice et positive".\
QUESTION.- Vous avez déjà formulé une appréciation positive du futur accord soviéto-américain portant sur l'élimination des missiles à moyenne et plus courte portée, accord qui pourrait donner une impulsion aux négociations sur la réduction de 50 % des armements stratégiques. Une nouvelle étape est en train d'être ouverte dans la voie d'un désarmement effectif.
- LE PRESIDENT.- J'ai, en effet, approuvé le projet d'élimination des missiles nucléaires à moyenne portée. L'OTAN l'avait d'ailleurs souhaité dès 1979. C'est une excellente initiative. Et j'ai encouragé les personnalités soviétiques et américaines que j'ai rencontrées, pendant ces derniers mois, à aller dans ce sens. Mieux vaut désarmer que surarmer, comme on a malheureusement toujours fait depuis quarante ans. Je me réjouis de cette rupture avec une fâcheuse et dangereuse tendance. Rien n'eût été possible sans le déblocage entrepris par M. Gorbatchev.
- Je veux, à cette occasion, dissiper une confusion : je conteste le vocabulaire employé par les négociateurs russo-américains. Les missiles sont dits "intermédiaires" ou de moyenne portée par les Américains et par vous parce qu'ils ne traversent pas l'Atlantique. Mais vos missiles sont stratégiques pour la France, puisqu'ils peuvent atteindre le sol de mon pays. Raison de plus pour moi de me réjouir de leur diminution.
- L'accord américano-soviétique aura des répercussions d'une grande portée sur le -plan international même s'il ne réduit que de 3 % les arsenaux existants. Ce désarmement peut et doit en précéder d'autres : armements nucléaires stratégiques, correction des asymétries conventionnelles en Europe, élimination de l'armement chimique, établissement de nouveaux équilibres à des niveaux beaucoup plus bas.
- Ces accords doivent et devront être vérifiables, cela va sans dire. A cet égard, les récentes dispositions envisagées par MM. Schultz et Chevarnadze représentent à mes yeux un progrès considérable. Vous savez que beaucoup de critiques et d'inquiétudes s'expriment en Europe occidentale sur ces orientations. Sans cesser d'être vigilant, je ne les partage pas. Pour sauver la paix, il faut avoir l'audace de l'avenir.\
QUESTION.- Comment voyez-vous notre planète au début du 3ème millénaire ? Un monde sans armes, et en particulier sans armes nucléaires, est-il possible ?
- LE PRESIDENT.- Lorsque des étapes aussi substantielles que j'ai déjà évoquées auront été franchies, il sera temps d'observer, avant d'aller plus loin, si les premières phases du désarmement nucléaire assurent à tous la stabilité et la sécurité. L'équilibre au plus bas niveau possible, c'est déjà, croyez-moi, un vaste programme ! Commençons par le commencement. Un désarmement simultané et contrôlé de quelque -nature qu'il soit, doit avoir pour objet de préserver l'équilibre entre les blocs avant que ceux-ci perdent leur raison d'être. Un monde sans armes est-il possible me dites-vous ? Je pense que l'URSS, l'une des deux puissances les plus armées, doit, avec les Etats-Unis, répondre d'abord à cette question. Si notre planète, dans le cours du siècle prochain, sortait enfin de la course aux armements un champ immense de prospérité s'ouvrirait devant l'humanité. Nous pourrions consacrer nos ressources au développement attendu avec tant d'angoisse par les peuples du tiers monde dont je répète qu'ils devraient constituer aujourd'hui notre principale préoccupation.\
QUESTION.- Les processus intégrationnistes en Europe de l'Ouest englobant les domaines économiques, mais aussi politiques et militaires, se sont accentués considérablement ces derniers temps. N'y voyez-vous pas les risques d'aggraver la division du continent européen en deux blocs ? Car, enfin, l'Europe qui est notre maison commune à nous tous doit faire face à de nombreux problèmes qu'on ne pourra résoudre qu'en concertant nos efforts. Comment la France et l'URSS pourraient-elles contribuer ensemble au développement des processus issus de la CSCE ?
