25 novembre 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Interview accordée par M. François Mitterrand, Président de la République, à la télévision danoise le 25 novembre 1987, sur l'identité culturelle de la France.

QUESTION.- Monsieur le Président, vu de l'étranger, de chez nous par exemple, du Danemark, le Président de la République française joue un rôle qui est presque le rôle d'un monarque. Quel est le rôle constitutionnel du Président de la République française ?
- LE PRESIDENT.- Un monarque, c'est beaucoup dire, il y a des monarchies absolues dans l'histoire du monde. Il y a des monarchies constitutionnelles. Il y a des monarchies de toutes sortes, si la monarchie c'est le gouvernement d'un seul, on ne peut pas dire qu'en France il y ait un monarque. Il y a un Président de la République qui dispose de pouvoirs plus étendus qu'on ne le voit ordinairement dans la plupart des démocraties et des républiques. Je vois cela plus étendu mais avec des limites et heureusement. C'est-à-dire qu'il y a d'autres pouvoirs, d'autres institutions dans un pays comme la France. Il y a naturellement le Gouvernement, donc le Premier ministre, il y a le Parlement, il y a un contrôle de la constitutionnalité des lois et comme vous le savez bien entendu, il y a la séparation du pouvoir, notamment judiciaire, de telle sorte que l'on peut bien tendu faire des appréciations soit d'approbation, soit de critiques sur le rôle du Président de la République française mais il se tient dans les limites qui correspondent - je le crois - aux normes de la démocratie, c'est-à-dire de gouvernement du peuple par le peuple.
- Mais il est vrai que le Président de la République française dispose de pouvoirs plus étendus que la plupart des Présidents, des souverains qui exercent la plus haute fonction dans l'Etat. Si vous voulez bien me poser des questions là-dessus, je suis prêt à vous répondre.
- QUESTION.- Oui, il n'y a pas que cela, dans le domaine de la défense, de la politique étrangère...
- LE PRESIDENT.- Il y a en France, comme toujours, je pense que ce n'est pas le seul pays, mais en France notamment, un goût un peu invétéré de tout écrire. Nous avons déjà adopté depuis la fin du XVIIIème siècle, - je ne sais pas combien - 19 ou 20 Constitutions. On écrit, c'est une tradition de droit romain. Nous ne faisons pas et nous avons peut-être tort, comme les pays anglo-saxons qui font davantage confiance aux traditions ou à l'usage £ alors comme tout est écrit et comme la vie n'entre pas exactement - vous le savez bien - dans le moule des textes, il se crée des usages qui quelquefois contredisent les textes. C'est ce qui est arrivé avec l'actuelle Constitution qui est celle de 1958, révisée en 1962 avec l'élection du Président de la République au suffrage universel. Alors, le Président de la République a des responsabilités précises, notamment en matière de défense et de sécurité, en matière de politique étrangère et de diplomatie et également pour que soient respectés les principes fondamentaux inscrits dans nos Constitutions : droits de l'homme, le respect, etc.
- Le Président de la République a aussi une capacité d'intervention dans quelques autres domaines, mais en fait pendant les premières années de la Cinquième République, à partir du général de Gaulle jusqu'à une époque récente, y compris une période que j'ai moi-même connue, l'usage d'une intervention, d'une capacité d'intervention du Président de la République dans pratiquement tous les domaines, cet usage était tout à fait établi. Moi, j'ai toujours pensé lorsque j'étais dans l'opposition que c'était un usage abusif, qu'il fallait se rapprocher davantage de la lettre et donc du véritable esprit d'une Constitution parlementaire et j'ai peu à peu ramené les choses dans un équilibre, celui qui me paraissait le plus juste, au point que je n'ai pas eu par -rapport au changement de majorité de 1986, la difficulté de conception sur mon rôle que certains ont imaginée. Quelquefois on a cru que l'on m'arrachait les pouvoirs que j'avais de moi-même déjà restitués au Gouvernement de la République avec MM. Mauroy et Fabius.\
QUESTION.- Il y a une autre tradition française, c'est que les Présidents français changent le paysage parisien.
- LE PRESIDENT.- Oh, est-ce que l'on peut dire cela ? Je ne sais pas si le général de Gaulle a réalisé des grands projets architecturaux ou d'urbanisme à Paris. Peut-être y en a-t-il, cela ne me vient pas à l'esprit, mais il a fait autre chose.
