29 octobre 1987 - Seul le prononcé fait foi

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Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, notamment sur le rôle de la France dans la construction européenne et la situation monétaire internationale, à la mairie de Saint-Chamond, jeudi 29 octobre 1987.

Monsieur le maire,
- Mesdames et messieurs,
- Il y avait trop longtemps que je n'étais venu dans ce département, et je n'y étais pas venu dans le -cadre de mes actuelles fonctions. Je me considérais comme en dette à l'égard de la population, comme à l'égard de ses élus. Et je suis heureux de pouvoir réparer, non pas cet oubli, mais ce retard. Au cours de cette journée, je n'en verrai pas assez, mais ce que j'ai pu faire et constater à Saint-Etienne, maintenant à Saint-Chamond, ce que je verrai cet après-midi à Roanne, le nombre d'élus rencontrés, les bouts de conversations échangés, la tonalité des discours, tout cela me permettra - je le crois - de réfléchir ensuite et de mieux comprendre vos besoins, plus que vos besoins, vos aspirations.
- C'est toujours passionnant, voyez-vous, pour un élu et, particulièrement, pour le Président de la République que de pouvoir rencontrer les Français. Ne croyez pas que je sois enfermé là-bas, à l'Elysée - je ne sais pas pourquoi cette légende existe -, tous les jours je me promène dans Paris, à pied, je regarde ce qu'il y a dans les magasins et je bavarde avec les passants. Ne pensez pas que je suis venu ici en récréation pour pouvoir respirer, cela ne se passe pas comme cela. Enfin, ne s'enferme pas qui veut s'enfermer. Ce n'est pas mon cas. Mais quand même, à la fois l'importance du travail, les obligations de toutes sortes, les obligations internationales, font que venir dans cette France que je ne puis chaque jour retrouver, celle de nos provinces, celle dont je suis issu, celle que j'ai représentée pendant quelques trente-cinq ans, toujours au même endroit, est un plaisir. Toutes ces obligations m'ont contraint à ne pas faire exactement tout ce que j'aurais voulu faire, profitons de ce moment heureux où je puis vous entendre et vous voir. Et ici, dans cette salle, se trouve rassemblé quasiment un demi siècle d'histoire. Je retrouve M. le Président Pinay, avec lequel j'ai signé dans des gouvernements, je n'ose pas vous dire à quelle époque. Et il m'est arrivé aussi de ne pas être dans des gouvernements où il se trouvait, même qu'il dirigeait, il m'est même arrivé de ne pas les soutenir. De telle sorte que les situations peuvent aussi s'inverser. C'est arrivé.
- Mais ce n'est pas cela le principal, et je le dis à tous les habitants de Saint-Chamond qui sont des Français, des citoyens comme nous, comme le Président Pinay, comme moi-même, comme le Président Neuwirth que j'ai là devant moi, comme vous monsieur le maire, comme M. Auroux que je verrai tout à l'heure.\
Il est des domaines essentiels où nous sommes attelés exactement à la même tâche. Chacun a sa façon d'examiner les choses, chacun a sa façon d'espérer l'avenir, d'espérer aussi le modeler. Si nous perdions cette capacité d'invention, qui serions-nous ? Et si nous étions bâtis sur le même modèle, ce serait bien triste pour la France. Mais il n'y a pas d'inquiétudes à avoir, ce peuple français tient à sa diversité, et s'il y tenait moins que je ne le crois, je veillerais à ce qu'il la préserve. Rien de pire que l'uniformité, et si je devais parler d'idéologie, ce n'est pas du tout mon intention, mais je dirais qu'en tout cas, celles qu'il faut rejeter - pardonnez-moi si je prends parti - ce sont celles qui tendent à cela, à l'uniformité ou à croire que le système dont on se réclame doit s'imposer autrement que par la volonté populaire. C'est beaucoup de prétentions que de dire, ici et là, que l'on détient à soi tout seul la vérité d'hier, d'aujourd'hui, de demain. La France est plus grande que nous, et son histoire aussi. Mais cela n'empêche pas de croire dans ce que l'on fait, bien entendu, et c'est mon cas. Je ne mélange pas les choses, et j'ai eu, j'ai toujours en ma qualité de citoyen aussi, quelques idées précises sur ce qui serait le mieux pour mon pays, je pense qu'il en va de même pour vous, mesdames et messieurs. Arrêtons-là ce propos.