- LE PRESIDENT.- Je suis un partisan résolu de la construction européenne. Les peuples qui composent l'actuelle Communauté rehausseront leur influence et seront présents, grâce à elle, dans les grands débats qui touchent à la paix, au développement, à la culture, dont ils sont trop souvent absents. La division de l'Europe, qui résulte de la dernière guerre mondiale, a placé la plupart des pays européens, à l'exception de l'URSS, dans une position de dépendance dont je souhaite qu'ils sortent. Chaque fois que je m'exprime en faveur de la construction de l'Europe, je n'oublie jamais ni ceux qui sont à l'Ouest et qui ne font pas partie des Douze, ni la partie de l'Europe qui se trouve aujourd'hui au sein du Pacte de Varsovie. Je n'oublie pas que nous puisons le plus souvent aux mêmes sources, que nos Histoires s'entremêlent et que beaucoup de nos intérêts sont communs.
- Je ne vois pas la construction de l'Europe communautaire comme un moyen d'accroître la division de l'Europe en deux, au contraire. Je suis favorable à tout ce qui pourrait servir au resserrement des liens entre les pays de la CEE et ceux du COMECON. Je fais le même raisonnement lorsqu'il s'agit de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Cette tribune, ce lieu de rencontre nous sont nécessaires pour que le dialogue continue. L'URSS et la France ont à diverses reprises contribué d'un commun accord à assurer les processus qui en ont découlé. C'est la bonne voie.\
QUESTION.- Etes-vous satisfait, monsieur le Président, de l'-état actuel des relations franco-soviétiques ? Que peut-on faire pour les améliorer ?
- LE PRESIDENT.- Nos relations politiques s'affermissent. Nos relations commerciales sont médiocres. Mes relations avec M. Gorbatchev sont constructives. Nous nous sommes déjà rencontrés quatre fois et j'en ai tiré un réel profit en même temps que la satisfaction de mieux comprendre la façon d'être et les desseins du Premier secrétaire du PCUS.
- Nos choix se conjuguent dans des domaines importants : par exemple, la conférence internationale sur le Proche et le Moyen-Orient. La France a marqué ses réserves sur l'IDS. Elle approuve le désarmement nucléaire. Vous connaissez notre position sur l'Afghanistan ou sur le Cambodge. Bien des choses nous séparent mais, sur un -plan général, nous avons établi entre nous un bon climat, que je souhaite meilleur encore. Je n'ai jamais considéré l'Union soviétique comme un ennemi, pas même comme un adversaire. Simplement, c'est un grand pays qui a ses intérêts. Et nous avons les nôtres.
- Nos échanges économiques sont faibles et au détriment de la France. Les exportations françaises vers l'Union soviétique ne représentent que 1,3 % de l'ensemble des exportations dans le monde. Quand on pense à l'immensité de l'Union soviétique, au nombre de ses habitants, à sa puissance, c'est dérisoire !
- Je m'étonne parfois des critiques adressées par votre presse à la France à cause de la force nucléaire qu'elle détient. Il faut qu'on sache que la France, selon ses moyens techniques et financiers, a le devoir de se doter des armes dont disposent les autres puissances. Les Russes, qui sont patriotes, doivent le comprendre. Cela n'a rien d'agressif. Notre stratégie se proclame et est réellement dissuasive.
- Enfin nos relations s'amélioreront plus encore quand les accords d'Helsinki sur les droits de l'homme seront pleinement en vigueur.
- Pour conclure, je veux dire à l'Union soviétique que je n'oublie pas le -concours déterminant qui a été apporté à la France par son peuple et les sacrifices consentis par lui pendant la guerre. La gratitude que nous vous devons pour notre libération est un gage solide d'amitié.\
QUESTION.- Les droits de l'homme sous des aspects différents occupent une des places importantes dans les contacts internationaux. Le plus souvent ce problème revêt un caractère de réclamations et dénonciations réciproques. Que pourraient entreprendre ensemble la France et l'Union soviétique pour assurer le progrès dans ce domaine dans l'intérêt de nos deux pays et de nos deux peuples ?