- M. Pompidou, son action a été symbolisée surtout par Beaubourg, qui s'appelle d'ailleurs aujourd'hui le Centre Pompidou, qui est une grande et belle chose, extrêmement vivante. Et M. Giscard d'Estaing, lui-même, a lancé un certain nombre de projets. Dans ceux qui me sont attribués, dont j'ai pris la responsabilité et, disons les choses, que j'ai mis en oeuvre, nombre étaient ceux qui dont l'idée, la conception, les premiers projets revenaient à mes prédécesseurs. Par exemple la Villette, le grand Musée des sciences et des techniques, par exemple le Musée d'Orsay qui est le musée des oeuvres allant des années 1850 à 1910, par exemple la Défense, par exemple l'Institut du monde arabe. Je les ai mis en oeuvre, j'ai changé les projets quelquefois - pas pour la Villette ou Orsay - j'ai changé pour la Défense et pour l'Institut du monde arabe, et j'en ai ajouté quelques autres, notamment le Grand Louvre, notamment l'Opéra de la Bastille et donc le transfert du ministère de l'économie et des finances. Enfin je ne veux pas faire l'énumération de tout cela, mais au total, c'est vrai que le visage de Paris ou de la région parisienne changera.
- QUESTION.- Mais on sait par exemple chez nous que vous avez suivi avec beaucoup d'intérêt, le projet d'un de nos compatriotes, de Otto Von Spreckelsen.
- LE PRESIDENT.- La plupart de ces projets ont été établis sur la base de concours internationaux, quelques-uns de concours nationaux - c'est le cas par exemple du nouveau ministère des finances -. Quelquefois, il n'y a pas eu de concours, par exemple pour la pyramide et les nouveaux accès, la restauration du Louvre. Mais enfin, les concours internationaux ont été la règle générale et ils ont eu beaucoup de succès pour la Défense - maintenant on l'appelle l'arche parce que c'est M. Spreckelsen qui l'a conçue - mais c'était la Défense. Comment achever ce quartier architecturalement intéressant ? Il y avait 450 projets venus du monde entier, pour l'Opéra Bastille 750, et on ne me soumettait que les 6 projets déjà sélectionnés par le jury. C'est ainsi que j'ai choisi un projet dont je ne connaissais pas l'auteur et c'était celui de M. Spreckelsen qui était un homme remarquable, que j'ai beaucoup estimé et apprécié. J'ai été très peiné par sa mort et j'ai constamment été solidaire de ses actions. Il nous a présenté un très beau projet, ce sera une très belle oeuvre. Il est vraiment triste qu'il ne puisse pas en être le spectateur. C'était un architecte danois. Cela aurait pu en être un autre. De la même façon que pour l'Opéra Bastille, c'était un architecte canadien, d'origine d'Amérique latine. La règle a toujours été strictement respectée. J'ignorais le nom et donc la nationalité des architectes choisis. Pour en revenir à votre compatriote, je crois que son oeuvre témoignera à Paris d'une des constructions les plus remarquables, les plus admirables à travers tous les temps. Il y a donc une marque danoise dans le paysage parisien et je m'en réjouis.
- QUESTION.- L'architecture vous intéresse ?
- LE PRESIDENT.- Beaucoup, je pense qu'un grand pays doit produire une grande architecture et que quand il y a une grande architecture, c'est qu'un pays est très vivant, qu'il est resté un très grand pays.\
QUESTION.- L'histoire de la France est marquée par la guerre. Je crois que chaque génération française a connu sa guerre. Est-ce que cela marque la politique française dans le domaine de la défense, est-ce que cela donne une différence par exemple de notre attitude ?