- Je l'ai dit ce matin à Saint-Etienne, et je veux reprendre ces termes : vous voyez de quelle façon nous sommes assaillis, nous la France, par des difficultés nouvelles, par la brutalité d'une crise boursière qui exprime une crise financière et donc une crise politique et qui peut déboucher sur une crise économique dont il est difficile de mesurer l'ampleur aujourd'hui. Mais, moi je ne cultive pas le pessimisme, je pense que tous les faits de la vie, sauf ce qui touche à la vie de l'esprit, sauf ce qui touche à la fatalité de nos santés, de nos bonheurs, tout ce qui fait la vérité profonde au demeurant de la vie, que tout le reste est à la portée de la volonté de l'homme. Et j'en appelle à cette volonté, pas simplement à Saint-Chamond, pas simplement pour les Français, j'en appelle au bon sens, à la raison, à l'intérêt profond de tous les pays qui participent à notre action, qui vivent de notre vie internationale, qui bâtissent le même monde, et puis aux autres aussi. Car, il est d'autres pays responsables qui ont bien des choses à dire.
- Alors, quand on voit la somme des refus, des quant à soi, des incapacités de communiquer, la volonté de suivre son destin particulier en oubliant que ce destin sera gravement affecté par la crise générale, je m'inquiète. Mais j'ajoute aussitôt, eh bien qu'il faut vouloir leur expliquer, les convaincre, nous Français, d'un certain nombre d'évidences.\
Parlons de l'Europe, la France a joué - et continue de jouer - un grand rôle, un rôle déterminant, dans la construction de l'Europe. Mais, il arrive que nous soyons facteur de frein, il arrive que nous hésitions, nous aussi, sur la route à prendre. Il s'est produit quelques événements depuis quarante ans qui nous ont mis dans le camp de ceux qui refusaient d'avancer. L'Europe est une nécessité. Il ne s'agit pas d'effacer ce que nous sommes puisque je proclame la nécessité d'une Europe où chacun des pays pourra mieux affirmer son identité nationale. Moi, je suis plus sûr de voir la France capable de présenter au monde ce qu'elle possède, les valeurs dont elle est détentrice, je me sens plus capable d'assurer cette pérennité et ce rayonnement au travers de l'Europe que simplement au nom d'une patrie que j'aime. C'est un relais indispensable et j'ai souvent raconté qu'un jour, me trouvant - comment dirais-je - à la frontière de la guerre du Bangladesh, puisque je me trouvais par là - j'ai été d'ailleurs dans l'impossibilité de partir aussitôt en raison des circonstances, de revenir en France et puis cela m'intéressait d'y rester - je lisais les journaux anglais puisque la plupart étaient édités et publiés en anglais, dans la langue anglaise, et pendant les quinze jours que j'y suis resté, pas une fois je n'ai relevé le nom de la France, pas davantage le nom de l'Allemagne, celui de l'Italie ou celui de l'Espagne et tout juste celui de la Grande-Bretagne qui avait par -rapport à ces pays laissé la trace tout de même dans l'ancien pays colonisateur.