- LE PRESIDENT.- D'abord, je viens de le souligner, en appliquant les accords déjà conclus. Notamment pour la libre circulation des personnes. La France ne se propose pas en modèle ! Mais, si j'admets les différences entre nous nées de tant de causes historiques, je crois à la nécessité de structures démocratiques. La liberté, partout, a le même goût. Bien entendu, pour moi, les droits sociaux et les libertés collectives sont l'indispensable complément des libertés individuelles. Evitons en tout cas les dénonciations réciproques. Ce qui se passe en Union soviétique lève un espoir qui ne peut que servir à un rapprochement que j'appelle de mes voeux.\
QUESTION.- Récemment, vous vous êtes opposé aux affirmations pessimistes sur le "déclin" de la France. Quelle est votre vision du lendemain de votre pays, de son rôle dans l'arène internationale en l'an 2000 ?
- LE PRESIDENT.- Non, la France n'est pas en déclin. Mais il lui a fallu du temps pour se remettre des hémorragies de 1914 - 1918 et de 1939 - 1945. On n'a pas assez réfléchi à 70 ans de distance, aux conséquences de la Première Guerre mondiale, à ce million et demi de jeunes Français disparus, aux sacrifices subis par notre pays. On ne s'est pas encore remis non plus de la Deuxième Guerre mondiale, et vous savez de quoi je parle, vous qui y avez perdu tant des vôtres.
- On commence pourtant à voir un monde nouveau surgir, une fois ces blessures guéries. Les nouvelles générations ont le champ libre. La France reste un des cinq premiers pays du monde, en dépit de sa population très inférieure à beaucoup d'autres. Sur le -plan militaire, elle est le troisième. Sur le -plan industriel et économique, le quatrième ou le cinquième selon les cas. Eurêka, Ariane, Airbus sont des initiatives françaises. Nous jouons un rôle actif dans l'espace, en aéronautique, dans les télécommunications, l'énergie, l'informatique, les transports terrestres, la recherche médicale notamment. Sur le -plan culturel, la contribution française au patrimoine et à la création intellectuelle et artistique mondiaux est reconnue.
- Nous avons aussi nos faiblesses. Nous n'aimons pas beaucoup sortir de chez nous. Notre industrie de biens d'équipements est très insuffisante. Nous nous complaisons dans nos débats intérieurs. Nous devons développer davantage l'accession de nos jeunes aux degrés élevés du savoir et nous adapter plus rapidement aux disciplines de l'informatique. C'est par la recherche, par l'instruction, par la maîtrise des technologies avancées que nous accomplirons de nouveaux progrès. Et par une politique familiale qui assurera le renouvellement des générations afin d'atteindre un taux de natalité raisonnable.
- Je ne conçois pas enfin le destin de la France isolé de l'Europe à construire.\
QUESTION.- Chaque jour du Président de la République est réglé minute par minute et ce, plusieurs jours, voire semaines à l'avance. Monsieur le Président, à quoi consacrez-vous les brefs moments de loisir que vous avez ?
- LE PRESIDENT.- Je garde libres toutes mes soirées, après vingt et une heures, sauf exceptions rares, pour lire, écrire, recevoir mes amis personnels, parfois aller au théâtre, au cinéma, écouter de la musique, regarder la télévision.