- LE PRESIDENT.- Oui, la France n'a pas spécialement vécu dans la guerre par -rapport aux autres pays d'Europe. Tous les pays d'Europe ou presque tous ont constamment vécu dans la compétition, dont la traduction la plus courante était la guerre, la compétition militaire. C'était des rapports de puissance et je crois même que le seul pays d'Europe avec lequel la France n'a jamais été en guerre c'est le Danemark. Avec tous les autres, on a eu à en découdre, soit à leur initiative, soit à la nôtre. Je ne rejette la responsabilité sur personne, c'est une histoire de 1000 à 2000 ans. Le Français n'est pas spécialement batailleur, il est assez batailleur mais enfin pas plus que d'autres. Naturellement la France s'est trouvée pendant longtemps encerclée par de puissants empires en particulier l'Empire germanique. Je pense à la grande époque de Charles Quint qui était un très grand homme, nourri de culture mais qui représentait une menace vitale pour la France. Nous avons acquis des réflexes qui étaient déjà très antérieurs naturellement à François 1er, mais enfin la France s'est sentie souvent menacée, elle était comme cela ramassée sur ses forces. C'est un beau pays qui était assez désirable pour les conquérants et on s'est défendu, puis ensuite quelquefois nous avons eu aussi des visées de conquêtes sur d'autres pays. Un aller-retour permanent d'histoire, une dialectique. Donc le réflexe national, le réflexe je ne dirai pas militariste mais le soin à apporter aux moyens de défense, c'est un souci constant pour la France. Les deux dernières guerres mondiales n'ont pu naturellement qu'aiguiser ce réflexe qu'il faut maintenir tout en associant ce souci national avec la compréhension du monde moderne et les besoins d'un juste internationalisme en particulier sur la construction de l'Europe.
- QUESTION.- Vous êtes un pays qui veut vous défendre ?
- LE PRESIDENT.- Qui veut se défendre oui. Il y a à l'heure actuelle, par exemple avec sa force nucléaire, une stratégie autonome dissuasive, de dissuasion, qui le distingue disons du reste des pays appartenant au Traité de l'Atlantique Nord bien que nous soyons alliés de nos partenaires, nous sommes solidaires, mais nous avons une stratégie autonome dite de dissuasion nucléaire.\
QUESTION.- Une autre chose qui préoccupe les Français c'est la modernisation de la société. En entend le mot "l'enjeu" ici en France, c'est-à-dire tout en restant un pays conservateur ou traditionnaliste, vous voulez faire de la France un pays moderne ?
- LE PRESIDENT.- Je le souhaite, oui. La France a d'assez bonnes dispositions pour cela, elle a ses faiblesses, elle a ses forces, la France est présente sur beaucoup de terrains, le terrain esthétique, sur le terrain intellectuel, elle est également très présente sur le terrain industriel, c'est tout de même l'un des cinq premiers pays du monde sur le -plan industriel et sur le -plan économique, et même peut-on dire quelquefois un des quatre premiers pays du monde. Il y a des transferts, c'est donc la preuve que non pas dans tous les secteurs, bien entendu on cherche toujours à faire mieux, mais dans de nombreux secteurs la France est parmi les pays les plus avancés du monde. Sa société s'en ressent. La France est un pays, vous avez raison de le dire, un fond conservateur et en même temps par à coups une volonté soudaine de changement qui s'est manifestée à travers toute son histoire que vous connaissez bien.
- QUESTION.- C'est un paradoxe quand même ?
- LE PRESIDENT.- Non, comme si la France avait besoin de digérer pendant un certain temps les transformations qu'elle désire mais une fois que cela est fait de nouveau, elle assimile ce qu'elle a décidé de transformer. Plusieurs de nos révolutions, plusieurs de nos changements démocratiques profonds ont - il faut le dire - commandé la suite. On vit encore dans le souvenir des grands principes déterminés par la Révolution de 1789, nous restons encore très sensibles à la période de 1848 avec l'abolition de l'esclavage, avec la notion de la fraternité qui s'est ajoutée à celle de liberté et d'égalité, avec la naissance du socialisme, le souvenir de la Commune de Paris qui est un souvenir sanglant, tragique et en même temps grandiose. 1871 a marqué comme vous le savez beaucoup les esprits dans le monde entier, particulièrement en Europe, inspiré beaucoup des réflexions de Lénine au moment de la naissance de l'Union soviétique et il est dans le fond du tempérament français. Beaucoup de grandes idées de la fin du XIXème et du XXème sont nées à cette époque. Puis, il y a eu le Front populaire de 1936 qui reste une référence constante. La plupart des grandes lois sociales ont été adoptées à ce moment-là. J'espère qu'il restera d'autres souvenirs, des grandes transformations, celle de la Libération de la France 1944-45-46 et celle beaucoup plus récente que j'ai eu l'honneur de conduire... La société française aime - je ne dirai pas se reposer - mais assimiler tout cela et ne revient que par à coups à ses volontés de réformes.\
QUESTION.- La France est un pays, mais c'est un pays qui englobe plusieurs cultures. A côté du français on parle d'autres langues ici en France. Un Français qu'est-ce que c'est ?