- Que d'autres exemples dans ma vie où j'ai ressenti que ma qualité de Français et que la force de mon pays seraient valorisées par la -constitution d'un plus vaste ensemble où nous resterions ce que nous sommes, je veux dire sur le -plan des valeurs, de la civilisation, de la culture et des moyens d'intelligence et de création !\
Je ne vais pas m'attarder non plus dans ce discours-là. Il y a beaucoup de discours à faire sur chacun des points que nous traitons. Mais je voudrais vous dire que l'heure du péril sonne, et c'en est un que celui qui nous arrive d'un peu partout, Etats-Unis d'Amérique, Japon, d'une certaine façon de notre ami allemand dont l'activité est immense et dont les qualités sont grandes. Et puis tous les autres ! Lorsque je vois de quelle façon nous nous précipitons tous ensemble vers de nouvelles difficultés qui pourraient être évitées avec simplement un sentiment raisonnable, avec des déficits à combler, des taux d'intérêts réels à réduire, une inflation dominée qui risque de repartir, le travail des hommes pour franchir le plus tôt possible le fossé qui s'est créé entre les anciennes techniques de la précédente révolution industrielle et les exigences industrielles d'aujourd'hui, tout cela se traduit par la peine et le malheur des hommes, par des angoisses et par des drames, par des gens ruinés qui désespèrent, par des familles qui ont besoin de compter sur le minimum qu'elles avaient réuni, qu'elles avaient rassemblé. Je me dis quand même alors qu'il est dramatique ce manque de sens de la responsabilité.
- Il faut que les Américains, il faut que les Japonais, il faut que les Allemands, il faut que l'Europe tout entière débatte, discute, se rencontre et mette en forme toute une série de projets qui sont déjà pratiquement établis. On n'a rien à inventer. Quand on a fait un accord monétaire au Louvre, sur précisément l'absence d'ordre monétaire, on a fait quelque chose de bien qui était exactement dans la ligne de ce que, avec d'autres, j'avais essayé de faire depuis 1982 à Versailles `Sommet des pays industrialisés` et que M. Jacques Delors avait admirablement conduit à l'époque, à savoir comment faire pour que le désordre n'exagère pas les fluctuations, qu'on ne reste pas toujours debout sur un seul pied, ou bien que l'on ne soit pas amputé du meilleur de soi-même.
- C'est le moment de le faire plus que jamais. De même que sur le -plan strictement européen, il suffit maintenant - je dis, il suffit, j'en connais la difficulté - mais pourquoi tant tarder à réaliser cette monnaie européenne, nous avons déjà un système. On a une monnaie abstraite, elle s'appelle l'écu et qu'est-ce qui nous empêche véritablement de le traduire en fait, en réalité avec des billets, des pièces et des échanges, alors qu'on libelle des chèques déjà et qu'on libelle des emprunts dans ces termes-là. Qu'est-ce qui nous en empêche ?
- Je sais bien ce qui nous en empêche. Mais c'est à la portée de la volonté humaine.\
Si je parlais des problèmes de défense, ce serait beaucoup plus difficile parce que nous sommes encore sous le coup de la dernière guerre mondiale. Nous n'en sommes pas sortis, 42 ou 43 ans après, nous n'en sommes pas sortis. La puissance des deux empires qui se sont partagé les zones d'influence en Europe et dans le reste du monde est telle qu'on ne peut prétendre y mettre fin sans encourir d'autres crises qu'il faut absolument éviter, surtout lorsque ces crises s'appellent la guerre. Donc je comprends très bien les prudences, les lenteurs, il faut souvent contenir ses propres aspirations £ l'Europe se fera d'elle-même. Elle peut se faire. Cela lui est difficile sur le -plan militaire sans doute puisqu'elle obéit selon les zones où elle se trouve, elle obéit ou bien à des alliances, ou bien à des systèmes de préférence qui sont profondément différents quand ne sont pas différents même les systèmes d'armement ou bien les stratégies. Mais il faut avancer et on avance. Ce n'est pas facile. Quand on se trouvera, si l'on se trouve, ce que je ne souhaite pas, devant un péril de caractère militaire, eh bien on fera comme aujourd'hui devant le péril militaire, on dira pourquoi ne l'a-t-on pas fait plus tôt ? C'est ce que je m'efforce de dire, voyez, sur un ton tout à fait paisible mais enfin c'est ce que je m'efforce de dire avec ma passion intérieure, à l'ensemble de mes concitoyens.