- Dans la journée je consacre une heure à la marche dans les rues et les jardins de Paris, par discipline physique et mentale. J'aime voir l'animation, les passants, les devantures des magasins, les marchés. De temps à autre, je me rends chez moi, près de l'océan, dans le sud-ouest de la France. Voilà.\
- LE PRESIDENT.- Votre Révolution a ébranlé notre siècle par ses conséquences lointaines aussi bien qu'immédiates : elle a modifié la face de l'Europe et pesé sur l'évolution du monde. On peut en dire autant de la nôtre en son temps. Cependant les jugements portés sur la Révolution française par nos historiens continuent d'être contrastés : a-t-elle été un bien ou un mal ? Clemenceau a répondu à cette question en disant : "La Révolution, c'est un bloc. Il faut tout prendre ou tout refuser". Je crois que cette appréciation est juste. Et que l'opinion générale y souscrit. Eh bien, votre Révolution, qui a connu ses jours glorieux et ses jours sombres, doit être aussi jugée dans son ensemble. J'en vois les aspects critiquables, mais j'en reconnais l'immense importance. J'ai toujours observé son déroulement avec un vif intérêt et lu tout ce que j'ai pu lire à son sujet. Les besoins ressentis, en 1917 et dans les années précédentes, par le peuple russe et par les peuples qui lui étaient associés ont suscité un mouvement venu des profondeurs.
- Soixante-dix ans après on peut, comme vous le dites, évaluer le chemin parcouru. Votre pays a pris une part déterminante à la résistance, puis à la victoire de 1945 et cette victoire a montré que l'Union soviétique était apte à remplir le rôle qu'elle joue aujourd'hui, puissance majeure parmi les grandes nations. Je crois cependant que le système qu'elle a choisi, aussi bien sur le -plan économique que politique, étouffait dans un -cadre vieilli et qu'il convenait de procéder à de vastes changements. L'aspiration à plus de liberté, à plus d'initiative s'est emparée de la génération nouvelle. Je ne puis que m'en réjouir. Cette aspiration est saine. Il me semble que les dirigeants actuels de l'URSS le comprennent.\
QUESTION.- Le processus de la restructuration en URSS suscite un immense intérêt dans le monde entier £ parfois on le qualifie de révolutionnaire. Or, l'attitude de l'Occident n'y est pas péremptoire. J'aimerais connaître votre opinion sur les réformes et transformations qui s'opèrent en Union soviétique.
- LE PRESIDENT.- Il me paraît clair que le processus de restructuration vise à stimuler un pays, le vôtre, qui, en avance sur certains -plans, connaît aussi de nombreux retards. La manière dont agit M. Gorbatchev, son ouverture sur le monde extérieur et sa volonté de débloquer le système en place sont l'expression opportune du besoin qu'éprouve toute société - et la vôtre plus encore - de s'adapter aux conditions nouvelles d'existence, lesquelles changent vite aujourd'hui, entraînant une évolution des esprits, une autre façon de considérer les relations humaines. J'ignore à quel point les réformes de la Perestroïka ont déjà changé les modes de vie en Union soviétique, mais elles ont engagé un processus que je crois irréversible en dépit d'inévitables soubresauts.
- QUESTION.- Avez-vous lu le livre de M. Gorbatchev ?
- LE PRESIDENT.- Oui, dès que je l'ai reçu. Certes, une traduction rend toujours difficile la perception du style. Mais j'y ai trouvé un langage plus sobre, moins convenu, plus clair que celui de l'habituelle littérature officielle, si différente elle-même de votre littérature proprement dite, riche et variée. La pensée de M. Gorbatchev s'inscrit dans la ligne de Lénine, à cela près, qui n'est pas mince, qu'il ne s'agit plus de codifier les conquêtes révolutionnaires mais de décrasser les habitudes, de libérer les énergies, de tirer la leçon d'une longue expérience historique. La Perestroïka présentée comme une révolution "venue d'en haut et d'en bas" caractérise une démarche que je crois salutaire.