- LE PRESIDENT.- Vous savez, le Français c'est un résultat composé. La France est un pays accueillant à travers les siècles. On a toujours vu beaucoup d'immigrations étrangères et les étrangers se sont généralement rapidement assimilés. La France a connu des dirigeants étrangers qui ont été appelés par les rois par exemple, qui ont été normalement reçus. Il y a eu des apports successifs très importants venus de toutes parts. Qu'on se souvienne de l'immigration italienne le long du XIXème siècle surtout dans les domaines ruraux. Cela a donné des hommes comme Emile Zola ou Léon Gambetta et beaucoup d'autres encore. On ne peut pas s'y attarder, il y a eu les flux et les reflux espagnols notamment avec la guerre civile des années 1936. Mais chaque fois la France a parfaitement assimilé, elle a un grand pouvoir d'assimilation. Bien entendu, je connais les théories qui disent que les immigrations qui proviennent de pays plus lointains, de populations appartenant à d'autres formes de civilisation, de culture, d'autres langages et d'autres religions, disons loin de la France, c'est plus difficile. Cela pose quelquefois un problème, c'est vrai en tout cas des problèmes politiques, on le voit bien, mais c'est un peu superficiel je crois. La France sent bien qu'elle est capable encore, dans une espèce de grand mélange, de réaliser son unité. A son origine qu'est-ce que le Français ? C'était les Celtes qui étaient là, les Gaulois et puis il y en avait déjà avant, on ne sait pas trop d'ailleurs, cela se perd dans la nuit des temps et puis, il y a eu l'influence romaine, considérable, et puis les entrées germaniques également considérables. La plupart des grands mouvements se sont produits à partir de l'Est, avec les Francs. Le mot de France est venu de là et nous nous sentons très à l'aise avec nos origines différentes £ mais le Français c'est quand même quelqu'un qui ne ressemble à personne. Cette composition a créé un type d'homme, un type de culture. Et ce n'est pas plus mal.\
QUESTION.- Monsieur le Président, la France se trouve entre l'Europe du nord et l'Europe du sud, est-ce que les Français ont le sentiment d'être une sorte de pont, disons entre ces deux cultures européennes ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que oui. Le débat a été assez rude pour, par exemple, l'adhésion récente de l'Espagne et du Portugal dans l'Europe de la Communauté. Cela a été difficile, cela a même été refusé à un moment donné. Moi, j'en ai toujours été très partisan pour beaucoup de raisons. Ces deux pays, l'Espagne et le Portugal, sont parties intégrantes de l'Europe par leur culture, la géographie, leur histoire, enfin, n'insistons pas. Mais, j'y voyais aussi une possibilité pour la France d'être recentrée - d'être un point d'équilibre au lieu d'être le cul-de-sac de l'Europe - vers le sud, vers les Pyrénées, eh bien, la France se trouve désormais comme un lieu de passage, de transit, et en même temps un point de conjonction entre les différentes parties de l'Europe.
- Je crois que vous avez raison, la France ressent l'Europe aujourd'hui comme un phénomène de rétablissement d'une certaine réalité historique et géographique. L'Europe, ce n'est pas l'Europe du nord simplement - il y a de grandes choses qui se sont faites là - mais c'est aussi l'Europe du sud, la méditerranée. Donc je suis très content, et c'est très bien, je crois que les Français sont très contents de se trouver comme ils sont aujourd'hui au coeur de cette Europe.
- QUESTION.- Est-ce que le Français pense de lui-même qu'il est vraiment européen ?