- Alors, que chacun y mette du sien. Ce que j'ai dit pour la situation internationale, vaut pour la France. Elle vaut pour l'entreprise, elle vaut pour la région, elle vaut pour la Nation, elle vaut pour les territoires et départements d'outre-mer £ partout il faut chercher, et c'est toujours possible sans effacer les indispensables différences très souvent salutaires car c'est dans nos contradictions que nous trouvons l'énergie indispensable pour avancer dès lors que ces contradictions sont dominées au moins par ceux qui ont la charge de la collectivité nationale ou des collectivités qui assurent le relai.\
Je suis venu déjà à Saint-Chamond comme responsable politique d'un parti `PS` composé d'hommes et de femmes qui restent mes amis et j'ai parlé ici pour dire "eh bien il vaut mieux choisir ceux-ci que ceux-là. C'est l'exercice de la démocratie. Je trouve très bien que les autres le fassent. Même si j'ai mes préférences et si je n'ai pas à les dire au gouvernement ou à l'opinion, ce qui n'est pas toujours très agréable à entendre pour certains. Ma responsabilité n'est pas celle d'un chef de parti même si quelquefois j'entends dire qu'il pourrait y avoir confusion. Non, non, pas dans mon esprit, ni dans mon comportement. Simplement je pense que mon devoir est de m'adresser à tous les Français, il y en a certainement dans cette salle qui pensent comme ceux-ci, d'autres comme ceux-là, je suis leur Président et je leur dis "je veille à ce que vos intérêts communs soient préservés, j'essaie de les défendre et même quand vous me parlez, monsieur le maire, d'un contournement routier de Saint-Chamond, si, et vous avez eu raison de le dire, il n'est pas de mon ressort, du moins pas aujourd'hui, enfin pas dans ma qualité de Président de la République, mais vous avez quand même eu raison de m'en parler puisqu'il faut bien que je le sache, c'est très important que je le sache car à Saint-Chamond on a besoin d'éviter que tous les camions traversent la ville, c'est la vie quotidienne - moi, j'ai vécu comme maire et comme conseiller général, même comme député -, vous avez raison de me le dire, d'autant plus que je ne me priverai pas, le cas échéant, de donner mon avis si je suis consulté. Quelquefois cet avis prend même la tournure, mais plus rarement d'un conseil et lorsqu'il s'agit de mon autorité, eh bien cela prend le sens d'une directive. Voyez, il y a toute une série de nuances auxquelles je me suis tout à fait adapté, croyez-le, je ne souffre pas chaque matin en me levant en me disant c'est comme cela.
- Les Français ont décidé et mon autre devoir c'est de les entendre. Quand ils font ce que je souhaite, je suis peut-être un peu plus content, quand ils font le contraire, je dis, c'est à eux de le dire, ils ont peut-être raison. Et si je pense qu'ils ont quand même tort, eh bien je me tais. Il reste simplement à constater que l'histoire s'est faite comme cela et que je dois la respecter. Pourquoi cette sorte de réflexion à haute voix ? Parce que dans une ville comme celle-ci, qui est une ville moyenne, où l'on bouge beaucoup, où on est vraiment à la croisée du chemin, je me réjouis d'être auprès d'administrateurs - de jeunes administrateurs - qui se sont inscrits dans la lignée des plus anciens, qui ont réussi à perpétuer la renommée de Saint-Chamond et de servir les intérêts du département et de la France, tous réunis, pour un moment, comme nous le sommes en cet instant. Mesdames et messieurs, je suis sensible à votre présence. Je dirai, même si vous le dites dans votre coeur, je dirai tout haut ce que je pense,
- Vive Saint-Chamond !
- Vive le département de la Loire !
- Vive la République !
- Vive la France !\