- Quant aux rapports entre l'Est et l'Ouest, j'observerai, comme l'a fait M. Gorbatchev dans son livre, que "nous avons besoin d'une paix durable" et que cette paix sera d'autant plus solide que l'Europe apportera, je cite encore l'auteur de la Perestroïka, une contribution "constructive, innovatrice et positive".\
QUESTION.- Vous avez déjà formulé une appréciation positive du futur accord soviéto-américain portant sur l'élimination des missiles à moyenne et plus courte portée, accord qui pourrait donner une impulsion aux négociations sur la réduction de 50 % des armements stratégiques. Une nouvelle étape est en train d'être ouverte dans la voie d'un désarmement effectif.
- LE PRESIDENT.- J'ai, en effet, approuvé le projet d'élimination des missiles nucléaires à moyenne portée. L'OTAN l'avait d'ailleurs souhaité dès 1979. C'est une excellente initiative. Et j'ai encouragé les personnalités soviétiques et américaines que j'ai rencontrées, pendant ces derniers mois, à aller dans ce sens. Mieux vaut désarmer que surarmer, comme on a malheureusement toujours fait depuis quarante ans. Je me réjouis de cette rupture avec une fâcheuse et dangereuse tendance. Rien n'eût été possible sans le déblocage entrepris par M. Gorbatchev.
- Je veux, à cette occasion, dissiper une confusion : je conteste le vocabulaire employé par les négociateurs russo-américains. Les missiles sont dits "intermédiaires" ou de moyenne portée par les Américains et par vous parce qu'ils ne traversent pas l'Atlantique. Mais vos missiles sont stratégiques pour la France, puisqu'ils peuvent atteindre le sol de mon pays. Raison de plus pour moi de me réjouir de leur diminution.
- L'accord américano-soviétique aura des répercussions d'une grande portée sur le -plan international même s'il ne réduit que de 3 % les arsenaux existants. Ce désarmement peut et doit en précéder d'autres : armements nucléaires stratégiques, correction des asymétries conventionnelles en Europe, élimination de l'armement chimique, établissement de nouveaux équilibres à des niveaux beaucoup plus bas.
- Ces accords doivent et devront être vérifiables, cela va sans dire. A cet égard, les récentes dispositions envisagées par MM. Schultz et Chevarnadze représentent à mes yeux un progrès considérable. Vous savez que beaucoup de critiques et d'inquiétudes s'expriment en Europe occidentale sur ces orientations. Sans cesser d'être vigilant, je ne les partage pas. Pour sauver la paix, il faut avoir l'audace de l'avenir.\
QUESTION.- Comment voyez-vous notre planète au début du 3ème millénaire ? Un monde sans armes, et en particulier sans armes nucléaires, est-il possible ?
- LE PRESIDENT.- Lorsque des étapes aussi substantielles que j'ai déjà évoquées auront été franchies, il sera temps d'observer, avant d'aller plus loin, si les premières phases du désarmement nucléaire assurent à tous la stabilité et la sécurité. L'équilibre au plus bas niveau possible, c'est déjà, croyez-moi, un vaste programme ! Commençons par le commencement. Un désarmement simultané et contrôlé de quelque -nature qu'il soit, doit avoir pour objet de préserver l'équilibre entre les blocs avant que ceux-ci perdent leur raison d'être. Un monde sans armes est-il possible me dites-vous ? Je pense que l'URSS, l'une des deux puissances les plus armées, doit, avec les Etats-Unis, répondre d'abord à cette question. Si notre planète, dans le cours du siècle prochain, sortait enfin de la course aux armements un champ immense de prospérité s'ouvrirait devant l'humanité. Nous pourrions consacrer nos ressources au développement attendu avec tant d'angoisse par les peuples du tiers monde dont je répète qu'ils devraient constituer aujourd'hui notre principale préoccupation.\
QUESTION.- Les processus intégrationnistes en Europe de l'Ouest englobant les domaines économiques, mais aussi politiques et militaires, se sont accentués considérablement ces derniers temps. N'y voyez-vous pas les risques d'aggraver la division du continent européen en deux blocs ? Car, enfin, l'Europe qui est notre maison commune à nous tous doit faire face à de nombreux problèmes qu'on ne pourra résoudre qu'en concertant nos efforts. Comment la France et l'URSS pourraient-elles contribuer ensemble au développement des processus issus de la CSCE ?