- LE PRESIDENT.- Il faudrait mener une enquête. Les Français sont d'abord français. La plupart des peuples appartenant à l'Europe de la Communauté ont gardé naturellement leur caractère propre, donc on ne peut que s'en réjouir, parce qu'il faut faire l'Europe de l'ensemble de nos diversités, ne pas prétendre imposer une façon d'être qui serait la sienne. Mais, le Français est d'une façon diffuse très favorable à l'Europe. D'une façon un peu diffuse, quand il ne se pose pas de graves problèmes de construction de l'Europe, il a tendance un peu à oublier, cela devient un souci assez lointain par -rapport au problème du pouvoir d'achat, par -rapport au problème des relations entre le capital et le travail, par -rapport... très bien. Mais, comme cela, dans l'arrière fond de la conscience, oui, les Français se sentent très européens. Et les politiques qui prévalent en France, ne peuvent être que des politiques européennes.\
QUESTION.- Traditionnellement, la France est l'image même de la culture £ cette année-ci, c'est plutôt la culture anglo-saxonne ou même américaine qui nous domine tous en Europe, ici en France, chez vous, chez nous, au Danemark, comment la France peut reconquérir sa place comme pays porteur de la culture dans un contexte européen ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que la France et les Français gardent dans beaucoup de disciplines de l'esprit une part importante. Mais pas simplement la France en Europe : il y a d'autres pays d'Europe, on pourrait dire tous, qui apportent vraiment leur génie propre. Il ne peut pas y avoir d'unité culturelle entre nos pays d'Europe, mais il peut y avoir une gerbe liée de capacités d'expression absolument indispensables au monde. Ce n'est pas tellement la culture qui nous a débordé - la culture venue de l'extérieur en particulier américaine - c'est d'abord la langue, la langue pratique, commerciale, des échanges immédiats, c'est évidemment l'anglais américanisé qui a pris le dessus. Cela c'est un facteur d'expression formidable qui a tendance à nous étouffer. C'est le premier phénomène, le deuxième phénomène étant la puissance des médias venus d'Amérique. Voyez de quelle façon sont commercialisés simplement la musique, les disques, les chansons, les rythmes. Il y a là deux points qu'il faut tout à fait analyser parce que ce qui est le plus important pour l'Europe c'est de retrouver son identité culturelle. Du côté français, le français est parlé par environ une quarantaine de pays. Lorsque nous avons réuni les Etats francophones à Paris et puis à Québec, nous étions 41. C'est une langue parlée et comprise par quelques 140 millions de personnes sur la terre mais des personnes qui comptent. Les langues romanes, espagnoles, portugaises, italiennes, sont parlées par beaucoup de gens dans le monde. On peut estimer que les langues romanes au milieu du siècle prochain seront parlées par plus d'hommes que les langues anglo-saxonnes. D'autre part il reste quand même avec des langues comme la langue allemande, la langue italienne, le langage des pays scandinaves, des points forts mais moins nombreux.
- Il faut que la France conçoive, il faut qu'elle exprime, il faut qu'elle ait des gens de talent, il faut qu'elle reste fidèle à elle-même pour rendre à la France à sa tradition d'universalité. Si l'Europe politique se fait comme je le souhaite, elle représentera tout de même quelque 320 millions d'habitants, parmi simplement les pays de la Communauté, qui seront parfaitement capables de supporter la concurrence avec tout autre forme de culture comme ils sont capables de supporter la comparaison avec toute autre forme de puissance industrielle.
- QUESTION.- Dans tous ces pays-là, on regarde la télévision, on regarde les séries...
- LE PRESIDENT.- Ce qui est vrai, c'est que la langue anglaise traduite en américain domine beaucoup trop largement. Je constatais hier au cours d'une réunion que je tenais à Toulouse que par exemple pour la télévision, il faudrait par an une production pour l'Europe, pour la Communauté de 125000 heures de télévision, or qu'à l'heure actuelle un pays comme la France ne produisait que 5000 heures. Si l'on suppose que les pays comme la Grande-Bretagne, l'Allemagne, l'Italie en produisent autant, cela ferait 20, 25000 heures pour 125000. Ce qui veut dire que les images mais aussi les commentaires - les formes de culture qu'ils sont capables d'exprimer - seront anglo-saxonnes ou japonaises parce que les moyens de diffusion de ces pays seront plus puissants que les nôtres. Il faut que l'on prenne conscience de cela, c'est pour cela que j'ai demandé que vraiment se constitue un Eurêka culturel, autour de l'audiovisuel, un Eurêka audiovisuel, sans quoi l'Europe est perdue. Les normes de sa culture et de ses langues seront balayées par l'utilitarisme et de ce qui viendra de l'extérieur. Il faut en prendre conscience, et je vous remercie de l'occasion que vous me donnez.\
QUESTION.- Et dans le journal "l'Evénement du jeudi", vous avez déclaré votre amour pour la France, et cette France...
- LE PRESIDENT.- "L'Evénement du Jeudi" ?
- QUESTION.- Oui, de cette semaine.
- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas attendu la semaine dernière pour manifester mon amour pour mon pays.
- QUESTION.- Mais là il n'y avait pas une déclaration...
- LE PRESIDENT.- Je crois que c'était une reproduction, oui, c'est la reproduction d'une déclaration que j'avais faite il y a 10 ou 15 ans.