- LE PRESIDENT.- Je suis un partisan résolu de la construction européenne. Les peuples qui composent l'actuelle Communauté rehausseront leur influence et seront présents, grâce à elle, dans les grands débats qui touchent à la paix, au développement, à la culture, dont ils sont trop souvent absents. La division de l'Europe, qui résulte de la dernière guerre mondiale, a placé la plupart des pays européens, à l'exception de l'URSS, dans une position de dépendance dont je souhaite qu'ils sortent. Chaque fois que je m'exprime en faveur de la construction de l'Europe, je n'oublie jamais ni ceux qui sont à l'Ouest et qui ne font pas partie des Douze, ni la partie de l'Europe qui se trouve aujourd'hui au sein du Pacte de Varsovie. Je n'oublie pas que nous puisons le plus souvent aux mêmes sources, que nos Histoires s'entremêlent et que beaucoup de nos intérêts sont communs.
- Je ne vois pas la construction de l'Europe communautaire comme un moyen d'accroître la division de l'Europe en deux, au contraire. Je suis favorable à tout ce qui pourrait servir au resserrement des liens entre les pays de la CEE et ceux du COMECON. Je fais le même raisonnement lorsqu'il s'agit de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Cette tribune, ce lieu de rencontre nous sont nécessaires pour que le dialogue continue. L'URSS et la France ont à diverses reprises contribué d'un commun accord à assurer les processus qui en ont découlé. C'est la bonne voie.\
QUESTION.- Etes-vous satisfait, monsieur le Président, de l'-état actuel des relations franco-soviétiques ? Que peut-on faire pour les améliorer ?
- LE PRESIDENT.- Nos relations politiques s'affermissent. Nos relations commerciales sont médiocres. Mes relations avec M. Gorbatchev sont constructives. Nous nous sommes déjà rencontrés quatre fois et j'en ai tiré un réel profit en même temps que la satisfaction de mieux comprendre la façon d'être et les desseins du Premier secrétaire du PCUS.
- Nos choix se conjuguent dans des domaines importants : par exemple, la conférence internationale sur le Proche et le Moyen-Orient. La France a marqué ses réserves sur l'IDS. Elle approuve le désarmement nucléaire. Vous connaissez notre position sur l'Afghanistan ou sur le Cambodge. Bien des choses nous séparent mais, sur un -plan général, nous avons établi entre nous un bon climat, que je souhaite meilleur encore. Je n'ai jamais considéré l'Union soviétique comme un ennemi, pas même comme un adversaire. Simplement, c'est un grand pays qui a ses intérêts. Et nous avons les nôtres.
- Nos échanges économiques sont faibles et au détriment de la France. Les exportations françaises vers l'Union soviétique ne représentent que 1,3 % de l'ensemble des exportations dans le monde. Quand on pense à l'immensité de l'Union soviétique, au nombre de ses habitants, à sa puissance, c'est dérisoire !
- Je m'étonne parfois des critiques adressées par votre presse à la France à cause de la force nucléaire qu'elle détient. Il faut qu'on sache que la France, selon ses moyens techniques et financiers, a le devoir de se doter des armes dont disposent les autres puissances. Les Russes, qui sont patriotes, doivent le comprendre. Cela n'a rien d'agressif. Notre stratégie se proclame et est réellement dissuasive.
- Enfin nos relations s'amélioreront plus encore quand les accords d'Helsinki sur les droits de l'homme seront pleinement en vigueur.
- Pour conclure, je veux dire à l'Union soviétique que je n'oublie pas le -concours déterminant qui a été apporté à la France par son peuple et les sacrifices consentis par lui pendant la guerre. La gratitude que nous vous devons pour notre libération est un gage solide d'amitié.\
QUESTION.- Les droits de l'homme sous des aspects différents occupent une des places importantes dans les contacts internationaux. Le plus souvent ce problème revêt un caractère de réclamations et dénonciations réciproques. Que pourraient entreprendre ensemble la France et l'Union soviétique pour assurer le progrès dans ce domaine dans l'intérêt de nos deux pays et de nos deux peuples ?
- LE PRESIDENT.- D'abord, je viens de le souligner, en appliquant les accords déjà conclus. Notamment pour la libre circulation des personnes. La France ne se propose pas en modèle ! Mais, si j'admets les différences entre nous nées de tant de causes historiques, je crois à la nécessité de structures démocratiques. La liberté, partout, a le même goût. Bien entendu, pour moi, les droits sociaux et les libertés collectives sont l'indispensable complément des libertés individuelles. Evitons en tout cas les dénonciations réciproques. Ce qui se passe en Union soviétique lève un espoir qui ne peut que servir à un rapprochement que j'appelle de mes voeux.\
QUESTION.- Récemment, vous vous êtes opposé aux affirmations pessimistes sur le "déclin" de la France. Quelle est votre vision du lendemain de votre pays, de son rôle dans l'arène internationale en l'an 2000 ?
- LE PRESIDENT.- Non, la France n'est pas en déclin. Mais il lui a fallu du temps pour se remettre des hémorragies de 1914 - 1918 et de 1939 - 1945. On n'a pas assez réfléchi à 70 ans de distance, aux conséquences de la Première Guerre mondiale, à ce million et demi de jeunes Français disparus, aux sacrifices subis par notre pays. On ne s'est pas encore remis non plus de la Deuxième Guerre mondiale, et vous savez de quoi je parle, vous qui y avez perdu tant des vôtres.
- On commence pourtant à voir un monde nouveau surgir, une fois ces blessures guéries. Les nouvelles générations ont le champ libre. La France reste un des cinq premiers pays du monde, en dépit de sa population très inférieure à beaucoup d'autres. Sur le -plan militaire, elle est le troisième. Sur le -plan industriel et économique, le quatrième ou le cinquième selon les cas. Eurêka, Ariane, Airbus sont des initiatives françaises. Nous jouons un rôle actif dans l'espace, en aéronautique, dans les télécommunications, l'énergie, l'informatique, les transports terrestres, la recherche médicale notamment. Sur le -plan culturel, la contribution française au patrimoine et à la création intellectuelle et artistique mondiaux est reconnue.
- Nous avons aussi nos faiblesses. Nous n'aimons pas beaucoup sortir de chez nous. Notre industrie de biens d'équipements est très insuffisante. Nous nous complaisons dans nos débats intérieurs. Nous devons développer davantage l'accession de nos jeunes aux degrés élevés du savoir et nous adapter plus rapidement aux disciplines de l'informatique. C'est par la recherche, par l'instruction, par la maîtrise des technologies avancées que nous accomplirons de nouveaux progrès. Et par une politique familiale qui assurera le renouvellement des générations afin d'atteindre un taux de natalité raisonnable.
- Je ne conçois pas enfin le destin de la France isolé de l'Europe à construire.\
QUESTION.- Chaque jour du Président de la République est réglé minute par minute et ce, plusieurs jours, voire semaines à l'avance. Monsieur le Président, à quoi consacrez-vous les brefs moments de loisir que vous avez ?
- LE PRESIDENT.- Je garde libres toutes mes soirées, après vingt et une heures, sauf exceptions rares, pour lire, écrire, recevoir mes amis personnels, parfois aller au théâtre, au cinéma, écouter de la musique, regarder la télévision.
- Dans la journée je consacre une heure à la marche dans les rues et les jardins de Paris, par discipline physique et mentale. J'aime voir l'animation, les passants, les devantures des magasins, les marchés. De temps à autre, je me rends chez moi, près de l'océan, dans le sud-ouest de la France. Voilà.\