- QUESTION.- D'accord, mais de toute façon, cette France dont vous parlez, ce n'est pas la capitale, ce n'est pas Paris.
- LE PRESIDENT.- Moi, je suis provincial, je suis né à quelque 400 kilomètres au sud-ouest de Paris. Je suis né juste à la jonction des deux grands rameaux linguistiques français que l'on appelle la langue d'oc, au sud, et la langue d'oil au nord, deux façons de dire "oui" au Moyen-Age. Et donc, un point de conjonction, un lieu de synthèse, mais dans une petite ville qui n'était pas une ville industrielle, enfin une ville de grands négoces, puisque c'est à côté de Cognac. Et vous connaissez quand même le monde, quand je suis arrivé comme étudiant à Paris, c'était un autre monde dont je faisais connaissance et j'avais encore beaucoup à apprendre. Donc, en effet, je ne suis pas parisien, je n'appartenais pas aux grandes banlieues ouvrières, je ne connaissais pas le monde des usines, je connaissais un monde, disons rural de petites villes un peu lentes et silencieuses, d'une province qui tombe vers l'océan atlantique par paliers successifs, donc dans un paysage assez peu heurté, sans grand relief. Cela compose un certain type d'homme.
- Mais, par la suite, vous savez, la plupart de mes dix-huit premières années, j'ai fait beaucoup d'autres choses. J'ai appris à connaître mon pays, à le sentir et à le vivre sous toutes ses formes, dans ses catégories sociales, dans ses activités.
- QUESTION.- Est-ce qu'il est vrai que la vraie France se trouve à la campagne ?
- LE PRESIDENT.- Non, non, je ne dis pas cela, comme tous les pays, car après tout l'expansion industrielle est assez récente, elle n'a pas un siècle, tout juste, le fond reste pastoral, le fond de notre civilisation, donc de nos moeurs. Mais quand même d'ici peu, 8 français sur 10 vivront dans des milieux urbains, il y aura donc une transformation à laquelle il faut se préparer.\
QUESTION.- Quelles sont les idées des Français concernant le rôle de la France dans le monde ? Comment est-ce que les Français se voient dans le monde ?
- LE PRESIDENT.- Je crois que les Français ont beaucoup d'orgueil de leur histoire. Ils ont peut-être un peu tendance à ne pas remarquer que le monde va vite, qu'il s'est rétréci, en raison de la rapidité des moyens de communication, que de nouveaux pays sont parvenus, plus nombreux, au premier rang, que les grands ensembles les plus peuplés sont désormais présents. Il faut constamment leur rappeler que la situation qu'ils ont acquise au cours des derniers siècles est menacée, que les deux grandes saignées des deux guerres mondiales nous ont considérablement appauvris en richesses d'hommes, que des générations ont été sacrifiées, qu'il faut faire un énorme effort pour retrouver ou recréer les conditions que nous avons connues. Elles sont cependant, de toute manière, différentes. Bien qu'au fond, quel était notre monde autrefois ? C'était un monde qui tournait autour du Rhin, ou bien de la Méditerranée, et puis ce monde a choisi un nouvel axe qui était celui de l'Atlantique et maintenant est-ce que le nouvel axe n'est pas celui du Pacifique, de telle sorte qu'il faut que la France acquière le sens des proportions et que, par ses qualités innées, elle soit capable - elle en est capable - de s'adapter à la situation nouvelle, pour maintenir ce qu'elle est.
- QUESTION.- Monsieur le Président, je vous remercie de votre accueil.
- LE PRESIDENT.- Je voudrais dire un mot avant que nous ne terminions, c'est que je profite de cette circonstance pour saluer votre peuple auquel nous sommes associés. Nous avons beaucoup de relations avec le Danemark, même si nos orientations géographiques sont assez différentes, nous sommes dans la même communauté, et de plus en plus je constate que le fait que nous soyons, que vous soyez le seul pays avec lequel nous n'ayons jamais eu de conflit ouvert vous confère une sorte de confiance, de facilité dans le débat, dans l'échange. Et moi j'ai beaucoup apprécié le Danemark, je voudrais vraiment saluer votre peuple, un salut amical, dire aussi mes sentiments à l'égard de ceux qui le dirigent et particulièrement à votre Majesté la Reine, avec laquelle nous avons toujours entretenu des relations actives de bon travail et je le crois de bonne confiance.\